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Flexion et construction et ce qui les distingue

Nous avons vu à la section . . . les arguments plaidant pour un traitement de la flexion et de la morphologie constructionnelle indépendant de celui de la syntaxe.

Le regroupement de construction et flexion dans un dispositif grammatical commun ne signifie pour autant pas que les deux types d’opérations morphologiques sont de même nature.

Dans une approche morphématique incrémentale comme celle de Lieber ( ) ou Booij ( ), il semble naturel de considérer que toutes les opérations morphologiques ont en commun d’augmenter la quantité d’information véhiculée par un mot donné. Ainsi la combinaison du morphèmepwaʁ avec le morphèmejeaugmente l’information « dénotation d’un fruit X », où X est une poire, de l’information « arbre sur lequel pousse le fruit X ». De même, nous pouvons considérer que, en simplifiant (beaucoup), fléchir le verbe pour la forme . . . . mangeonsaugmente l’information contenue dans le sens lexical de de l’information que le mangeur est une entité multiple dont fait partie le locuteur et que l’action de manger est un processus en cours au moment de l’énoncé.

Split Morpholo Anderson ( , p. ), en revanche, définit la morphologie flexion-

nelle comme la partie de la morphologie qui joue un rôle en syntaxe. Il s’appuie pour cela sur le concept de « morphologie scindée » (Split Morpholo ) également défendu par Perl- mutter ( ) dans un cadre lexicaliste faible. Les arguments pour la scission entre morpho- logie dérivationnelle et morphologie flexionnelle reposent essentiellement sur l’idée que la morphologie flexionnelle constitue une interface avec la syntaxe et répond à des contraintes imposées par cette dernière. Or, dans une approche générative classique et lexicaliste faible, la syntaxe agit sur des éléments du lexique, qui sont éventuellement les résultats d’opéra- tions morphologiques constructionnelles. Les approches lexicalistes faibles dans la tradi-

tion de Chomsky ( ) admettent une séparation nette entre le lexique, dépositaire des idiosyncrasies de la langues, et la syntaxe, domaine des transformations régulières. La mor- phologie flexionnelle étant conditionnée par des contraintes syntaxiques, elle ne peut être conçue autrement que distincte de la morphologie constructionnelle. Anderson indique par ailleurs comme argument en ce sens que, dans la construction d’un mot, l’affixation relevant de la morphologie flexionnelle est toujours réalisée à l’extérieur de l’affixation dé- rivationnelle . Ce fait est également mis en rapport avec l’affirmation que le résultat de la morphologie flexionnelle ne peut servir d’entrée à des opérations constructionnelles.

Remise en cause de laSplit Morpholo Ce dernier point est contesté par Booij ( ,

). Nous avons d’ailleurs montré à la section . . . que c’est justement le fait que le résultat de la flexion puisse servir d’entrée à des opérations de conversion pour les adjectifs déverbaux qui a mené Bresnan ( ) à poser les principes d’un lexicalisme fort, rassemblant dans un même domaine extra-syntaxique la morphologie constructionnelle et flexionnelle.

De même, Booij s’appuie sur le fonctionnement des diminutifs et du pluriel en néerlandais (qui tous deux peuvent servir d’entrée à des règles de construction) pour défendre une vision qui traiterait ensemble, et en dehors de la syntaxe, la flexion et la construction. Il distingue cependant entre deux types de flexion, laflexion inhérented’une part et laflexion contextuellede l’autre. Ainsi la flexion inhérente concerne la partie de la flexion qui produit un effet syntaxique et/ou sémantique, comme le pluriel d’un nom qui dénote souvent plus d’un des individus dénotés par le nom en question. La flexion contextuelle comprend les phénomènes d’accord et de rection. Ainsi, dans l’exemple . , le nom fléchi au pluriel dénote effectivement plus d’une fille. Le fait quepetitsoit également au pluriel et au féminin ne modifie aucunement la qualité d’être petit, mais indique uniquement que cette qualité s’applique àfilles.

. les petitesfilles

Selon les arguments de Booij ( , ), la morphologie n’établirait pas de scission entre les opérations flexionnelles et dérivationnelles. En revanche, si la morphologie traite bien de la morphologie constructionnelle et de la flexion inhérente, Booij considère que la flexion contextuelle relève de la syntaxe.

Différencier flexion et dérivation dans un cadre lexicaliste fort D’autres auteurs ont depuis avancé des arguments pour différencier la flexion et la dérivation, et ce même dans un cadre lexicaliste fort, cf. (Matthews, , ; Anderson, ).

Anderson ( , p. - ) indique sept raisons pour lesquelles il lui semble pertinent de différencier la morphologie flexionnelle de la morphologie constructionnelle, et en particulier de la dérivation, et ce même dans une approche lexicaliste forte.

. Les règles flexionnelles présentent souvent des réalisations de type - , c’est-à-dire qu’un morphe donné peut réaliser plus d’une valeur en même temps. Ainsi la marqueodans la formenɔʁmode l’adjectif marque à la fois le masculin et le pluriel. Les règles constructionnelles ne présentent en général pas ce type de marquage fusionné.

. On ne trouve pas de morphe qui serve à la fois à la construction et à la flexion. . La dérivation et la flexion sont ordonnées quand les deux sont présentes dans

une langue. Si dérivation et flexion sont réalisées par de l’affixation, les affixes dérivationnels apparaîtront plus proches de la racine, les affixes flexionnels seront situés à la périphérie.

