• Aucun résultat trouvé

La figure du père

2.1- L’œil du Père

Étudier la figure du père dans une œuvre littéraire c’est avoir recours, tout d’abord, au mythe d’Œdipe auquel on rattache la psychanalyse de Freud et les études de

Lacan et qui résume les relations « père-enfant-mère », ensuite, au symbole spectaculaire de Gilbert Durand « l’Œil du père » du régime diurne de l’image et, enfin, à la

symbolisation générale du père comme une image du grand Créateur.

Dans la plupart des œuvres romanesques de Millet, le père est un être dénué d’affection, distant, violent, dur et autoritaire, à moins qu’il ne soit simplement imaginé

ou rêvé parce qu’absent ou inconnu. Ayant une vue générale sur les pères dans l’ensemble des romans, on remarque, par exemple, la froideur de Jacques Lauve (le père

de Thomas) et la violence d’André Pyhtre (le père de Jean) et du père boucher du

narrateur de L’Angélus, l’absence d’identité et même d’existence du père de Pascal

Bugeaud, l’éloignement voulu du père de Céline Soudeils et du père du narrateur du Goût des femmes laides et le départ du père du narrateur de La Chambre d’ivoire pour les

travaux en Asie. Ajoutons à ces « pères romanesques » l’image du père que Millet laisse

apercevoir dans ses récits, notamment dans Musique secrète où il joue du piano « sous

l’œil intransigeant du père […] l’oreille paternelle étant partout en [lui] » (MS, 31), et

dans Brumes de Cimmérie, où il croit que son propre père va « l’abandonner » au pied d’une grotte…1

En effet, on ne peut comparer les différentes images du père sans recourir

à la biographie de l’auteur afin de justifier la sombre représentation de la figure paternelle qui n’est, en vérité, évoquée que rarement dans les propos de l’auteur et qui

nous oblige à séparer le « père » romanesque du père réel malgré les ressemblances parfois très exactes entre Richard Millet et ses personnages (comme Pascal Bugeaud).

En revanche, fait exception à tout ce qui précède, le père de l’écrivain Sirieix auquel l’enfant voue de l’amour (« j’aimais mon père », ES, 233). Le père n’est pas

défiguré par l’agressivité et la froideur. Son regard pour son fils qui a dix-huit ans, quoi qu’il soit un peu méprisant, est plein d’affection et d’inquiétude :

Je dis que je voulais écrire. Mon père éclata d’un rire nerveux, me regarda, puis regarda ma mère avant de dire : - Décidément, il restera un enfant. S’il me garda son affection, il cessa de s’intéresser à moi- ou le feignit- et me méprisa un peu. (ES, 237) Dans ce passage les trois éléments de la famille (père, mère et fils) sont présents et la scène semble « normale » : un fils confie à ses parents son désir de devenir écrivain et

le père est inquiet pour l’avenir de son enfant et il se plaint de son immaturité à sa femme.

Mais ce qui nous intéresse dans cette scène où le père paraît conscient et attentionné, c’est l’importance du regard direct qu’il porte à sa famille (« me regarda, puis, regarda ma

mère ») et celui indirect que l’enfant saisit dans le mépris voulu du père : un regard sévère

est une forme de pénitence allégée par l’« affection » camouflée (« feignit »). Malgré l’aspect positif exceptionnel qu’on retrouve dans la scène et malgré les sentiments affectueux qu’on décèle rarement chez un père inventé par Millet, le poids du regard sur l’enfant est aussi lourd que celui dur et culpabilisant de tous les autres pères. Donc il s’agit, d’emblée, d’étudier le regard du père pour son fils que Gilbert Durand classe parmi

les « symboles spectaculaires ».

Pour lui, « le surmoi est avant tout l’œil du Père, et plus tard l’œil du roi, l’œil de Dieu, en vertu du lien profond qu’établit le psychanalyse entre le Père, l’autorité politique et l’impératif moral1

» qui est, en l’occurrence, la communauté siomoise des romans de Millet. Le regard des habitants se fixe sur un enfant ou une famille et c’est toute la

communauté qui voit et qui parle : on sent le poids du regard siomois (dont on a parlé dans la première partie) sur les familles Lavolps, Pythre, Piale, Lauve, Soudeils,

Bugeaud… Ce regard est l’héritage qu’on lègue et c’est surtout l’œil accusateur du père

qui est le plus perçant et le plus lourd comme celui de Jacques Lauve sur son fils Thomas :

