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DES ACTEURS SOCIAUX CRITIQUES

Dans le document L'école et le défi ethnique. (Page 174-177)

C ADRE SCOLAIRE ET PROCESSUS ETHNIQUES : D ISCUSSIONS

DES ACTEURS SOCIAUX CRITIQUES

Des entretiens que nous avons conduits avec des élèves et de jeunes adultes sortis de l‘école, il se dégage que ces individus déploient une large compétence à soutenir des points de vue, notamment sur l'école, qui se déclinent dans des raisonnements sociologiques pratiques relatifs à divers thèmes propres à cet univers : organisation de la vie scolaire, relation entre performances et compétences, évaluation normative des comportements des élèves, des enseignants, de l'administration, origine sociale et trajectoire scolaire, variation de l'investissement dans le travail scolaire, fonctionnalité de l'école, évaluation-orientation-avenir social, etc. Ces raisonnements mobilisent deux ensembles structurés de catégories organisatrices294: celles qui trouvent leur origine dans les contextes sociaux d'existence des différents groupes d'élèves et celles qui sont spécifiques à l'institution scolaire, à ses formes d'organisation, à ses objectifs explicites.

La compétence sociale qui se manifeste ainsi, et souvent dans un usage critique, ne se laisse pas décrire comme l'ajustement des chances objectives et des chances subjectives ou encore comme la naturalisation par l'habitus des contraintes objectives, en référence à une définition déterministe de la socialisation. Elle atteste que l'objectivité et la subjectivité, deux pôles que la théorie de la socialisation - plus particulièrement dans la conception développée par Bourdieu - tente de concilier par le recours à un processus d'intériorisation/extériorisation des structures sociales, sont les produits de capacités sociales ordinaires fournies par le langage naturel295 et par lesquelles sont élaborées les expériences que s'attribuent ces sujets. Ce n'est pas pour autant que le social se dissoudrait dans une myriade inarticulée de situations, d'interactions et d'expériences personnelles. L'origine sociale des dispositifs catégoriels utilisés rend compte à la fois de la singularité de ces expériences et de leur inscription dans des cadres historiques et sociaux en tant que "faits naturels de la vie".

On ne saurait soutenir que l'école ne socialise pas ou mal ; ces élèves comme leurs aînés, sont des acteurs compétents de la vie sociale parce qu'ils ont acquis, puisqu'ils en témoignent, les compétences nécessaires à l'appréhension sensée tant de l'espace scolaire que d'autres espaces sociaux, ils ont donc acquis les capacités d'y agir avec sens.

C'est sur la base d'expériences scolaires, d'autant plus fortement partagées qu'elles entrent en résonance avec d'autres expériences, acquises dans d'autres sphères de la vie sociale, que naissent des "points de vue", donc des comportements, spécifiques à certains groupes d'élèves, ici les élèves d'origine maghrébine. Ceux-ci ont notamment

294 SACKS Harvey (1974), On the Analysability of Stories by Children, in TURNER, R., (ed), Ethnomethodology, Penguin Education.

295 GARFINKEL Harold (1967), Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall.

pour caractéristique une sorte de posture revendicative, particulièrement accentuée quand ils sont engagés dans des étapes décisives de leur cursus. On peut voir là l'explication, au moins partielle, du phénomène qui se laisse objectiver dans le niveau plus élevé des voeux d'orientation de fin de 3e et, comme le souligne Michèle Tribalat, dans une durée des études plus longue pour les jeunes Algériens par exemple296. Peut-on soutenir que ces comportements spécifiques trouvent leur origine dans les particularités des positions sociales et scolaires de ces élèves ? Oui, si l'on veut bien entendre dans les "raisons" avancées par ces élèves, des réactions conscientes aux traitements sociaux et scolaires discriminants. Il s'y joue de la résistance à diverses formes de stigmatisation.

Mais il serait simpliste de réduire cela à un comportement réactif qui ne trouverait son origine que dans le contexte scolaire. Il faut, pour maintenir un niveau d'aspiration élevé, que ces élèves conduisent une sorte de combat contre les catégorisations scolaires. A des parcours scolaires dévalués, à des performances dévalorisantes, à l'assignation à une catégorie d'élèves "faibles", "en difficulté", etc., ils opposent l'affirmation que les compétences ne s'expriment pas fidèlement dans les performances et qu'ils sont porteurs de capacités dont ils n'ont pas encore pu ou voulu attester : réclamer une bonne orientation c'est demander sa chance, c'est contester que les performances passées puissent instruire le procès d'orientation, c'est prendre à ses mots l'école de la promotion sociale.

S'affirmer sous ce mode dans l'espace scolaire renvoie à la mobilisation d'une capacité acquise hors de ce cadre, dans divers contextes sociaux. Ne pas se laisser inférioriser par les catégorisations scolaires, c'est comme ne pas se soumettre aux catégorisations dont on est l'objet de façon générale en tant qu‘"arabe" dans d'autres sphères de la vie publique. La revendication de même que l'insolence297 sont des réflexes de combattants, rompus à la nécessité de maintenir une définition acceptable d'eux-mêmes.

Il est probable que les ressources de ce combat puissent trouver partiellement leur origine dans le milieu familial; il est plus pertinent d'en élargir la constitution au groupe social auquel ils s'identifient et qui délimite un espace de totalisation où se constitue, pour beaucoup, l'expérience collective de la stigmatisation et de la relégation, tant dans des quartiers que dans des établissements scolaires ou des classes socialement dévalués.