. Certains patients atteints d’aphasie peuvent perdre la maîtrise de la morphologie flexionnelle et de la syntaxe quand bien même ils restent compétents en morphologie constructionnelle. Il cite notamment les travaux de Micelli & Caramazza ( ) et Badecker & Caramazza ( ) .

. Les règles flexionnelles, contrairement aux règles dérivationnelles (et en général aux règles de construction), sont pleinement productives, tandis que les règles de construction présentent souvent des trous dus à des phénomènes deblocage. Parmi ces blocages, certains sont dus au fait que la forme cible est déjà occupée par un ho- monyme, cf. la dérivation régulière / vs.. le blocage - /* où cafetière désigne déjà « une machine à faire du café ». On trouve aussi d’autres blocages, plus idiosyncrasiques encore, cf. les noms déverbaux

en–aisoncomme / , / , / -

, mais /* . Le nom * n’est pas « oc-

cupé » dans le lexique et le fait que existe montre par ailleurs que ce ne sont pas non plus des contraintes phonologiques qui conditionnent ce blocage. Il s’agit d’une simple idiosyncrasie, propre à la morphologie constructionnelle.

. Cet argument est au fond un argument fort pour les approches lexicalistes faibles défendant un traitement homogène de la morphologie flexionnelle et de la syntaxe dans une même composante de la grammaire.

. La construction change souvent la catégorie morphosyntaxique à laquelle appartient un mot, la flexion opère sans changer la classe, cf. manger/mange/mangeons qui sont tous des formes verbalesvs.. la construction de noms déverbaux sur le patron

/ .

. Le sens apporté par une règle flexionnelle est pleinement prédictible à partir du sens lexical de l’unité lexicale fléchie et des traits morphosyntaxiques exprimés par la flexion. Les règles de construction font souvent l’objet de glissements de sens importants, cf. aussi Wurzel ( , p. ) cité au chapitre .

Avec le recul du temps, chacune de ces observations devrait sans doute être nuancée et interprétée comme caractérisant des distinctions typiques entre flexion et dérivation, mais pas comme des oppositions entièrement catégoriques.

Ainsi, on trouve des suffixes dérivationnels de type porte-manteau dans les systèmes flexionnels. En français, par exemple, les suffixes dérivationnels dé-adjectivaux–euret–rice dénotent à la fois un nom d’agent et le genre .

Aronoff ( , pp. - ) montre à l’exemple du système des binyan du hébreux que la distinction entre flexion et dérivation n’est pas toujours évidente. Les procédés permettant de changer de binyan comportent des caractéristiques qui par certains côtés ressemblent à de la flexion et par d’autres s’apparentent plus à de la flexion .

L’argument selon lequel la flexion est réalisée après la construction a cependant été réfuté pour un certain nombre d’exemples, notamment pour le marquage du pluriel des noms néerlandais servant de base à la construction d’un autre nom singulier (Booij, ) ou des composés allemands à partir d’un nom au pluriel.

La morphologie supplétive produit des effets similaires au blocage. Nous en trouvons un exemple dans la forme du verbe au . . nous sommesen français qui bloque la réalisation denous *étons.

Certaines formes fléchies comme les participes ou les gérondifs affichent des propriétés mixtes. Ainsi, le gérondif en anglais, tout en étant généralement considéré comme une forme verbale fléchie, a-t-il des propriétés verbales (il peut prendre un objet direct) et des propriétés nominales (il peut être modifié par un SN au géniti ), cf. l’exemple . ci- dessous. De même, les participes, tout en étant des formes verbales, ont-ils souvent des propriétés adjectivales.

. Masculin pour –eur et féminin pour –rice.

. Les binyan constituent le classement traditionnel des verbes sémitiques en classe de conjugaison. . Glissements sémantiques, trous arbitraires.

. John’s remembering his school Jean. souvenir. son école

«le fait que Jean se souvienne de son école»

Enfin, la question de la prédictibilité du sens semble être une question de degré plutôt qu’un critère absolu, cf. les sens associés au passif en latin décrits à la section . . . du chapitre .

La notion de lexème Dans la tradition initiée par Matthews ( , ), la différentia-

tion entre la morphologie constructionnelle et la morphologie flexionnelle s’appuie sur la définition de la notion delexème.

Un lexème selon Matthews ( , p. ) est une abstraction de l’ensemble des formes fléchies, oumots forme, d’une entrée lexicale donnée : un lexème particulier comporte un sens lexical particulier ainsi que l’information permettant d’identifier l’intégralité de ses formes, c’est-à-dire de sonparadigme flexionnel.

Pour Aronoff ( , p. ) le lexème est un membre (réel ou potentiel) d’une catégorie lexicale majeure. Il possède à la fois une forme et un sens mais il n’est assimilable à aucun des deux. Un lexème existe indépendamment de tout contexte syntaxique particulier. Unmot grammatical(oumot formechez Matthews) correspond à un lexème donné dans un contexte syntaxique particulier, c’est-à-dire lorsqu’il est assorti de traits morphosyntaxiques spécifiques, et morphonologiquement réalisé en fonction de ces traits. Les mots grammaticaux sont les membres des paradigmes d’un lexème particulier .

La notion de lexème fonde également ce que Fradin ( ) appelle les approches

lexématiques. Les approches lexématiques différencient ainsi les opérations de construction

lexicale (Lexical Formation Rules (LFR)) des opérations flexionnelles ou règles de réalisation des formes particulières du paradigme d’un lexème donné de l’autre.