Quand à l’autre, le surgeon, le fils aux mains pendantes, il reçut, ce soir-là, la seule gifle que lui donna jamais son père, parce qu’il se tenait là, tout droit, au cœur de la maison froide et sombre, coupable, devait se dire le père, coupable comme il l’était, lui aussi, et impardonnable comme on peut l’être dans les affaires amoureuses et, davantage, dans les mésalliances. Il entendit, le petit Lauve, son père déclarer qu’un garçon dont les mains pendaient comme ça n’était qu’un bon à rien, et que lui, Jacques Lauve, n’était pas en mesure de le supporter. (LP, 163-164)

La scène se passe juste après le départ de la mère, et le père, se trouvant lui-même coupable et « impardonnable » suite à cette perte, projette sa culpabilité sur son fils,

l’accable d’une gifle, le réduit à un « bon à rien » et le « chasse » presque de sa vie en ne

le « supportant » plus. Thomas continue à aller « au collège des Buiges », « plus que

jamais taciturne, mal vêtu, mal foutu, aussi, puisqu’il se nourrissait mal » et il le faisait

exprès « pour n’avoir plus à aller à la selle, le matin, sous l’œil du père » (167). Il

obligeait son fils à l’imiter dans sa fientaison du matin et le traitait méchamment s’il n’arrivait pas à le faire. Non seulement il l’obligeait mais il le regardait et l’attendait. Le

regard du père est humiliant et le fils est soumis à ses humeurs : sa mère est partie et le

père le rend coupable. « Il intervient donc, selon Eric Mansfield, dans la notion de regard toute une connotation culturelle qui lui donne sa signification. Dans la conception

freudienne, il est question d’identification1

. » L’enfant s’identifie à la figure du père qu’il

a idéalisé : selon le mythe de Totem et tabou inventé par Freud, où il s’agit d’un meurtre

commun commis par des fils contre un père puissant et violent, les fils sont en proie au sentiment de culpabilité et vouent, désormais, un culte à ce père qui leur devient un dieu.

Freud a voulu illustrer, par cet exemple, « l’Identification primaire sous la forme de la naissance de l’Idéal du Moi qui serait l’introjection d’un ensemble de traits fondateurs,

dont le noyau est le rapport au père et à la loi […]2

». Thomas Lauve est l’enfant qui a

grandi dans la culpabilité de ne pas être à la hauteur de son père, celui-ci le plaint de ne pas savoir « chier » correctement le matin et l’accable du regard puissant du maître pour

son esclave3, un regard qui ressemble à celui de la communauté, voire de toute la civilisation qui a vu grandir le père et le fils. L’histoire personnelle et « le rapport au père

et à la loi » dont parle Freud, s’explique chez Thomas par un parricide moral qui se

transformera, plus tard, en idéalisation du père mais dans un sens négatif c’est-à-dire en

une image impossible à éliminer ou à ne pas suivre mais à laquelle il espère échapper sa vie durant. Le parricide qu’on croit se réaliser dans l’imaginaire du garçon ou du

narrateur collectif (ou peut-être de l’auteur) est présent dans une scène racontée par

Thomas et rapportée par le chœur siomois où les rôles semblent êtres inversés :

Ils étaient là tous les deux, avait-il dit, le père et le fils, sauf qu’on ne savait plus très bien qui était qui, à ce moment-là, vu que c’était le fils qu’avait l’air de commander, soudain, avec sa tranche levée au-dessus de sa tête et le père qui semblait prêt à s’agenouiller à ses pieds, comme s’il allait lui trancher le cou et que le vieux acceptât ça, comme si ça lui faisait non pas plaisir, mais qu’il lui en était reconnaissant, oui, comme si ça pouvait le débarrasser enfin. Mais l’autre n’avait pas la force de le faire ; il n’était pas assez costaud et le poids de la tranche, comme ça, à bout de bras, ça l’a entraîné en arrière. Il est tombé à la renverse, sans chercher à se retenir ou à se protéger, et sans que son père fasse rien d’autre que le regarder comme une bête crevée. (LP, 174)

Le fils, le chœur, et même l’auteur semblent vouloir se venger du père et celui-ci

apparaît comme un être misérable dont il vaut mieux se « débarrasser ». Ceci rappelle le mythe sacrificiel d’Abraham - déjà évoqué dans la première partie – mais inversement. Il s’agit ici de l’anti-sacrifice d’Abraham ou du meurtre du Père en tant qu’imago. L’enfant

1

E. MANSFIELD, La Symbolique du regard, regardants et regardés dans la poésie antillaise d’expression

française. Martinique, Guadeloupe, Guyane (1945-1982), Paris, Éditions Publibook Université, « Lettres et

Langues. Lettres Modernes », p.23.

