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D ES FAITS ? Q UELS FAITS ?

Dans le document L'école et le défi ethnique. (Page 84-96)

L’ ECOLE , SES ELEVES ET L ’ ETHNICITE : L’ EPREUVE DES FAITS

1. D ES FAITS ? Q UELS FAITS ?

A PROPOS DE MANIFESTATIONS ETHNIQUES DANS UN LP PARISIEN

INTERPELLATION

Que faire lorsque l'on se retrouve bousculés dans sa pratique professionnelle, confrontés à des conflits inédits, voire même à des violences éphémères mais brutales ? C'est la question que nous nous posions, avec un certain nombre de collègues, en 1998, année charnière, aboutissement d'une lente évolution plus ou moins souterraine, où apparurent de façon aiguë et globale des problèmes jusque là épisodiques. Comment interpréter ces difficultés que nous jugions nouvelles ? Situé dans un quartier populaire de Paris, notre lycée n'a jamais été un établissement protégé, ayant toujours eu vocation à accueillir des élèves majoritairement "en échec scolaire", orientés autrefois en fin de 5ème, puis après la 3ème, pas toujours de leur plein gré et pour beaucoup dans des filières non choisies...

Bien sûr, même en lycée professionnel, la "massification" a modifié le recrutement des élèves152... bien sûr, la "crise" s‘est installée, avec son cortège de problèmes sociaux et l'avenir professionnel sur lequel débouchent aujourd'hui les diplômes des filières du Tertiaire n'est rien moins qu'assuré. Reproduisant la hiérarchie sociale, à l'heure de

"l'exclusion", c'est maintenant comme "lieux de relégation" que l'on caractérise certains LP. " On m‟a mis là… ", affirment, comme en écho, les élèves arrivant dans ce lycée professionnel, quand ce n‘est pas : " On nous a tous mis là "…, personnalisé parfois en un : "Ils nous ont mis là"... Cette formulation récurrente retranscrirait-elle, dans le domaine scolaire, une réalité sociale vécue comme une opposition entre des "dominés"

et des "dominants"153 ?

Changement brutal, l'arrivée au LP peut, cependant, être vécue positivement grâce à la relative homogénéisation, scolaire et sociale : "On est tous pareils", donnant le sentiment d'un "collectif qui donne sens et confiance"154, qui provoque une réassurance. Mais, rarement volontaire, ce qui en est dit le plus souvent résonne comme la "sanction" d'un échec personnel : "On a quitté l'école "normale"... On est tous des nuls". Cette exclusion, dont on fait porter l'entière responsabilité à l'individu (dissimulant le rôle de l'école dans la reproduction sociale), peut constituer un traumatisme narcissique. La recherche de revalorisation identitaire s'accompagnera

Françoise Alamartine

Ce texte, qui se veut un témoignage, s'appuie sur une expérience de nombreuses années dans un même lycée professionnel, sur le travail d‘une équipe pédagogique, ainsi que des observations et des entretiens avec des élèves.

152 Beaucoup plus nombreux sont ceux qui passent en Seconde Générale, remplacés par ceux qui, au lieu de quitter l'école à 16 ans, poursuivent leurs études en LP.

153 Les "Eux" et les "Nous" qu'évoque Richard Hoggart dans La culture du pauvre, trad. fse : Les Editions de Minuit, Paris, 1970.

154 Cf. CHARLOT Bernard, BAUTIER Elisabeth, ROCHEX Jean-Yves (1992), Ecole et savoir dans les banlieues… et ailleurs, Paris, Armand Colin.

alors d'une posture de révolte globale contre une situation source d'inégalités futures.

C'est par ce cadrage social que nous aurions sans doute analysé les problèmes que nous rencontrions, si un glissement ne s'était opéré qui nous amena à les appréhender différemment.

C‘est en termes ethniques que certains élèves revendiquaient ostensiblement leur appartenance : ―Nous, les Arabes, Nous, les Rebeux…Nous, les Blacks... ", protagonistes s‘alliant généralement contre un ― Vous, les Séfrans... 155 ‖ caractérisant les enseignants. Appartenances qu‘il était d‘autant plus facile de prendre au sérieux qu‘elles n‘étaient guère éloignées de celles qu‘on leur attribue couramment : n'est-il pas fréquent d'entendre, en toute bonne foi, des parents dire qu‘une école est "pleine d‘étrangers",... ordinaire que des enseignants désignent une classe, sans mauvaise intention aucune, comme une classe "d‘immigrés"... ? Dans un contexte de discours médiatico-politique s'inquiétant des "replis identitaires", voire "communautaires", des jeunes "issus de l'immigration", d'une éventuelle montée de l'intégrisme, etc., ces positionnements conflictuels et l‘ensemble des faits qui les accompagnait se recomposèrent comme un puzzle autour de la question ethnique.

