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Partie I. Détermination du corpus et présentation générale

III. A.c Approche intuitive et sensible

La poésie, par plusieurs de ses aspects, comme sa mise en page, son rythme, ses sonorités ou encore son utilisation d'images, privilégie un rapport moins abstrait au langage. Ce langage que Georges Jean qualifiera de « primaire » 287 semble donc plus à même de s'adresser à ce qu'il appelle « l'identité profonde »288, c’est-à-dire à un pan de l'individu qui est entièrement plongé dans les sens et les sensations et donc à un rapport instinctif au monde. Cet être instinctif et corporel habiterait chacun de nous et occuperait une place particulièrement importante dans l'enfance. Selon Freinet et Steiner, mais aussi selon de nombreux pédagogues, l'enfant développerait petit à petit ses capacités d'abstraction et de pensée logique, et fonctionnerait au départ dans un rapport instinctif aux choses. Aussi, s'il est connu que l'enfant apprend sa langue maternelle par imprégnation et imitation, Georges Jean remarque, par exemple, que de nombreux enfants utilisent des mots, sans pour autant en comprendre la signification. Il parlera à cet égard du « lexique secret de notre enfance »289. Pour lui, cette présence de « mots qu'on ne comprend jamais »290se retrouve particulièrement dans les comptines et les poèmes. La première cause de cette présence incongrue des mots est bien sûr due à la présence d'un vocabulaire parfois compliqué ou archaïque, mais elle est aussi le fruit de ce qui fait l'essence même de la poésie, c'est-à-dire les rapports différents qu'entretiennent signifiants et signifiés. Pour Georges Jean, cette « obscurité poétique est essentielle »291, elle permet notamment de s'adresser à cet être sensuel et instinctif de

287JEAN Georges, A l'école de la poésie, p. 96.

288Loc.cit.

289Ibid., p. 98.

290Loc.cit.

l'individu, et de considérer le langage en tant que matière verbale et palpable. L'auteur remarque aussi que les enfants retiennent « dans l'oreille et le corps des pulsations rythmiques autant que les mots qui l'incarnent »292. Il observe par exemple qu'à l'écoute d´un conte ou d´un poème dont la scansion est très marquée, les enfants seront automatiquement attentifs, et ce même s´ils ne comprennent pas le sens du poème. Par ailleurs, le rythme du poème ne permet pas seulement de comprendre mais d´« imaginer qu'il se passe quelque chose »293 grâce aux « allures » que seul un langage musical permet de noter : allégro, andante, presto, … Pour divers aspects, la poésie semble donc être un langage qui, en faisant appel au corporel et à l'intuitif, développe des capacités de prémonition et d'anticipation par rapport aux connaissances plus abstraites. Dès lors, le langage n'est plus pure abstraction mais crée un lien avec l'élève. Les deux pédagogies alternatives tendent donc à vouloir doubler l'intelligence purement intellectuelle d'une démarche plus intuitive. Cette approche sensible, se fait donc, au premier sens du terme, comme une approche avec les sens et les sensations. Mais les pédagogies alternatives souhaitent aussi intégrer une approche sensible, prenant en compte plus particulièrement l'enfant dans son individualité. En effet, si la pédagogie Waldorf accorde une place majeure aux activités prévoyant de lier corps et langage, elle entend aussi doubler cette prise en compte des sensations de celle des sentiments des élèves. Aussi, pour Rudolf Steiner un rapport avec les mouvements et le sentiment devra animer l'apprentissage, afin que l'enfant puisse adopter une attitude intuitive, qui permettra, plus tard, d'acquérir des concepts abstraits qu’il aura dans un premier temps perçu intuitivement. Ce développement d'un sens intuitif et sensible est également présent chez Célestin Freinet, qui parlera de la nécessité d'un « sens artistique et poétique »294. Pour lui, ce « sens »295 est « cette aptitude fonctionnelle à rester aux

292Loc.cit.

293Loc.cit.

294FREINET Célestin, L'Apprentissage naturel de la langue, p. 200.

écoutes mystérieuses de la vie »296. Pour Célestin Freinet, la poésie est « un langage secret, qui n'a que faire des signes intermédiaires conventionnels, et qui est donc tout particulièrement adapté à la personnalité intuitive et sensible de l'enfant »297. Pour le pédagogue, cette approche est d'autant plus nécessaire qu'elle va en s'atténuant, en effet, il écrit que:

C’est justement cette connaissance intuitive, subjective, sensible et vibrante, qui va se perdant, à mesure que se répand un embryon de sciences formelles qui flattent l'esprit, lui donnent l'illusion de la force, mais ne savent pas encore s'y intégrer pour s'ajuster aux nécessités de la vie298.

