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Partie I. Détermination du corpus et présentation générale

III. B.a Expression personnelle et créativité

Si comme nous avons pu le constater, toutes les pédagogies s'accordent en termes de réception poétique, la question de la production semble être plus problématique. En effet, si le terme de jeu poétique est communément accepté, celui d'enfant poète suscite la méfiance, dès lors que les textes produits s'écartent d'un style

ludique. Célestin Freinet est pleinement conscient de cette polémique, qui ne trouve d'ailleurs pas beaucoup de défenseurs, mais instaure la poésie comme un pan essentiel de sa pédagogie. En effet, l'écriture poétique libre telle que la conçoit le pédagogue répond à ces objectifs éducatifs principaux.

Tout d'abord, la pratique de l'écriture poétique rentre directement dans un apprentissage passant par expérience et par ce que le pédagogue nomme « tâtonnement expérimental ». L´activité d'écriture constitue alors, au même titre que les activités manuelles et artistiques, un travail avec la matière du langage. Comme tout autre apprentissage, celui de la poésie doit donc se faire par son expérience active. En effet, Georges Jean affirme à propos de la poésie que « la relation entre les pratiques de lecture et les pratiques d'écritures est insécable, dialectique »304 et que « le fait de recevoir des poèmes et celui de créer ce que l'enfant lui-même désigne comme une poésie sont deux approches complémentaires »305. Il est important de noter, dans les propos de Georges Jean, qu'il ne parle pas de « poèmes » écrits par les enfants mais de « ce que l'enfant lui-même désigne comme poésie ». Aussi, nous nous intéresserons, à travers les propos de Pierre Clanché, à ce qui semblent être les traits principaux de cette écriture poétique enfantine.

Pierre Clanché observe que dans les textes que les enfants désignent eux-mêmes comme des « poésies », on retrouve certains points communs. Tout d’abord, la réitération d'un ou de plusieurs éléments, de façon quasi systématique. Cette technique, que Roman Jakobson appelle « principe de parallélisme »306, désigne selon l'auteur « un trait, sinon le trait distinctif universel de la poésie »307. Aussi, pour Pierre Clanché, les premières productions de l’enfant tirent leur poéticité uniquement de leur recours à la répétition.308 Cependant, l'auteur mentionne également un autre aspect développé par les

304JEAN Georges, A l'école de la poésie, p. 12.

305Loc.cit.

306JAKOBSON Roman, cité dans CLANCHE Pierre, L’Enfant écrivain, p. 125.

enfants, celui qu'il appelle l'« effet de contiguïté »309. En somme, la première caractéristique s'apparente à un aspect plutôt formel alors que la seconde relève plus de ce que Roland Barthes appelle « l'exemption du sens »310, c'est-à-dire d'une forme courte, qui n'insiste et ne répète pas, comme c'est le cas par exemple dans les haïkus. Pierre Clanché conclut comme suit:

La poéticité de l'enfant se tient au courant de deux flux: l'un massif et mesurable, le parallélisme, l'autre ténu et non mesurable, la contiguïté.311

Pierre Clanché observe également que si les productions, jusque vers l'âge de 9 ans, sont plutôt caractérisées par un aspect ludique, « à partir du CM1, au contraire, la poésie devient affaire sérieuse. Il y a dans chaque poème un projet d'écriture »312 et l'écriture utilise de nouveaux procédés rhétoriques et de versification comme la métaphore, les personnifications ou les rimes.

Dans les deux recueils de poèmes que nous avons à notre disposition313, nous avons relevé sept poèmes pour donner une idée de ce qui peut être écrit par les enfants. Nous constatons que la catégorisation que Pierre Clanché établit semble bien s'appliquer à la majorité des poèmes. Pour ce qui en est du contenu des poèmes, il est évidemment difficile d'établir un quelconque classement car les productions enfantines semblent se distinguer par une grande variété de thèmes. On remarque cependant certaines

308L'auteur distingue quatre types principaux de parallélisme: le « parallélisme vertical à gauche », le « parallélisme vertical à droite », le « parallélisme horizontal » et la « leitmotiv ».

309Ibid., p. 128.

310BARTHES Roland, cité dans CLANCHE Pierre, L'Enfant écrivain, p. 129.

311CLANCHE Pierre, L'Enfant écrivain, p. 129.

312Ibid., p. 137.

tendances. Tout d'abord, on trouve un nombre non négligeable de poèmes ludiques, basés sur les jeux de mots, comme c'est le cas du poème page 158314 qui fonctionne sur un jeu de kyrielle et s'inspire peut-être de la célèbre comptine « Trois petits chats » qui exploite le même principe. Certains poèmes sont plutôt narratifs et fantaisistes comme c'est le cas du poème page 34315. On retrouve ainsi de nombreux poèmes qui racontent une histoire, mais qui, du fait de leur titre de « poème » prennent semble-t-il une mise en page particulière. Certains poèmes semblent aussi être l'occasion de se confier et peuvent prendre des allures plus psychologiques, comme il semble que ce soit le cas du poème page 210. De nombreux poèmes restent aussi « inclassables » et nous parlerons plus volontiers de tendance que de catégorisation. Ce qui nous intéresse ici, est principalement la constatation de la grande variété des thèmes abordés et de la liberté qui semble être prise quant à la forme du poème. Il semble que ces aspects répondent à l'objectif de la pédagogie Freinet, qui est, avant tout, de laisser un espace de libre expression aux enfants. Ce constat mène à penser qu'on retrouve un des autres grands principes de la pédagogie Freinet qui est celui de l'expression libre et personnelle.