OPPOSITIONS

Outre une opposition ethnicisée aux enseignants, émergeait, sur le même mode, un refus global et explicite des savoirs enseignés. ― La science a été inventée par les Occidentaux pour dominer les Arabes ” : ce qui aurait pu passer pour un point de vue individuel semblait admis par une majorité de cette classe de baccalauréat, classe qui, dans le même temps, manifestait un refus de travail inhabituel pour ce niveau.

Caricaturale, cette phrase survint dans un moment où elle nous parut symptomatique d‘un certain état d‘esprit, que l'on retrouvait dans bien d'autres domaines de la vie scolaire.

“Racistes !” ainsi pouvaient être qualifiées les évaluations ou sanctions jugées injustes, - tentative assez vite avortée, provocation plus ou moins sérieuse ou conviction telle que des menaces physiques pouvaient l‟accompagner.

Principalement masculine dans sa version conflictuelle, la préoccupation "ethnique"

n‟en touchait pas moins les filles, s‟insinuant dans les moindres détails. "Qu'est-ce qu'il est ?". C'est à dire "quelle est son origine ?". Question rituelle que posait une première année de Baccalauréat professionnel, à majorité féminine (et de douze

"origines" différentes) à l‟évocation d'un personnage, réel ou imaginaire.

Que penser lorsqu'un jour l'on se rend compte qu'on n'a plus à faire en face de soi à un groupe d‘élèves plus ou moins "hétérogène" mais à des regroupements que l'on pourrait qualifier d‘― ethniquement homogènes ‖ ? Lorsque les échanges dans la

"langue d'origine", jusque là fort rares, du moins dans les salles de classe, gagnent la fin des cours ?

Que penser lorsque l'on s'aperçoit que les insultes prennent de plus en plus une coloration "raciste", -rappelant ce qui s'était déjà produit quelques quatre années auparavant : la fête de fin d'année interrompue par la surenchère de dénigrements

155 "Français ", en verlan.

systématiques et virulents entre des groupes "arabes" et "blacks‖ ?

Comment interpréter le développement des références et pratiques religieuses islamiques ? Pendant un mois, la cantine se vide. La pratique du Ramadan, jusqu‘alors apparemment minoritaire, devient "visiblement" majoritaire. A l‘indifférence ou à la tolérance qui prévalaient semble succéder une certaine pression de groupe. Jusqu‘alors les élèves d'origine musulmane qui ne jeûnaient pas ne s‘en cachaient pas ; ils commencent à s‘en excuser, pour finir, au fil des ans, par le dissimuler. Les invocations du Coran se multiplient, parfois antinomiques avec les savoirs dispensés, les enseignants pouvant être traités de "mécréants".

Dans ces conditions, l'enquête de l'INED, menée par Michèle Tribalat, concluant à une

"intégration réussie des enfants d'immigrés" me parut totalement décalées par rapport à la "réalité"156. Certes, les élèves d‘origine immigrée d‘un LP parisien n‘étant guère représentatifs au regard de l‘échantillon national considéré, mon point de vue était forcément parcellaire. Il n‘empêche que les résultats de cette recherche correspondaient si peu à notre "vécu", et à celui que décrivaient beaucoup de collègues de collèges

"difficiles", que je les jugeai alors tout à fait inopérants.

Si les problèmes ne furent jamais aussi aigus que lors de cette année de crise, ces manifestations "identitaires" s'inscrivirent néanmoins durablement dans la vie scolaire, de façon plus ténue, moins conflictuelle, mais permanente. Je demeurai alors persuadée que nombre de nos élèves se positionnaient dorénavant à partir de leur "origine" et qu'un "repli culturel" s'opérait.

Pourtant, à examiner un peu plus attentivement ce qui fondait cette interprétation, il y avait lieu de s'interroger. "Ethnique", "culture d'origine", "repli culturel... ", autant de mots devenus de véritables lieux communs, dont on ne sait trop à quoi ils se réfèrent exactement. Leur pouvoir de suggestion est aussi fort qu‘est faible leur pouvoir explicatif. L'adjectif "Ethnique", par exemple, toujours associé à des "conflits", des

"guerres", des "bandes"... peut-il échapper à la contamination sémantique de ses usages, passés et présents : "barbare, sauvage, d'un autre âge" ? Peut-on parler

"d'ethnique" sans que s'y love un certain mépris empreint de peur ? Quant à la "culture d'origine", sa définition scientifique est beaucoup moins évidente que sa kyrielle de connotations : opposition aux autres cultures, enfermement, régression, voire

"arriération... ".