Les deux pédagogues font le même constat : l'approche intuitive et sensible à la connaissance est souvent délaissée voire considérée comme inutile. Pour eux, il n'y a pas opposition mais complémentarité entre l'intelligence et la sensibilité. Or, pour Rudolf Steiner, seule cette approche plus personnelle permettra la « lecture intime du langage » 299, et la sensation de sa « texture intérieure »300. Il semble, en effet, que c'est justement une approche sensible du langage qui permettra d'en ressentir son caractère poétique. Myriam Lemonchois dira également que « La sensibilité est une faculté essentielle à la création poétique »301, on pourrait ajouter qu'elle l'est aussi à sa compréhension. Ainsi, la réception et la production poétique en particulier, mais artistique en générale, serait en lien, avec une approche à la fois intellectuelle et

296Loc.cit.

297FREINET Célestin, L'Education au travail, p. 258.

298Ibid., p. 63.

299STEINER Rudolf, Éducation des éducateurs, p. 56.

300Loc.cit.

301LEMONCHOIS Myriam, Pour une éducation esthétique. Discernement et formation de la sensibilité, p. 48.

sensible. Dans cette optique, le développement d'un sens intuitif répond à deux tendances. D'une part il permet d'aborder les savoirs intellectuels de façon plus vivante, mais il permet aussi de faciliter l'accès à la réception et à la production poétique. Célestin Freinet définit le développement de cette approche en ces termes:

Réapprenez à vos enfants à rester attentifs aux subtilités de la création qui ont nourri leurs premières sensations au monde. Réhabituez-les à regarder en eux, à écouter, les yeux fermés, le bruissement des aiguilles de pins qu'agite le vent; le choc régulier des gouttes de pluies [...] et même, pourquoi pas, les battements de leur cœur sous la main attentive. Entrainez-les à s'analyser, c'est-à-dire, à suivre l'écho proche ou lointain de leurs pensées et de leurs rêves. Vous exhumerez alors les vraies richesses, celles qui sont à la source même de l'émotion personnelle exceptionnelle. Ce sont de ces biens que vit la poésie.302

Dans l'approche de Célestin Freinet et de Rudolf Steiner, on s'éloigne donc de la poésie en tant que forme pour se rapprocher d'un état « poétique » de sensibilité et d'attention portées au monde, au langage et à soi. Dans les deux pédagogies, il s'agit donc de développer une intelligence sensible, qui seule sera garante d'un savoir pleinement intégré par l'enfant. Aussi, cette approche intuitive et sensible de la langue sera le prédicat ouvrant à une intelligence non pas simplement intellectuelle, mais globale de l'être humain. Les deux pédagogues considèrent le développement d'une approche intuitive et sensible du langage, mais aussi de l'intelligence, primordiale pour s'accorder à la nature de l'enfant. Pour eux, seul ce postulat intuitif permettrait une approche authentique et profonde de la connaissance, ce qui nécessite une approche active de l'apprentissage. Aussi, dans la pédagogie Waldorf, le « Rytmische Teil » a également

pour but de renforcer la volonté en présentant le langage sous sa forme dynamique. Cette approche du langage permet de mettre l'élève au centre de l'apprentissage et de l'intégrer pleinement au processus. La poésie permet donc d'aller d'une approche sensuelle à une approche sensible de la langue. Aussi, on trouve dans l'énoncé de Georges Jean, le constat que les deux pédagogies semblent faire:

Il paraît évident, pour que l'enfant « entre en poésie », qu'il soit attentif à tout le poétique dont il peut être le lieu303.

302FREINET Célestin, L'Apprentissage de la langue, p. 217.

Les deux pédagogies développent de façon différente le lien au poétique. Si, pour Rudolf Steiner, le poétique est davantage une attention et une sensibilité apportées au langage comme matière chargé de sens et de rythme, il est pour Freinet une expérience liée à l'écriture de soi.

La poésie semble donc redonner au caractère abstrait du langage un aspect plus vivant et donc directement en lien avec les préoccupations des deux pédagogies alternatives. Célestin Freinet la rapproche de l’état propre à celui de l’enfance, Rudolf Steiner, lui, trouvera en elle un langage imagé, sonore et rythmique permettant de mieux s’adresser à l’enfant. La pédagogie Waldorf met en place plusieurs activités liées au langage poétique et au mouvement, qui sert de base tangible à tout l’enseignement, de la 1ere a la 5ème classe. Ainsi, la poésie contribue, au-delà de l’approche intuitive et sensitive, à développer une approche sensible, à laquelle le rapport au langage poétique sera aussi lié.