2 Id.

3

Thomas, devenu professeur à Paris, raconte au chœur siomois ce qu’il a dit à ses élèves : « Je leur ai dit qu’ils étaient des assistés, des pauvres, des malheureux, que le monde se divise en maîtres et en esclaves, que moi aussi j’étais une sorte d’esclave […] » (LP, p.356).

est soudain décrit dans une situation de domination et les rôles sont inversés momentanément, ce qui illustre l’idée de Carl Gustav Jung sur « L’Invincibilité de l’enfant » :

Il y a un paradoxe surprenant dans tous les mythes de l’enfance : d’une part, l’« enfant » se trouve livré sans défense à des ennemis extrêmement puissants, il est constamment menacé de destruction et, d’autre part, il dispose par contre des forces qui dépassent la mesure humaine1.

Cette hypothèse aurait été plus concrète si Thomas était passé à l’acte ; mais, malgré le recours à un désir refoulé d’abattre le père - un désir qui pourrait être commun

au fils et au narrateur - et malgré la chute maladroite de l’enfant succombant au « poids

de la tranche » sous les yeux de son père, on ne saurait négliger cette scène œdipienne où

le parricide aurait délivré tout le monde : le fils, le père et toute la communauté. La force

de l’enfant est imprévue - vu sa faiblesse physique et morale décrite dans tout le roman –

et, selon la théorie de Jung, c’est dans l’inconscient collectif qui réside cette

« insignifiance » de l’enfant. On ne s’attend pas à un tel acte mais la volonté est là. Le

narrateur explique pourquoi le fils ne pouvait pas le faire : non par amour ou par pitié mais parce que son corps fin et maigre ne pouvait pas tenir haut la tranche. Ce parricide imaginaire explique la révolte muette d’un fils soumis aux lois de son passé et de son

présent. Le départ de la mère a érigé indirectement les lois infranchissables du père, ces lois qui correspondent à ce que Lacan appelle le Nom-du-père : « C’est dans le nom du père qu’il nous faut reconnaître le support de la fonction symbolique qui, depuis l’orée

des temps historiques, identifie sa personne à la figure de la loi.2 » En effet, la mère qui devrait être le lieu des signifiants auxquels se réfère l’enfant et qui, par suite, devrait le

conduire à suivre les lois du père et à s’identifier à lui, a rompu (non seulement avec son

départ, mais, bien avant, avec son attitude distante et réservée), « l’enchaînement » qui devrait s’en suivre. Il se trouve que les étapes d’Œdipe, selon Lacan, ne sont pas

applicables à l’histoire des Lauve. Dans la première étape, « le sujet, représenté par le

signifiant du phallus, vient combler le désir de la mère » ; dans la deuxième étape, « cette jouissance incestueuse est prohibée par la loi paternelle, le Nom-du-Père ; il y a castration […] » ; et dans la troisième étape, « intervient la différence sexuelle entre les

enfants3 » et l’identification. Nous assistons ainsi dans le roman à l’absence de la mère,

1 C.-G. JUNG et Ch. KERÉNYI, Introduction à l’essence de la mythologie,(traduit de l’allemand par H. E. Del Medico), 1941 ; Paris, Éditions Payot et Rivages, « Petite bibliothèque Payot », 2001, p.147.

2 J. LACAN, Écrits I, Paris, Éditions du Seuil, 1966 (éd. 1999, « Points »), p.276.

3

Ch. CHELEBOURG, « Du registre de l’Imaginaire à la poétique du sujet », dans L’Imaginaire littéraire,

distante puis lointaine, pour passer directement à la phase de la castration et à la soumission aux lois paternelles avec une identification fortuite et, enfin, une ressemblance frappante entre le père et le fils. On pourrait alors imaginer l’enfance du

père dans l’histoire du fils et on pourrait voir la mort du père comme la mort lente du fils. Il s’agit à la fin du regard pesant et réciproque des deux, le regard qui poursuit et qui tue.

Le père qui n’arrête pas de scruter son fils avec son regard accusateur n’est pas regardé de

la même façon que son fils qui avoue qu’« on ne regarde jamais vraiment un père dans les

yeux » et que « c’est trop dur, plus dur que le granit et plus profond que la nuit […] »

(LP, 179). On constate que l’enfant, bien plus qu’il ne voit son père, imagine sa figure, l’entend, essaie de fuir son « œil », évite de le regarder comme on évite le soleil et

comme on craint Dieu. La seule fois où il arrive à le « contempler », c’est sur son lit de

mort (« Le fils regardait le père. Il contemplait celui qui mourrait dans le matin d’un beau

jour de mai », 316). Thomas Lauve portera son père en lui, jusqu'à la fin ; dans d’autres

termes, le regard du père pèsera éternellement sur le fils comme l’œil de Dieu sur Caïn, le

meurtrier qui a tué son frère Abel par jalousie et qui fuira l’œil de Dieu toute sa vie. On

entend le fils Lauve, à la dernière page, dire ses adieux à son passé, à Siom et à son présent parisien, on le voit partir, s’éloigner, graver monts et vallées afin de se

débarrasser du regard paternel qui ne le quittera jamais :