Finalement, ces notions, loin de permettre de comprendre ce qui se passait, n'induisaient-elles pas une vision du monde très contestable ? Et cette "réalité nouvelle", n'avions-nous pas contribué, nous aussi, à la créer à travers nos propres

"représentations" ?

Une autre question s'imposait, d'évidence : il était clair qu'au-delà d'une impression de phénomène massif, tous les élèves concernés ne réagissaient pas de la même manière, ou pas toujours, ou pas souvent... Rendre compte de la complexité d'individus singuliers par des mécanismes généraux et univoques montrait là ses limites. Pourquoi donc certains proclamaient-ils, par moments, leur ― origine ‖, et d'autres non ? Et de quelle "origine" s'agissait-il donc ?

156 Cf. TRIBALAT Michèle (1995), Faire France, - Une enquête sur les immigrés et leurs enfants, Paris, La Découverte.

SCENES

Slimane, d'origine algéro-hispanique, n'y faisait guère allusion lorsqu'il était scolarisé au lycée. Après une histoire scolaire mouvementée, il avait obtenu son baccalauréat, sans doute grâce au LP. Reprenant des études tout en étant salarié, il avait pu s‘investir dans le cursus universitaire de ses rêves, qu'il avait cependant du mal à terminer. Un jour, au cours d'une de ses visites, il affirma une identité "arabe" et des convictions et pratiques religieuses surprenantes pour qui l'avait connu. Il finit par m'expliquer que, puisqu'on n'arrêtait pas de lui dire qu'il était "algérien" et non "français", il l'était

"devenu". Il parodiait le célèbre paradoxe de Simone de Beauvoir sur l'identité féminine, "on ne naît pas femme, on le devient." 157. C'est du moins le sens qu'il me donna de sa "conversion" : il s'était conformé à l'identité qu'on lui imposait.

Ce fut tout aussi surprenant, mais beaucoup plus brutal pour d'autres élèves, tant il est des événements redoutablement efficaces et rapides dans leurs effets. La Guerre du Golfe fut de ceux-là, qui nous parut provoquer au lycée l‘apparition des premières

― revendications identitaires ‖. Foncièrement ― anti Saddam Hussein ‖ avant le déclenchement des hostilités, la guerre déclarée, des élèves se proclamèrent viscéralement ― pro-irakiens ‖. Du jour au lendemain, et ce n'est pas une métaphore, français de nationalité, d‘origine kabyle, ils se revendiquèrent violemment "arabes ".

Stigmatisés, se sentant la cible des médias qui satanisaient "les Arabes" à longueur de pages et d'antenne, ils se sentirent "étrangers", perçus comme "ennemis", et le devinrent. Il fallut des jours pour rétablir le dialogue. Encore fut-ce sans doute possible grâce à la confiance précédemment construite.

Anecdotes ? Pour singulières qu‘elles soient, en sont-elles moins significatives ? Elles m‘apparaissent plutôt comme une cristallisation trop parfaite, exemplaire, d'innombrables petites phrases, remarques, historiettes que l‘on accumule jour après jour, dans un coin de sa mémoire, Elles me semblent illustrer l‘évolution d‘une

"intégration" mise à mal par des processus "d‘assignation", de "stigmatisation",

"d‘étiquetage".

Dans le même temps, elles soulignaient l'aspect profondément réactif et oppositionnel des choix identitaires des élèves, obligeant à questionner ce que sous-entend l'apparent

― repli ‖ de ces élèves sur une "culture" qui serait celle de leur "origine". N'est-ce pas en se référant plus ou moins implicitement à celle-ci que l'on explique nombre de difficultés des "jeunes d'origine immigrée" ? On les attribue alors à une socialisation familiale qui, inscrivant l'enfant de manière irrémédiable dans la culture de sa société d'origine, deviendrait, dans l'école en particulier, source de conflits ; conflits quasiment insolubles si cette culture est, de surcroît, soupçonnée d'être inconciliable avec celle de la société d'accueil. Or, les revendications identitaires précitées ne sont-elles pas d'un tout autre ordre ?

