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Fonction et valeur heuristique du principe mendélien, une rupture de paradigme

Chapitre 2. ANALYSES EPISTEMOLOGIQUES POUR LA CONSTRUCTION D’UN MODELE

1. Savoirs et pratiques du monde de la pensée populationnelle probabiliste

1.1. Statut et rôle de l’aléa dans la construction d’explications en biologie

1.1.2. Fonction et valeur heuristique du principe mendélien, une rupture de paradigme

L’articulation entre le mendélisme et le darwinisme réorganise et fourni une cohérence propre à un nouveau paradigme du concept de sélection des deux premières décennies de XXe siècle (ceci fera

l’objet de la section 3 du chapitre 2).

Ce changement de paradigme, c’est-à-dire le passage au néodarwinisme, relève d’une rupture conceptuelle sur l’hérédité. On peut comprendre les ruptures conceptuelles de l’hérédité et de l’évolution et les transformations de problèmes qui s’opèrent en discutant ce qui oppose au début du XXe siècle les biométriciens aux mendéliens (Gayon, 1992, p. 296-300). La règle mendélienne

construit un nouvel objet de discours sur la structure génétique de l’individu qui correspond à celle du zygote. L’hérédité est désormais pensée dans le langage de la transmission des facteurs héréditaires de chacun des parents et des mécanismes de cette transmission. Au contraire des biométriciens qui parlaient d’hérédité dans une conception ancestrale, c’est-à-dire tournée vers les ascendants. Ce nouveau positionnement théorique opère une dissolution des métaphores et idées de lignage, de pédigrée propre à la conception d’une hérédité ancestrale. Une opposition méthodologique est également au centre de cette rupture conceptuelle : l’approche statistique des biométriciens n’est pas celles des mendéliens. C’est aussi un changement de point de vue et de problématique qui s’opère : les biométriciens s’intéressent au devenir des individus dans une lignée alors que les mendéliens s’intéressent à la déduction de la structure génétique des descendants.

Ce changement de paradigme marque la fin de deux croyances : l’hérédité ne peut plus être pensée comme « force » en ce sens qu’on croyait que l’hérédité d’un caractère pouvait gagner en force si celui-ci avait été transmis longtemps dans une lignée. Il en est de même pour la croyance en la réversion : les races tendaient spontanément à faire réversion à des caractères possédés par des ancêtres. Ces croyances maintenaient les concepts d’hérédité et de sélection dans un rapport de forces antagonistes. C’est ainsi la modification du rapport de ces deux concepts qui se transforme, la sélection pouvant être désormais conçue comme force pouvant modifier les structures mendéliennes au niveau de la population. Cependant deux autres développements cruciaux ont été nécessaires à cette nouvelle élaboration du concept de sélection : le développement d’une pensée populationnelle et le développement de l’idée de mutation comme facteur de changement dans les structures mendéliennes.

Ainsi, pour J. Gayon (1992), la génétique mendélienne a eu trois effets théoriques majeurs sur la théorie darwinienne de l’évolution :

75 2. Elle développe une vision de l’hérédité impliquant à l’échelle des populations que celles-ci sont structurellement stables, lorsque seule l’hérédité est prise en compte, l’hérédité ne peut plus être pensée comme force ou tendance d’intensité variable.

3. Elle permet de comprendre la stabilité des changements obtenus par sélection et de concevoir une cinétique du processus sélectif.

Ces trois effets ont pour conséquence de fermer les problèmes centrés sur la réversion : « Ils ont

marqués la fin de toutes les problématiques obscures de la « réversion » dans la théorie évolutionniste » (Gayon J., 1992, p.296).

L’opposition entre biométriciens et mendéliens nous permet de penser cette rupture de paradigme (ou révolution scientifique) comme rupture conceptuelle qui aura nécessité une modification des objets de discours, l’invention d’un nouveau langage ; la fermeture de problématiques devenues désuètes (qui n’ont plus leur raisons d’être) et l’adoption de problématiques nouvelles ; la rupture dans les pratiques méthodologiques et expérimentales ; l’abandon de croyances (qui peuvent alors se constituer comme obstacles), et la modification des rapports qu’entretiennent les concepts entre eux et donc des concepts eux-mêmes.

L’apport de Mendel va permettre de poser un regard différent sur les organismes : « La génétique

actuelle et particulièrement celles des populations, intègre le concept darwinien de sélection, les règles mendéliennes de la transmission et les schémas mendélo-darwinien d'un organisme représenté dorénavant moins comme une solidarité fonctionnelle que sous la forme d'une combinaison de particules au niveau desquelles se jouent les comportements de l'individu et le sort de l'espèce »

(Conry, 1987, p. 124).

Les analyses épistémologiques portant sur le concept d’hérédité et ses significations possibles à la fin du XIXe siècle nous permettent d’en proposer quelques repères contextuels socio-historiques,

résumés dans le tableau 3.

Tableau 3 : Eléments de repères contextuels socio-historique du concept d’hérédité

Signification du concept

Communauté discursive

Objet de discours Problèmes, but Pratiques de recherche Hérédité mélange Hybrideurs/ horticulteurs/ agriculteurs Hybrides Amélioration Races variétés Problème technique cherchant à modeler le devenir d’une espèce en l’améliorant du Empiriste, positiviste

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point de vue de son utilité agronomique Hérédité mélange dans une vision essentialiste Chercheurs sur l’hybridation Espèce Transformation de l’espèce Formes des F1 : hybrides Problème de la production d’une nouvelle espèce Déterminisme causal empirisme Hérédité lignage Biométriciens Lignage, pédigrée, pure sang

Prédire Démarche statistique Prédiction corrélative (Gayon, 1992) Hérédité particulaire Mendel Particules Gamètes Croisement/réparti tion/combinaison Répartition des F2 Problème du mécanisme de la transmission des caractères héréditaires Pratique de modélisation probabiliste théorique et investigation

expérimental comme test de validation

En utilisant les probabilités, en imaginant l'aléa des rencontres et des combinaisons d’allèles et en considérant que toutes les combinaisons d'allèles ne se réalisent pas, la règle mendélienne fait basculer le travail scientifique en génétique et en évolution vers la recherche de causes, qui ne sont pas des causes prédictibles, et l'acceptation de l'existence de phénomènes ou d'événements aléatoires, qui sont imprédictibles. Chez Mendel l’aléa est au cœur de l’explication du phénomène de transmission des caractères : la séparation des allèles est aléatoire, leur combinaison est également aléatoire. Même si on peut prévoir statistiquement les probabilités d'apparition des combinaisons d'allèles, on ne peut pas prévoir les combinaisons qui vont se réaliser effectivement. Ce travail de modélisation probabiliste permet de concevoir la contingence, l'historicité, dans la transmission des caractères au cours des générations. Le champ théorique et méthodologique probabiliste investi par Mendel est fondamentalement différent de la lignée théorique et méthodologique du déterminisme strict très présent en biologie (et en physique). Nous proposons de pousser nos réflexions sur les distinctions entre ces deux formes de modalité de recherche afin de nous éclairer sur les conditions de possibilité d’un mode de pensée populationnel probabiliste.