• Aucun résultat trouvé

Vous avez dit former des citoyens ?

C’est justement ce dernier point, « le débat argumenté », qui soulève un certain nombre de questions rapportées par les auteures : « Pour nos sections industrielles, certaines thématiques s’avèrent trop complexes, trop pointues et demandent énormément de recherches… s’inquiète cette enseignante, il faut s’improviser juriste ou biologiste selon les sujets. (…) De plus, les démarches préconisées (travail de groupes, productions de dossiers, exposés, débats...) s'avèrent problématiques pour des classes entières… Comment faire débattre les élèves à 24 ou à 30 sur des sujets parfois épineux ? Comment évaluer le travail de chaque élève dans le groupe et l’oral dans le cadre d’un débat surtout pour des classes difficiles ? » Ce sont autant de questions qui restent en suspens…

Cet article tentera de renverser les termes de cette position dont nous savons qu’elle existe parmi les PLP chargés de l’EMC : c’est précisément parce que certains élèves de lycée professionnel « ne maîtrisent pas suffisamment bien la langue », que les élèves « manquent d’esprit critique » et que « les démarches préconisées (travail de groupes, productions de dossiers, exposés, débats...) s'avèrent problématiques pour des classes entières » qu’il convient de centrer l’EMC autour de la parole des élèves, lors des travaux de groupes, des exposés, des débats argumentés ou des conseils d’élèves…

Vous avez dit former des citoyens ?

Si l’introduction aux programmes d’EMC 30 pour la voie professionnelle se réfère aux grands principes habituels de l’Éducation civique, la nouveauté réside dans une

30 Dans cet article il sera fait référence aux programmes d’EMC pour les classes préparant au CAP et au baccalauréat professionnel. (Annexe de l’arrêté du 12-6-2015 - J.O. du 21-6-2015) « L'enseignement moral et civique a pour objectif de permettre aux élèves de saisir les enjeux moraux et civiques de l'appartenance d'une part à un État de droit garant des libertés individuelles et collectives et de l'égalité entre tous les citoyens, d'autre part à une société démocratique contemporaine » (Programme pour les classes préparant au CAP) « L'enseignement moral et civique a pour objectif de permettre aux élèves de saisir les enjeux

33

présentation proche des programmes de français ou d’histoire et de géographie des diplômes professionnels depuis 2002, en particulier dans deux aspects :

- Tout d’abord l’identification de compétences à développer chez les élèves, identiques dans les deux cycles (« identifier et expliciter les valeurs éthiques et les principes civiques en jeu ; mobiliser les connaissances exigibles ; développer l'expression personnelle, l'argumentation et le sens critique ; s'impliquer dans le travail en équipe »).

- Et ensuite des exemples de « situations et de mises en œuvre ».

Quant aux documents qui accompagnent ces programmes ainsi que ceux pour l’école primaire et le collège31, ils mettent l’accent sur des modalités pédagogiques de nature différente dans ces deux degrés mais qui s’appuient largement sur l’expression orale et plus particulièrement le débat.

Nous nous limiterons dans cet article au « débat argumenté ou réglé », aux « conseils d’élèves » et dans un degré moindre au « débat à visée philosophique ». Dans ces trois situations en effet la parole de l’élève/des élèves est centrale.

Cependant les habiletés langagières et communicationnelles des élèves à la sortie du collège ne permettent pas d’installer d’emblée ces activités en classe de seconde.

Alors, comment faire ?

« Parole, parole… » ? Un peu de clarification…

Dans son « Cours de linguistique générale »32, Ferdinand Saussure distingue

« langage, langue et parole ».

Si le « langage » est la faculté générale de s’exprimer à l’aide de signes, la langue est l’ensemble des moyens (lexicaux, morphologiques, syntaxiques…) utilisés par une communauté linguistique pour communiquer. On peut dire que la langue, c’est le dictionnaire et la grammaire. Quant à la parole c’est l’incarnation concrète de la langue pour exprimer sa pensée.

La parole est singulière et relève d’un acte de langage qui s’adresse à un destinataire – interlocuteur – un autre, naturellement, ou soi-même.

Car la parole est orale, bien entendu, mais pas seulement : on parlera aussi de parole pour un texte écrit, un discours intérieur…

« L’Homme (et la femme !) est un être de parole… »

33

La parole – orale, écrite, intérieure - est l’incarnation du langage de l'Homme. C’est par elle qu’il peut s’exprimer, communiquer sa pensée. « Pourquoi parler en dehors de la stricte utilité de la vie quotidienne ? » s’interroge Claudine Garcia-Debanc34.

« Ne serait-ce pas parce que nous avons tous quelque chose à dire que nul ne peut dire à notre place ? S’exprimer n’est pas seulement satisfaire un besoin. C’est aussi prendre sa place dans le concert humain, c’est créer des liens, c’est se construire soi-même ».

Et même si « la parole intérieure » peut ne pas avoir formellement de destinataire autre que le locuteur lui-même, la parole « va vers l’autre pour être entendue, reçue, comprise ». C’est dire qu’une « réflexion sur l’expression orale ne peut exclure un rappel de ce qu’est l’écoute. Dire, écouter, sont indissociables ». Et encore « Le droit à la parole est vital et universel »35.

moraux et civiques de l'appartenance à un État de droit garant des libertés individuelles et collectives et de l'égalité entre tous les citoyens. » (Programme pour les classes préparant au baccalauréat professionnel).

