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Expérience de cinq années au sein d’une classe primaire à l’école Steiner

Lorsque j’étais professeure au Conservatoire Populaire de Genève, j’avais conscience d’exercer la musique dans des conditions idéales. Nous étions privilégiés, les élèves et moi. Eux, parce qu’ils recevaient individuellement toute mon attention pendant de longs cours hebdomadaires (qui duraient 50 minutes, dès le plus jeune âge, ce qui était exceptionnel) et moi parce que j’avais la chance de faire ce que j’aimais, et la liberté d’animer ces leçons comme je l’entendais. Comme je l’ai écrit plus haut, il me semblait toutefois que ces enfants représentaient une élite sociale (pas si populaire que ça !), et que notre musique était séparée du reste de leur existence. J’avais le senti-ment de vivre la musique pour la musique, ce qui était fort heureux d’ailleurs. En effet, nous avions tout le loisir de la découvrir et aussi de la partager dans nos nombreuses auditions et concerts. Mais j’avais l’intuition que la vraie mission de la musique était beaucoup plus large et plus universelle.

Je rêvais de vivre la musique au quotidien, avec tous les enfants d’une classe d’école. Je voulais explorer ce que la musique pourrait développer réellement en chacun, et aussi au sein du groupe. J’avais l’idée qu’elle nous permettrait d’aborder chaque matière scolaire de façon très vivante, qu’elle pourrait être un pont vers les apprentis-sages, une source pour le développement de la mémoire, de la motricité, des facultés intellectuelles, un fondement pour l’épanouissement de l’enfant et bien sûr un fer-ment pour le lien social.

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Le cadre de l’École Steiner m’a donné l’occasion de réaliser ce rêve. Rudolf Steiner a compris, il y a plus de cent ans déjà que dans l’éducation de l’enfant, les facultés artistiques, physiques et intellectuelles doivent être éduquées simultanément, et avec une reconnaissance équivalente. L’être humain est triple : âme, corps, esprit qui inte-ragissent. La pédagogie de Rudolf Steiner « insiste sur la nécessité de former chez les jeunes enfants le cœur et l’imagination, par l’emploi généralisé et remarquablement orchestré des activités artistiques »9.

Le séminaire en cours d’emploi des professeurs des écoles R. Steiner de Chatou/Paris m’a permis de me former en quatre ans, tout en poursuivant mes activités musicales (les deux premières années), et familiales. J’ai effectué de nombreux stages dans des écoles, à Londres (Angleterre), à Colmar (France), à Munich (Allemagne). Dans l’École de Bois-Genoud à Crissier/Lausanne j’ai visité chaque niveau depuis le jardin des petits (dès 2 ans et demi) jusqu’à la 12e classe (18 ans), à raison d’un jour hebdomadaire sur plusieurs semaines. Ces journées de stages passionnantes se sont étalées sur toute une année scolaire, et m’ont donné la chance de m’imprégner de cette pédagogie directement sur le terrain. Je connaissais déjà bien l’institution, car mes deux fils y étaient scolarisés et je donnais moi-même depuis cinq ans des cours de violon ainsi que, dans quelques classes, le chant, la musique et l’orchestre. En août 2006, bénéfi-ciant d’une année sabbatique au Conservatoire Populaire, j’ai pris ma première classe dans cette école, constituée de 25 élèves (de 6-7 ans) que j’ai accompagnés en tant que maitresse généraliste et spécialiste en musique pendant cinq ans.

Je l’ai dit, je désirais aborder toutes les matières scolaires à travers la musique. Au fur et à mesure que je m’imprégnais de cette pédagogie, je découvrais en effet que l’es-prit social qu’elle crée, par l’ouverture créative qu’elle apporte, l’organisation, l’habi-leté motrice et la sensibilité corporelle qu’elle suscite, l’écoute profonde et subtile des enfants se développe de façon harmonieuse. À travers elle, je sentais qu’ils pourraient mieux se lier aux apprentissages concrets et abstraits, à leur monde intérieur tout comme à leur environnement.

Comme décrit dans la situation 8, il est donc d’usage dans la pédagogie de R. Steiner de commencer chaque matinée par une « partie rythmique ». Pour cela, tout le mobi-lier est poussé sur les bords, la salle de classe est rendue libre pour le mouvement, la danse, le chant, les récitations, la rythmique et le calcul oral.

Une autre spécialité de ces écoles est d’aborder dès la première classe (3P) deux lan-gues étrangères, dont l’apprentissage est uniquement oral pendant les deux premières années. J’avais la chance de pouvoir donner toutes les matières, y compris l’anglais et l’allemand. Nos chants et nos poèmes se vivaient donc dans les trois langues. Ils offraient l’occasion de mimes, de jeux corporels et d’exercices de rythmiques associés aux langages.

Les comptines sont une formidable introduction aux rythmes et aux nombres. C’est par le comptage en mouvement que nous avons découvert les mathématiques. En visualisant des formes, en les marchant, en les dansant, on intériorise plus facilement les nombres qui y sont associés. De là, il n’y a qu’un pas vers les tables de multiplica-tion, ainsi que vers les opérations simples. (Voir : chapitre suivant : « 1, 2, 3, nous irons au bois »).

9 Harwood A.C., Le mystère de l’enfance : introduction à la pédagogie de Rudolf Steiner, Les Cahiers Bleus, L’Art de l’éducation, Paris, 1955.