Je suis remonté vers la Butte-aux-Cailles, de la même façon que je montais, enfant, vers la croix des Rameaux puis vers la route de Limoges, avec l’idée que j’allais, non pas me perdre, mais ne jamais revenir, et frissonnant de ne pas savoir ce que je redoutais le plus : la nuit qui sortait des grands bois à pas de loup ou bien la sombre figure de mon père, ou encore l’obscurité des cœurs désolés. Et voilà que, bien des années plus tard, alors que j’avais au fond de moi le poids de l’obscurité paternelle, j’avançais dans la bruissante nuit de Paris, vers le sud-est, à cause, peut-être, d’une petite bouteille de plastique et du paysage volcanique dont elle s’ornait ; et je me disais, en traversant le quartier chinois par l’avenue de Choisy, en direction du boulevard périphérique, que c’était là qu’il me fallait aller, vers l’Orient, vers Palmyre, vers l’Inde, vers la Chine. (378)

Lauve n’a pas cessé de s’enfuir de lui-même, de se débarrasser du regard du père,

ou de la figure du père telle qu’il l’a connue. Se croyant libéré à la mort de son père, il

part vers l’inconnu mais il portera son passé en lui jusqu'à la fin de ses jours, tout comme

tant d’autres personnages siomois qui vivront dans la « misère paternelle », surtout

comme Jean Pythre et le narrateur de L’Angélus qui étaient agressés par leurs pères

2.2- Le père tyran : Cronos

1

et ses descendants

L’infanticide dans la mythologie grecque a commencé avec l’image du Temps :

Cronos, qui dévore ses enfants « redoutant d’être un jour détrôné par [eux]2

», est une figure inverse du mythe inventé par Freud dans Totem et tabou - dont on a parlé plus haut - où les enfants dévorent leur père tyran. Pourtant, dans les deux mythes, ce sont les enfants qui prennent la relève et se vengent du père ; donc il est question de « l’Invincibilité de l’enfant3

» dont parle Jung.

Le père de Jean Pythre est l’un des plus violents parmi les personnages-pères de Millet. Sans aller jusqu’à l’infanticide, l’auteur décrit des scènes où le père bat

violemment ses fils. Jean Pythre assiste à une scène terrible où son père bat son frère Médée sous les yeux de sa mère et de Suzon :

Médée ne se retournait jamais, et Jean contemplait ce cou maigre, cette nuque rase sur laquelle le père passait très souvent la tondeuse, […] ce nez légèrement busqué comme celui du père, ces bras entre lesquels il mourait d’envie de se serrer « parce que j’étais seul et que je voyais que nous n’étions pas pareils, lui et moi, qu’il était beau et intelligent et que j’avais soudain pitié de moi et en même temps envie de rire, que lui seul savait se tenir, surtout quand Papa le battait avec le bout de harnais qu’il accrochait près de la cheminée et que Médée, culotte baissée, les mains appuyées au rebord de la table, recevait les coups sans rien dire, la figure tournée vers nous, Maman qui tenait Suzon tout contre elle, et moi, à l’entrée du couloir, qu’il regardait en souriant et qui avais tant pitié de lui que je souriais en pleurant, et que j’étais très fier aussi de lui comme à l’école quand il se levait pour répondre au maître d’une voix très calme, très douce, comme il se relevait quand Papa en avait fini et me demandait si j’avais compris, et que je me levais en bredouillant qu’il fallait le demander à Médée qui savait tout. (GP, 190)

La raison pour laquelle Médée est battu n’est mentionnée ni par le narrateur, ni

par le personnage. On se demande « ce que pourrait être la cause de la violence du père et on répète avec Bernard This, dans « Le Nom-du-père, sa forclusion » : « Pour que la fonction paternelle exerce ses effets, faut-il que le père se manifeste avec violence ? Ce

père “fort”, “viril”, “tyrannique”, aimant jouer les patrons ou “les petits chefs”, est tout aussi ridicule que le père “faible”, pitoyable, timoré.4

» Nous pourrons croire à une « race » de pères violents et impitoyables sur tout le plateau de Millevaches : leur présence est lourde d’agression et de jugements et leur absence est une autre forme de

violence. Suite à la description des pères dans les livres de Millet, nous avons une impression générale que dans cet endroit du monde, froid et graniteux, dur et isolé, le

1 Cronos, le roi des Titans et le père de Zeus dans la mythologie grecque est souvent confondu avec Chronos, divinité primordiale du temps dans les traditions orphiques. Mais la culture commune a donné

forme mythique à l’idée du « Temps dévorateur » dont il s’agira dans notre étude.

2 C. MOREL, Dictionnaire des symboles, mythes et croyances, op. cit., p.225.