Ses camarades me confièrent qu‘une élève, d‘origine africaine, négociait tous les ans avec sa famille, grâce à sa réussite scolaire, le report d‘un mariage "arrangé". Elle-même n‘en parla jamais directement, mais écrivit un article intitulé ― Le mariage forcé ‖. Les multiples versions de ce type d'exemple, loin d‘être original, tristement banal au contraire, servent généralement à illustrer les problèmes posés par certaines traditions, à montrer et à dénoncer l‘oppression qu‘elles engendrent. Si on peut évidemment l‘analyser sous l‘angle de valeurs contradictoires (la liberté individuelle,

157 dans Le Deuxième sexe.

féminine, l‘autorité patriarcale, familiale, la prééminence de la communauté ou du

"clan"...), il me semble que, assez paradoxalement, l‘on peut aussi en tirer des conclusions bien différentes. La possibilité de ― négocier ‖ ne montre-t-elle pas une certaine marge de manœuvre et donc une culture plus malléable qu‘il n‘y paraît à première vue ? La réussite scolaire, objet de transaction, n‘est-ce pas le signe d‘une reconnaissance des valeurs propres à la société d‘accueil ? Et que soit reconnue l‘importance de la scolarisation des filles souligne la capacité d‘adaptation des valeurs familiales.

Les "cultures" ne seraient pas aussi homogènes, aussi figées que le mot le laisserait entendre, mais - certains traits culturels apparaissant, disparaissant - fluctueraient, suivant les moments, les circonstances158.

On peut même se demander si le "machisme" dont font preuve certains élèves à l'égard d'enseignantes est dû à un ― déterminisme ‖ culturel ou s‘il n‘est pas réactivé dans certaines situations, ressenties comme des relations de "domination".

N‘est-il pas, somme toute, étrange que la ― tradition ‖ serve si souvent de toile de fond explicative aux comportements de nombre de jeunes catégorisés comme ― issus de l‘immigration ‖ ? Il peut sembler évident que les "jeunes nés en France", ayant grandi dans la société française, n‘entretiennent pas la même relation à ― leur ‖ culture que ceux qui ont passé une partie de leur enfance dans leur pays d‘origine, qui ont vécu eux-mêmes une migration plus ou moins tardive. Mais si l'on y pense parfois, on l'oublie trop souvent. S'il y a bien une prise en compte particulière, par l'institution scolaire, de ceux que l‘on nomme "primo-arrivants", une fois cette brève étape franchie, cette distinction disparaît dans l'urgence du quotidien. A 16,17 ans, âge de l'arrivée en LP, cette différenciation n'est plus évidente. 75 % des élèves de notre lycée se déclarent français, c'est tout ce qu‘administrativement l‘on peut savoir. Pourtant, de façon empirique, à travers entretiens et observations, des positionnements différents entre les élèves nés ou non en France apparaissent, surprenants. Ils ne correspondaient vraiment pas à ce à quoi, naïvement, je m'attendais.

Comment aurais-je pu imaginer, en effet, que les "revendications identitaires", les antagonismes "culturels" explicites les plus virulents proviendraient des "natifs" et ne concerneraient guère ceux qui étaient nés hors de France ?

La moitié des élèves d‘une classe de baccalauréat sont arrivés du Maghreb ou d'Afrique entre huit et dix ans (voir plus, pour quatre originaires d'Asie). "Première génération", elles ne cachent pas leur "attachement" à leur culture, à leur langue, à leurs traditions, sans que jamais cela ne prenne un tour conflictuel. Elles y font référence, parlent très volontiers de leur pays, où beaucoup retournent régulièrement.

Elles se disent d'un pays concret, avec ses qualités et ses défauts - la solidarité mais l'enfermement, la chaleur des relations mais l'absence de solitude, mais le chômage...

Au contraire, ceux nés en France, qui ont plutôt tendance à affirmer leur origine de façon très agressive, en parlent presque exclusivement de façon élogieuse. Une surveillante, (elle-même "d'origine algérienne") qui participait à un groupe de réflexion sur le sujet, notait que ce n'étaient pas les élèves les plus manifestement ancrés dans leur culture d'origine, vivant dans des familles plus ― traditionnelles ‖, qui l'extériorisaient ou la revendiquaient le plus fortement au lycée.