31 « Ressources pour l’enseignement moral et civique », voir le site Éduscol. Ces documents sont accessibles directement sur le site lettres-histoire de l’académie de Versailles http://www.lettres-histoire.ac-versailles.fr/spip.php?article1164

32 SAUSSURE Ferdinand, « Cours de linguistique générale », Payot, Paris 1995 (1ère édition, 1916).

33 SOPHOCLE, « Philoctète », « Je vois que dans la vie des hommes, c’est la parole et non l’action qui conduit tout ».

34 GARCIA-DEBANC Claudine, « Comment enseigner l’oral à l’École primaire », INRP Hatier, Paris 2014.

35 Ibidem

i

nterlignes ● n° 47- Juin 2017 ● Enseignement moral et civique, parcours citoyen au lycée professionnel

34

Mais la parole n’est pas qu’un moyen pour communiquer sa pensée, exprimer des opinions ou des sentiments. C’est par elle aussi que se construit cette pensée, dans le dialogue avec l’autre, et en particulier à l’École où l’usage de la langue est si particulier en même temps qu’il est source de profondes inégalités36. Dans les échanges avec le maître ou les condisciples, dans le dialogue avec soi-même de la métacognition37 – qu’elle soit intérieure ou formalisée oralement dans le dialogue avec le maître ou avec les autres élèves – c’est grâce au travail langagier que les élèves entrent dans l’activité de conceptualisation qui permet l’acquisition de nouvelles connaissances et leur assimilation.

La parole est aussi un moyen de construire son identité. Car l’on n’est pas nécessairement assigné à résidence linguistiquement ! Le « parler jeune » ou le

« parler banlieue » de nos élèves est aussi construit, et ils peuvent l’adopter, ou non.

Le recours à un argot de ville ou de quartier38 est le premier moyen pour signifier l’appartenance à un groupe, un groupe de pairs en ce qui concerne nos élèves. Et un moyen très efficace pour manifester aux enseignants qu’ils ne relèvent pas de leur monde, « vieux », « bourge », en tout cas pas le leur… Contrairement à ce que certains enseignants imaginent, beaucoup d’élèves savent cela39. Et s’ils recourent en classe à ce sociolecte40, c’est souvent délibéré, pour amuser, choquer ou créer de la connivence… A contrario, adopter la langue normée de l’École est aussi un moyen pour échapper à une destinée – familiale, géographique – et se faire accepter par un milieu étranger.

Enfin la parole est un puissant marqueur régional et social qui va jouer un rôle déterminant dans la réussite des élèves, surtout les nôtres. Par l’accent (régional,

« banlieue »…), par la syntaxe (marquage des liaisons, élision ou non des marques de la négation…), par le lexique (familier, argotique…) le plus souvent l’homme – et ici l’élève – laisse apparaître son origine géographique, familiale, sa classe sociale. C’est dire qu’une des tâches des enseignants de lycée professionnel vise à faire que les élèves maîtrisent cette parole, l’enrichissent, la fluidifient, travaillent la variabilité langagière41 pour pouvoir s’adapter au monde et s’y insérer harmonieusement.

Doter les élèves des outils langagiers pour que leur parole permette à la fois leur construction cognitive, identitaire et sociale, est donc une priorité pour les enseignants. Si c’est très bien compris à l’école maternelle où les enseignants ont des pratiques précises pour construire les capacités langagières des élèves42 c’est moins vrai à l’école primaire et beaucoup moins encore dans le second degré où la parole de l’élève a peu de place. Voyons comment.

36 « Les inégalités viennent du fait que les usages de la langue nécessaires aux apprentissages constituent un langage spécifique. Il s’agit d’un oral pour apprendre que les enseignants n’identifient pas toujours comme spécifique ou qu’ils croient partagé par tous ».

BAUTIER Elisabeth, sociolinguiste, chercheure en Sciences de l’éducation, in « Fenêtres sur cours », revue du SNUIPP-FSU, n°435 du 2 mai 2017.

37La métacognition est l’activité mentale qui porte sur ses propres processus mentaux. Par exemple se demander ce qu’on a compris, retenu, comment on est parvenu à un résultat.

38 Dans les années 1990, savez-vous ce qu’était un « kissman » dans le langage des élèves de Trappes ? C’était un élève suffisamment à l’aise pour fréquenter « Le Kiss », une discothèque renommée fréquentée par la jeunesse dorée de la région, à laquelle ils n’appartenaient pas ! Quand on rendait une bonne copie à un élève, on pouvait alors entendre ses condisciples s’écrier : « Trop fort, le kissman ! »

39 BERTUCCI Marie-Madeleine, « Les parlers jeunes en classe de français », Le Français aujourd’hui, n°143, octobre 2003, « Les langues des élèves ».

40 Un sociolecte regroupe l'ensemble des expressions d'un langage spécifique à un groupe social, culturel ou professionnel donné.

41 « Nous entendons par maîtrise des variations, la capacité à plier, à adapter, son discours, son attitude énonciative à la situation de production, aux nécessités de l’inter-relation verbale. Cette maîtrise permet de construire progressivement le concept de variabilité qui structure les acquis pragmatiques et les savoirs intuitifs qui résultent des interactions verbales vécues. »

ROMIAN Hélène, MARCELLESI Marcelle, TREIGNIER Jacques, « Quelques concepts et notions opératoires pour une pédagogie de la variation langagière » http://www.persee.fr/doc/reper_0755-7817_1985_num_67_1_1842

42 BAUTIER Elisabeth, opus cité (note 34).

35