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Plusieurs raisons ont pu déterminer un choix pour les craches de mâle et une préférence pour les craches d’adultes. Il s’agit, de part leur sexe, des dents de plus grandes dimensions et, de part leur âge, de celles qui possèdent une couronne encore largement épargnée par l’usure et une racine bien formée et donc plus robuste. Ce sont les dents les mieux discernables visuellement et qui craignent moins l’amenuisement et la fracture de la racine à la suite d’une longue utilisation en raison de leur morphologie. Mais ces raisons empiriques ne peuvent pas expliquer, à elles seules, un tel choix. Au sein des sociétés traditionnelles, la port de la parure répond à des règles relativement strictes qui en font un moyen pour signaler à soi-même, aux membres de la même communauté et à ceux des groupes voisins ou lointains, l’appartenance de l’individu à un groupe ethnique, social, à une classe d’âge, ou pour mettre en valeur un statut social individuel (e.g. Twala 1958, Morris et Preston-Whyte 1994, Sciama et Eicher 1998).

S’il est vraisemblable que des raisons culturelles aient déterminé le choix des craches de mâles, il est plus délicat de comprendre la fonction sociale dont témoignaient les vêtements brodés de ces craches. L’âge adulte et le sexe masculin des deux individus, la proximité spatiale des deux individus au fond de la grotte et la relative contemporanéité de leur décès, suggèrent une appartenance à la même communauté sensu lato. Cependant, leur traitement funéraire diffère et les craches sont exclusivement associées à l’individu 2. Si la fonction primordiale des craches était de signifier une ethnie, un genre ou une classe d’âge, les deux individus en auraient été ornés, ce qui n’est pas le cas. Cette observation est en revanche compatible avec l’appartenance des deux individus à deux groupes sociaux différents au sein d’une même communauté. L’investissement nécessaire à la préparation de l’assise sur laquelle à été déposé l’individu Braña 1 suggère que la différence de statut social n’était pas forcément en lien avec un rôle social plus élevé au sein de la communauté de l’individu Braña 2.

E Accumulation

Le calcul du nombre minimum d’individus représenté dans la collection, les modes de perforation et les traces de port de ces objets nous donnent des informations supplémentaires sur ces objets. La détermination du sexe, la latéralisation des craches, et la recherche systématique des paires montrent que seules deux craches proviennent du même individu. Il manque donc 22 des 46 craches qui auraient du être collectées lors des fouilles si la totalité des paires avaient été déposées avec l’individu 2 de Braña. Il est fort improbable que ces 22 craches manquent à l’appel pour des raisons de conservation ou d’enregistrement (processus taphonomiques, fouille non exhaustive ou menée avec des méthodes inadaptées). La totalité de la surface autour de l’individu 2 a été fouillée et le sédiment tamisé. Ce tamisage a permis la collecte de petits os long tels que les phalanges de cet individu, d’une taille proche de celle des craches. Une manipulation intentionnelle du dépôt funéraire par les Mésolithiques ne peut être écartée et la présence d’un dépôt carbonaté sur les os témoigne d’un ruissellement ayant pu participer à la remobilisation des restes du défunt et de son mobilier. Il est connu que ce processus peut entrainer un déplacement des restes osseux en fonction de leur dimension et de leur densité (Voorhies, 1969), mais dans le cas de Braña 2, la représentation anatomique de l’individu 2 étant presque complète, l’absence de certaines des craches ne semble

pas résulter d’un processus naturel. Cela nous amène à conclure que les craches récoltées lors de la fouille sont représentatives de l’ensemble déposé avec l’individu 2 de Braña.

Un dépôt de craches non appariées peut relever d’une extraction sélective par les Mésolithiques, d’une canine par maxillaire (soit droite soit gauche), de pertes accidentelles, ou d’une dispersion volontaire (échange ou don au profit de membres du même groupe ou d’autres groupes mésolithiques). La présence d’une paire ne va pas dans le sens d’une extraction sélective. L’hypothèse d’une perte accidentelle de la moitié des craches est improbable. L’hypothèse la plus parcimonieuse pour expliquer la surreprésentation de craches non appariées est donc celle d’une circulation au sein d’un réseau d’échange. Cela signifie qu’après leur perforation, par un même individu à juger de la seule paire qui nous soit parvenue, les craches ont été en partie cédées ou échangées. L’intensité des traces de port indique que cela a pu s’étaler sur de nombreuses années voire sur des générations. Le processus a été interrompu, au moins dans certains cas, par l’abandon des vêtements avec le défunt, ce qui a soustrait les craches au réseau d’échange.

La taille de ce réseau est naturellement difficile à établir mais le constat de l’utilisation de la même technique de perforation pour toutes les craches plaide pour des échanges au sein du même groupe ou entre groupes partageant les mêmes pratiques techniques. La petite taille des craches, inférieure même à celles de cerfs vivant actuellement sur l’île de Rum subissant les effets de l’insularité, plaide également pour des chasses réalisées aux dépens de populations de cerfs proches plutôt qu’à des échanges à longue distance.