Cependant, pour Célestin Freinet, l'activité poétique n'est pas seulement expérience et expression personnelle, elle est aussi révélatrice « du talent et du génie de l'enfant »316, elle est l’expression de son « sens poétique » naturel. Célestin Freinet est conscient, et il le précise, que l'enfant n'est pas capable, comme le poète de « création intégrale »317, pour laquelle il ne possède ni les outils ni la maturité nécessaire. Pour lui la valeur de la création enfantine, ne se situe pas sur un plan littéraire mais dans son authenticité. Ce qui fait d'un texte une poésie serait, dans cette optique, sa capacité à sortir des cadres d'un « langage stéréotypé » 318 pour parvenir à une expression originale

314Voire annexe J, p. 136.

315Voire annexe J, p. 136.

316FREINET Célestin, L'Apprentissage de la langue, p. 202.

317 Ibid., p. 217.

révélant « l'être intime »319. Aussi, en parlant des textes d'enfants qu'il juge creux et vides, Freinet dira que:

Oui, hélas les enfants parlent ainsi si nous les faisons vivre dans un climat prosaïque, si nous les avons dressés à répéter machinalement et sans envolée les leçons apprises par cœur. Mais les enfants non déformés par notre langage scolaire indigent ne sont pas prosaïques. La fantaisie et la sensibilité les habitent et ce sont là des biens qui s'en vont vers un destin moins soucieux d'objectivité que de poésie. C'est avec ces matériaux que l'on monte vers la sublimation qui appelle et exige l'expression poétique.320

Ainsi, le pédagogue admet que l'expression poétique n'est pas uniquement dépendante de l'état d'enfance, mais qu'elle est fortement liée à son environnement. Aussi, il semble que l'éclosion poétique soit plus en corrélation avec le milieu pédagogique qu'avec les élèves. En effet, l'écriture poétique ne peut être considérée de façon isolée et doit être prise en compte dans un milieu éducatif où les activités d'écriture libre sont quotidiennement pratiquées. Seul cet usage quotidien permet aux élèves de s'approprier les outils langagiers et petit à petit de les démystifier, afin de parvenir à une expression libre. A ce sujet, Pierre Clanché écrit que « pour aider à une pratique littéraire de l'écriture, il faut d'abord commencer à tuer le texte en tant que fétiche »321. Aussi, il semble que la pédagogie Freinet offre un milieu favorable à une expression poétique. Pierre Clanché constate que:

c'est dans la mesure où l'enfant aura progressivement pris l'habitude d'écrire sans trop se soucier des motivations ou des effets de sa démarche, qu'il pourra investir certains de ses textes et effectuer un véritable travail d'écriture. Pour formuler cette idée en utilisant le vocabulaire de Roland Barthes, je dirai que c'est en incitant l'enfant à l'écrivance que le texte libre permet l'accès à l'écriture.322.

Il semble donc que l'expression poétique des élèves ne soit pas directement en lien avec

319Loc.cit.

320Ibid., p. 220.

321CLANCHE Pierre, L'Enfant écrivain, p. 34.

eux, mais plutôt avec leur environnement. Aussi, ce n'est pas tant le rapport au monde poétique de l'enfant qui signe sa capacité à faire preuve d'une écriture poétique, mais bien la possibilité qui lui sera donné de la développer ou non. Il semble, dès lors, que l'écriture poétique de l'enfant soit principalement dépendante des choix pédagogiques qui seront fait. L'imprégnation poétique, la familiarisation à l'activité d'écriture de tout genre, mais aussi l'absence d'enjeu scolaire et d'obligation semblent donc être les garants d'une pratique poétique comme Célestin Freinet l'envisage. Aussi, « la poésie des enfants ne naît pas par magie. Écouter les enfants, accueillir leurs désirs, leurs craintes, mettre en valeur leurs efforts vers plus de clarté, les encourager, sans a priori ni censure, à donner force à leur voix intérieures, tel est le rôle du maître. »323

Aussi, cette pratique poétique de l'écriture ne relève pas de méthode, au sens stricto

sensu du terme, mais est directement dépendante de l’organisation pédagogique. Le fait

qu'elle soit toujours libre implique aussi qu'elle sera aussi sans doute délaissée par certains enfants ou au contraire surinvestie par d'autres. L'essentiel est, nous semble-t-il, qu'un espace d'expression libre soit créé au sein de l'école et permette aux enfants de s'essayer et peut-être de rencontrer l'écriture poétique s'ils le souhaitent. Aussi, il ne s'agit pas de prétendre faire de tous les enfants des poètes, mais simplement de leur offrir une aire d'accueil bienveillante à leur expression.

La pédagogie Waldorf est ici la grande absente de cette pratique de l'écriture poétique. On constate que si les activités artistiques sont en effet quotidiennes, elles se font, dans les petites classes, toujours par imitation de l'enseignant et ne sont que rarement le fruit d'un choix délibéré de l’enfant. Aussi, pourrait-on reprocher à la pédagogie Waldorf de faire preuve d’autoritarisme dans son rapport au savoir. A ce sujet, on constate d'ailleurs que si les grands courants de l’Education Nouvelle font souvent appel à un certain laxisme et promeuvent la liberté de l'enfant et son auto- formation, comme c'est le cas chez Freinet, cet aspect est absent de la pédagogie Waldorf, pour qui le professeur garde un rôle traditionnel et incarne une autorité supérieure. Cependant, cette absence d'activité créative personnelle n'est pas le fruit d'un oubli dans la pédagogie Waldorf, dans laquelle rien ne semble laissé au hasard. Aussi, selon Rudolf Steiner, faire appel à un jugement indépendant de l'enfant, avant que celui- ci ne présente la maturité suffisante entrainerait un déséquilibre dans la formation du jugement personnel qui arrivera de façon naturelle plus tard324.