158 Cf. POUTIGNAT Philippe,STREIFF-FENART Jocelyne (1995), Théories de l'ethnicité, Paris, PUF. 2ème éd. 1999.

Il peut arriver qu‘entre ces deux types d‘élèves surgissent des tensions. Ibrahim s‘est installé en France à l‘âge de neuf ans. Très sérieux, il veut poursuivre sa scolarité en BTS ; se retrouvant dans la classe de baccalauréat qui pose problème, il exprime un fort rejet de l‘attitude de ses camarades : ―Je n‟aime pas, je n‟aime pas le genre de trucs, les bêtises de gamins… mais, en plus, en les côtoyant, j‟arrive même à devenir comme eux ! Des fois, je m‟en rends compte…Ils sont en bac.pro., ils sont en train de faire des… des trucs comme ça. Ils ont vingt ans, c‟est ça qui m‟énerve … ‖

Bien sûr, il faut se garder de généralisations hâtives, et nuancer. Mais si l‘on peut repérer tout un éventail de postures, allant d‘un refus radical de l‘école jusqu‘au désir d‘intégration, si ces deux groupes d‘élèves ne sont évidemment pas homogènes, les catégoriser ― d‘origine immigrée ‖, de façon indifférenciée, empêche de voir des différences bien réelles.

Finalement, de quelle "origine" se réclament donc certains ? C'est rarement à une

"nationalité" qu'ils se réfèrent, mais beaucoup plus à une appartenance très générale :

"black", "africaine", "arabe"… Difficile alors d‘identifier une quelconque "culture d'origine". S‘ils se reconnaissent dans une culture commune, ce ne peut-être qu‘une culture ― fabriquée ‖ dans le pays d‘accueil, faite d‘emprunts divers et s‘enracinant dans une expérience partagée, celle, en particulier, d‘enfants d‘immigrés.

N'était-ce pas ce que signifiait l'expression "beur" ? Créée par les jeunes, "d'origine maghrébine" - qui s'auto désignaient ainsi dans les années 80, lors des "marches civiques" contre les discriminations - médiatiquement et dangereusement popularisée, selon certains159- elle affirmait alors une identité spécifique, sans référence extra-nationale. Ce qui était sans doute déjà problématique eu égard au "modèle de citoyenneté française", mais exprimait une forme d'intégration qui avait l'avantage de ne pouvoir être confondue avec un "inquiétant" repli culturel.

Passée de "mode", la quasi-disparition de cette auto-désignation parmi mes élèves m'apparut significative de changements dans la perception de la société française et dans le positionnement de certains jeunes.

Offusquée par cette dénomination, dont elle ignorait l'historique, qu‘elle prit comme une insulte, une élève s‘indignait de ce qu‘elle considérait (peut-être à juste titre) pour du mépris à l'égard des "Arabes", dont elle affirmait faire partie. Elle ne s'identifiait apparemment plus à un groupe "national", mais à un ensemble de pays, à une civilisation prestigieuse. En même temps, elle s'enorgueillissait d'une appellation si souvent connotée péjorativement, et, par un renversement fréquent de ce que l'on peut comparer à un "stigmate", valorisait une identité qu'on lui avait sans doute "assignée",

"imposée", comme à tant d'autres.

Ce retournement du ― stigmate ‖ peut aussi devenir un jeu, comme lors d'un cours de géographie, en réponse à la très sérieuse question : "Pourquoi Paris connaît-il un solde migratoire négatif ?", une phrase fuse, au milieu des rires, "Parce qu'il y a trop d'Arabes". Inutile de préciser qu'ils sont majoritaires à s'identifier ainsi dans la classe.

Ou encore, à propos de la rédaction d'un article sur la Méditerranée, une élève explique : "Les Arabes faisaient le lien entre l'Orient et l'Occident, par le commerce des produits exotiques". "Ils les volaient", s'amuse son voisin..., et tous de sourire. Si ces plaisanteries pléthoriques peuvent être accueillies dans la bonne humeur, dans une

159 Par exemple Véronique DE RUDDER (1997), Mots et Migrations, Cahiers de la Méditerranée (54) ; à l'opposé, Ph. Poutignat, J Streiff-Fenart (1995), op. cit.

ambiance complice, cet "humour des opprimés", libérateur mais tragique, n'en révèle pas moins la violence du "stigmate " et peut parfois tourner au sarcasme destructeur.

Cette année, une de ses condisciples apostrophait ainsi une camarade, en conflit grave avec une enseignante et exclue de la classe : "Qu'est-ce que t'as encore fait, bougnoule?". C'était la première fois que j'entendais utiliser entre élèves cette désignation, violente résurgence d'un passé colonial.

Un élève, ayant échoué à son examen, non admis à redoubler dans le lycée, s'installe dans le préau, dans une attitude plus ou moins provocante. Passant près de lui, je lui

Un élève, ayant échoué à son examen, non admis à redoubler dans le lycée, s'installe dans le préau, dans une attitude plus ou moins provocante. Passant près de lui, je lui

Dans le document L'école et le défi ethnique. (Page 84-96)