Le corps est un outil de mémorisation phénoménal. Les enfants apprenaient les poèmes, les chants (en trois langues) et le maniement des nombres à toute vitesse. Les récitations se faisaient en avant et en arrière, à voix haute et en voix intérieure, en groupe et en individuel, avec ou sans gestuelle. J’ai un magnifique souvenir d’une ronde de l’alphabet chantée et dansée, que nous avions inventée ensemble et présen-tée aux parents lors d’une fête trimestrielle. Les enfants la connaissaient encore des années après.

Il y avait aussi chaque jour à la fin de la partie rythmique un moment d’instruments. Les enfants ont appris à jouer du pipeau pentatonique, tout d’abord. Puis dès la deu-xième année la flute à bec (voir situation 21).

Cette partie rythmique pouvait parfois durer toute une heure, en fonction de l’am-biance du jour, des apprentissages, de la coopération des enfants. Une fois terminée, nous étions tous parfaitement éveillés et prêts pour le travail écrit.

Dès les débuts, nous avons cherché à « codifier » la musique sur un support. Nous com-posions, transcrivions ainsi des chants et des poèmes qui dans les cours de branches ont progressivement permis d’introduire la géographie, l’histoire et les sciences natu-relles. Pour cela, nous avons été amenés à étudier les différents styles de musiques, et les caractéristiques rythmiques et mélodiques qui correspondent à chaque lieu, à chaque époque, à chaque ambiance.

En 2e classe, j’ai introduit les instruments à cordes, un programme étalé sur une année scolaire (voir situation 22). Au début de l’année suivante, chaque enfant a choisi son instrument. Les élèves ont alors pris des cours auprès des professeurs d’instruments de l’école (souvent avec une possibilité d’initiation en petit groupe) ou à l’extérieur. Pen-dant ce temps, en 3e classe (6P) nous avons appris à lire et à écrire la musique de façon traditionnelle. En 4e année nous avions notre chorale de classe et chantions à trois ou quatre voix, en lisant les partitions dans les trois langues. À ce niveau, les 25 enfants chantaient tous parfaitement juste. Ils avaient 10-11 ans. Nous avons eu la chance de participer à plusieurs concerts de l’œuvre de Benjamin Britten : Saint Nicolas, en tant que chœur d’enfants, aux côtés de la chorale des grandes classes de l’école. Cette année-là également, nous avons débuté notre orchestre symphonique de classe, à raison de deux périodes par semaine.

Dès la cinquième année, nous avons introduit les flutes altos, ténor et basse, afin d’avoir en classe tout le quatuor de flutes, que nous pratiquions chaque matin par périodes, dans la partie rythmique.

Mon expérience s’est achevée à la fin de la 5e année et cette classe a été conduite par d’autres professeurs dès l’année suivante.

Quels sont les constats personnels que j’ai pu tirer de cette expérience ?

• Ces années ont été d’une richesse extraordinaire, tant pour les élèves que pour la maitresse. La classe est restée très soudée et nous avons pu mettre sur pied une multitude de projets, spectacles, théâtres musicaux, et concerts qui ont rendu cette scolarité très vivante.

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• Cette classe s’est montrée précoce en mathématiques ainsi que dans toutes les matières orales. Les élèves ont aussi développé une grande capacité de mémori-sation.

• Les élèves avaient également de belles facultés de représentation et tion. Ils dessinaient de façon très expressive et ne manquaient jamais d’imagina-tion dans les ateliers créatifs.

• La musique est exigeante. J’ose dire qu’elle a été également une formidable for-mation de la volonté. C’était un groupe facile qui travaillait bien.

• Ma formation et mon expérience de musicienne professionnelle m’ont permis de mettre à portée des élèves des activités artistiques riches et variées, dont l’am-pleur était certes exceptionnelle dans la vie d’une classe ordinaire. Mais je suis persuadée que, même sur la base de peu de compétences spécialisées, des acti-vités musicales soutenues peuvent avoir des effets très bénéfiques sur le travail et les résultats scolaires, sur le développement global des enfants et la cohésion sociale. Et je souhaite que tous les enseignants puissent faire des expériences de cet ordre, au besoin en collaborant avec des maitres de musique spécialistes. • Dès la 6e classe, les élèves ont eu d’autres professeurs. La musique n’a pas pu

continuer à être soutenue de la même façon. Une partie des élèves ont arrêté les cours d’instrument. Il serait intéressant de les interroger aujourd’hui pour savoir ce qu’ils conservent de cette expérience musicale. Toutefois, si ce qui a été déve-loppé en profondeur n’est pas quantifiable, je suis convaincue que l’empreinte artistique et créative marquera l’existence de chacun pour toujours.

Ces années ont été uniques et inoubliables. Si la charge des professeurs n’était pas tellement alourdie par les énormes responsabilités liées à la gestion de l’école qui m’épuisaient (entièrement à la charge des maitres, puisque les Écoles Steiner n’ont pas à proprement parler de direction), j’y serais certainement encore aujourd’hui, avec une nouvelle volée d’élèves. Mais j’avoue que, malgré la passion, j’ai été bien éprouvée dans mes forces et ma santé par cet immense investissement sur tous ces plans à la fois.

La vie m’a amenée ensuite vers d’autres horizons. N’ayant jamais fini d’apprendre, je me suis tournée vers le soutien scolaire, les appuis individuels, le renfort pédagogique et les difficultés de langage dans le système scolaire traditionnel. Je me suis vite rendu compte que le mouvement, les récitations rythmiques et le chant sont aussi des outils formidables pour aider les élèves en difficulté à reprendre confiance (voir les situations 1, 4, 5, 13, 17).

« Par le modelage, la peinture, nous contemplons

la beauté, nous la vivons. Par la musique, nous devenons nous-même beauté. »10

(Rudolf Steiner)