Un des facteurs déterminant dans l’identification de réseaux de circulation est l’identification des territoires où la matière première est naturellement disponible. Les données écologiques montrent que le Cerf est une espèce adaptée à une grande variété de zone biogéographiques (Straus 1981, Lister 1984, Markova et al. 1995, Harpole et Lyman 1999), même s’il est communément accepté que le cerf est maintenant principalement une espèce de milieu fermé boisé (Corbet 1966, Van den Brink 1968, Walker, 1968). Ils peuvent cependant tolérer les environnements steppiques hors toundras (Steele 2002). Les données éthologiques actuelles indiquent que le cerf évite les zones accidentées et se déplace préférentiellement horizontalement (Skovlin et al. 2002; Kie et al. 2005). Ces observations sont en adéquation avec la niche écologique du cerf reconstruite pour la période de l’Atlantique. Il apparaît que pendant cette période, les conditions environnementales ont permis la dispersion du Cerf sur un large territoire. On observe que le Cerf est absent des zones montagneuses et des hautes latitudes couvertes d’une végétation de type toundras et forêt boréale au cours de l’Atlantique selon la reconstruction des méga-biomes pour l’Holocène moyen (Prentice et al.1996, Tarasov 1998,

Edwards et al. 2000, Bigelow et al. 2003, source :

http://www.bridge.bris.ac.uk/resources/Databases/BIOMES_data).

La distribution géographique des sites mésolithiques européens ayant livré de tels objets individualise le pourtour méditerranéen du reste de l’Europe. Dans cette zone, la parure en craches de cerf est rarement documentée. Cette observation ne semble pas s’expliquer par une faible disponibilité de la matière première puisque la reconstruction de la niche écologique du cerf durant l’Atlantique atteste de la présence de l’espèce sur le pourtour méditerranéen. De plus dans cette

région, nombre de sites d’habitats ayant livré des objets de parure présentent un spectre faunique où le cerf est présent mais absent des parures. La sous-représentation de craches dans les sites du sud de l’Europe pourrait ainsi signer un choix culturel, Braña-Arintero s’intégrant parfaitement dans le corpus des gisements extra-méditerranéens. Établir à ce stade la signification de cette distribution des parures en crache de cerf n’est pas aisé et seule la prise en compte de l’ensemble des objets de parure et de leur association ainsi qu’un découpage chronologique plus fin pourra affiner ce résultat.

V Conclusion

Les canines de cerf ont été utilisées en Europe comme objets de parure de façon presque ininterrompue depuis le début du Paléolithique supérieur. Néanmoins, rares sont encore les cas dans lesquels ce matériel a pu être utilisé pour fournir des informations détaillés sur les stratégies d’acquisition de ces objets, leur mode de fabrication et d’attache, leur durée d’utilisation, leur échange au sein du groupe, leur valeur symbolique et le rôle social des individus qui en étaient parés (cf. Dame de Saint-Germain-la-Rivière, Vanhaeren et d’Errico 2003a, 2005). Par son caractère exceptionnel, le site de Braña permet d’aborder ces questions.

En croisant des données archéozoologiques, technologiques, morphométriques et microscopiques nous avons pu montrer que la parure associée à l’individu Braña 2 est exclusivement constituée de craches provenant de cerfs mâles avec une forte préférence pour les craches d’individus adultes. Cet ensemble n’est pas représentatif des tableaux de chasse de cervidés des groupes mésolithiques de la région, mais répond vraisemblablement à une codification établie par le groupe. Bien que toutes les dents aient été perforées suivant la même méthode, des différences sensibles s’observent dans les gestes techniques réalisés sur les craches non appariées, permettant de proposer que plusieurs personnes ont participé à la constitution de cet ensemble. Le faible nombre d’appariements, le fort degré d’usure des perforations et le port de craches ayant la perforation cassée, indiquent qu’avant d’être cousues sur cet habit les craches ont été maintes fois utilisées, transportées, échangées et même, à l’occasion, employées comme outils.

Il est difficile, notamment à cause de l’exceptionnalité de la découverte, de décoder de façon univoque le message que ces parures étaient destinées à communiquer aux membres du groupe auquel l’individu Braña 2 appartenait. Toutefois, on peut envisager que le défunt Braña 2 a bénéficié d’un traitement particulier. Est-ce à dire qu’il appartenait à un groupe social particulier ou jouissait d’un statut unique au sein du groupe ? Cela restera une hypothèse de travail à vérifier par la découverte d’autres sépultures datées de la même époque. Quoi qu’il en soit les deux fonctions évoquées ci-dessous pour ces objets n’étaient certainement pas exclusives. La distribution géographique des craches au Mésolithique révèle qu’en complément à ces fonctions, les craches ont probablement joué un rôle qui reste à explorer en tant que possible marqueur culturel d’une vaste aire géographique ou au moins en tant qu’élément polysémique.

Les parures associées aux