Partager éventuellement la ségrégation spatiale, les mêmes cadres et performances scolaires, la marginalité ou la précarité économique des "non-immigrés", ce n'est pas pour autant le vivre comme eux. La stigmatisation subie - et aussi par ceux dont ils partagent certaines conditions de vie - construit précisément ces expériences qui les exposent au risque de l'infériorité sociale, non pas sous le mode de l'intégration dans une "classe populaire" au destin partagé et dans la fusion éventuelle du combat collectif, mais sous celui de la confrontation à une différenciation dévalorisante, en diverses occasions de la vie sociale, tant dans des relations de face-à-face qu'au travers des formes de la constitution du phénomène social, que représente l'immigration, en

296 TRIBALAT Michèle (1995), Faire France, Paris, La Découverte.

297 V. PAYET Jean-Paul (1985), L‘insolence, Les Annales de la recherche urbaine (27).

"problème public"298. Le débat public, quelles qu'en soient les origines, les confronte à l'interrogation sur la légitimité de leur présence en France, de leur accès aux prestations sociales, aux services, à l'emploi, à la qualité de leur citoyenneté française, à leur loyauté par rapport à la nation, à la compatibilité de leur affiliation religieuse avec les

"valeurs qui fondent la République"299, à la dévalorisation de caractéristiques culturelles attribuées ou revendiquées, et ce avec une intensité toute particulière quand

"la menace islamo-terroriste" tend à faire de chaque musulman un suspect potentiel.

Si de telles ressources sont devenues, notamment, les instruments largement partagés d'un mode d'implication original dans la gestion des parcours scolaires, c'est parce qu'elles se dégagent de diverses expériences sociales qui, bien qu'effectuées par des sujets singuliers en des circonstances particulières, ont pour caractéristique de se laisser saisir sous l'unité de la constitution d'une altérité toujours menacée de dévalorisation.

C'est par un processus de double clôture que se constitue le groupe et que s'y rattachent ou y sont renvoyés les individus concernés. Sur la base des origines nationales et culturelles, à partir des affiliations religieuses, au travers de la diversité des liens sociaux, depuis l'expérience pratique de la solidarité familiale jusqu‘à l'identification symbolique à des communautés plus larges, d'origine nationale ou de religion, le groupe des maghrébins se définit "de l'intérieur" et offre un cadre d'appartenance à tous ceux qui en remplissent les conditions.

Mais si les origines participent de la constitution d'une altérité positive, revendiquée par l'affirmation de certaines appartenances, nombre d'interactions dans la vie quotidienne, comme l'exposition aux formes médiatiques du traitement du "problème de l'immigration", confrontent les Maghrébins à des catégorisations qui les renvoient à une altérité négative.

La double clôture du groupe, effet des dispositifs de catégorisation sociale internes et externes, quel que soit le rapport subjectif à ceux-ci, ouvre la possibilité de rapporter à un traitement dévalorisant de l'altérité tout événement discutable de la vie sociale, donc tout événement produit sous les modes du conflit ou de la contestation dans la vie scolaire.

Ainsi se constitue le rapport spécifique des élèves d'origine maghrébine à la scolarité. Il ne se laisse pas interpréter, comme le proposait Bourdieu300 pour d'autres catégories sociales, sous la forme d'une délégitimation à l'origine d'une "culture anti-école" par l'effet d'un décalage structural entre le champ des titres scolaires et celui des emplois.

C‘est au contraire une manière de surinvestissement dans les effets sociaux de la scolarité qui est observée et qui s‘alimente, pour reprendre la formule d'Habermas301, d'une tension entre la légalité et la légitimité. Du moment que toute décision ou proposition perçue comme défavorable, qu'elle concerne la discipline, l'évaluation ou l'orientation, peut être rapportée non pas à l'individu dans sa singularité, mais à son

298 GUSFIELD, J.R. (1984), On the side : Practical action and social constructivism in social problems theory, in Schneider, J.W. et Kitsuse, J.I. (Eds), Studies in the Sociology of Social Problems, Norwood, Ablex Publishing Corporation, Modern Sociology.

299 A suivre Finkielkraut, le relativisme anthropologique et l‘islam de certains menaçeraient les fondements de la République. Cf. FINKIELKRAUT Alain (1987), La Défaite de la pensée, Paris, Gallimard.

300 BOURDIEU Pierre (1978), Classement, déclassement, reclassement, Actes de la recherche en sciences sociales (24).

301 HABERMAS Jürgen (1978), Raison et légitimité, Paris, Payot.

appartenance sociale et, par là, être identifiée comme "un cas de la chose connue", c'est-à-dire la désignation et le traitement discriminatoire d'une altérité, alors les ressources d'une posture critique sont entretenues et activées.

Si les événements de la vie scolaire sont identifiés par le moyen de la mobilisation d'un réseau de significations et de savoirs, liés à une catégorie descriptive302, on ne peut toutefois rendre compte des expériences relativement régulières et originales des élèves maghrébins, aisément recadrées, au sens où l'entend Goffman303, de l'expérience singulière à l'événement collectif, qu'en prenant la mesure de leur constitution en collectivité. Celle-ci partage un "champ d'expériences" traversé par le travail de la stigmatisation et un "horizon d'attente"304, qui, dans leur articulation génèrent certaines formes d'action, marquées par la critique et la revendication, dont les effets se font sentir à certaines étapes de la carrière scolaire et ailleurs.

Par extension, toutes les contraintes systémiques de l'organisation scolaire peuvent être mises en question : les modalités de l'évaluation, les conditions de niveau de performance pour l'accès à certains cycles ou filières, les contraintes liées aux capacités d'accueil, etc. A la légalité de ces contraintes ils opposent la légitimité de leurs aspirations, de leurs projets scolaires et professionnels, la légitimité d'une revendication d'égalité de traitement et d'égalité de statut social futur que l‘école, ainsi instrumentalisée, se doit de leur assurer.

Dans le document L'école et le défi ethnique. (Page 174-177)