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1.4. Interactivité entre processus ascendants et descendants

1.4.2. Exemples de processus descendants (top-down)

1.4.2.1. influence des mots et phrases sur la reconnaissance des phonèmes

En psycholinguistique, de nombreuses recherches ont porté sur l'influence du niveau lexical sur la perception des sons. L’un des premiers résultats constatés a été le phénomène de « récupération de phonème » (phoneme restoration effect), mis en évidence par Warren et Warren (1970). Confrontés à la phrase The state governors met with their respective

legi*latures convening in the capital city, où le /s/ de legislatures a été remplacé par un bruit

de toux, les auditeurs sont incapables d’indiquer le son qui manque (ils entendent la toux, mais ne savent dire à quel endroit précis elle a lieu). Ils ont ainsi recréé, ou « récupéré », le /s/ manquant, grâce au contexte lexical : en effet, le contexte /ˈlɛdʒɪ--leɪtʃər/ est totalement contraint dans cet énoncé, et la seule possibilité pour le son manquant est /s/. Ce phénomène est observé même quand le contexte désambiguïsant se trouve plus tard dans la phrase : quand les sujets entendent la phrase It was found that the *eel was on the_____ axle/ shoe/ orange/

table, ils entendent respectivement (comme phonème initial du mot finissant par /-i:l/), /w/,

/h/, /p/ et /m/, pour former les mots wheel, heel, peel et meal. L’absence d’un son passe encore une fois inaperçue grâce au contexte lexical environnant.

Un autre effet lexical est le word superiority effect qui fait qu'un phonème est détecté plus rapidement s'il est dans un contexte lexical. Ce phénomène avait déjà été démontré pour la lecture (une lettre est reconnue plus rapidement si elle se trouve dans le contexte d’un mot, Wheeler, 1970). En 1976, Philip Rubin et ses collègues montrent que c’est également vrai pour les phonèmes, du moins à l’initiale (Rubin et al., 1976). Fort et al. (2010) étendent ce résultat au contexte audiovisuel : dans une tâche de détection de phonème (phoneme

monitoring), /p/ est détecté plus vite dans « chapeau » que dans « chapu », non seulement

quand le mot est entendu, mais encore plus si on voit quelqu’un le prononcer. Ici encore, le contexte lexical semble aider à la reconnaissance d’une unité plus petite (le phonème).

En 1980, William Ganong constate que dans un contexte de consonne initiale ambiguë entre voisée et non voisée, les auditeurs ont une préférence pour une interprétation lexicale : ils entendront task plutôt que dask si ils sont confrontés à un stimulus qui est acoustiquement à mi-chemin entre les deux formes (c’est-à-dire si le voisement de la consonne initiale commence au milieu de l’intervalle entre le début typique pour un /d/ et le début typique pour un /t/). Le cerveau semble, en quelque sorte, préférer entendre un mot plutôt qu’une suite de sons qui n’a pas de sens. Comme le remarque Johnson (2011, p. 133), « Listeners are

inexorably drawn into hearing words even when the communication process fails. This makes a great deal of sense, considering that our goal in speech communication is to understand what the other person is saying, and words […] are the units we trade with each other when we speak ». Cependant, quand les données acoustiques sont claires, par exemple si dask est

prononcé de façon non ambiguë, avec un voisement qui commence tôt, c’est ce que les auditeurs disent entendre (Ganong, 1980). Les informations descendantes ne jouent ainsi que dans les cas où il existe une incertitude, et non quand les informations du signal sont claires.

1.4.2.2. influence du contexte phrastique sur la reconnaissance des mots

Un autre exemple d’effet descendant (top-down), après l’effet des connaissances lexicales sur la reconnaissance des sons, est celui du contexte de la phrase sur la reconnaissance lexicale, qui a été démontré avec trois types de tâches. Dès 1951, George Miller et ses collègues remarquaient qu’il est plus facile de comprendre des mots dans une phrase (en particulier en présence d’un bruit de fond) que les mêmes mots assemblés de façon aléatoire (Miller et al., 1951). Marslen-Wilson et Tyler (1980) trouvèrent ensuite le même résultat avec une tâche de

word monitoring (repérage d’un mot) : nous détectons beaucoup plus rapidement un mot

quand il se trouve dans une phrase plutôt que dans une suite de mots dans le désordre.

C’est aussi en 1980 que François Grosjean montre, en utilisant la technique expérimentale du

gating présentée en 1.3.2, qu’un mot hors contexte (camel) est reconnu moins rapidement que

quand il est inséré dans un contexte court (the kids rode on the… camel). Un contexte long (At

the zoo, the kids rode on the… camel) conduit à un temps de reconnaissance encore plus

court. Nous avons également déjà décrit les résultats de Grosjean (1985) qui montraient que certains mots n’étaient reconnus qu’en même temps que le mot suivant, ou même après lui, grâce au contexte supplémentaire apporté par ce(s) mot(s). Bard et al. (1988) ont ensuite étendu ce résultat avec des stimuli naturels tirés d’un corpus de productions spontanées. 20% des mots ne sont alors reconnus qu’après le suivant. Les mots grammaticaux sont

particulièrement susceptibles de ne pas être reconnus tout de suite, probablement parce qu’en anglais (en plus d’être courts et non accentués) ils précèdent les mots sur lesquels ils portent. Ainsi, après le verbe eat (contexte gauche), on peut trouver toutes sortes de prépositions, mais si le mot lexical suivant est (a) spoon, cela restreint les possibilités à with, ou peut-être

without, ou from. Il n’est donc pas surprenant que le contexte droit aide à la reconnaissance.

Le contexte phrastique influence également la reconnaissance des morphèmes grammaticaux. Tuinman et al. (2014) ont montré, avec des sujets néerlandophones, que le suffixe verbal néerlandais de troisième personne /t/ était plus facilement reconnu si le verbe était accompagné d’un pronom de troisième personne. Ce pronom peut être placé avant ou après le verbe, ce qui fait qu’encore une fois, cela peut être le contexte droit qui aide à la reconnaissance.

1.4.2.3. influence d’informations extralinguistiques

Terminons par des exemples d’effets descendants qui correspondent probablement plus à la conception que nous avons qualifiée de « didactique » des procédés top-down, c’est-à-dire l’utilisation de connaissances extralinguistiques (visuelles, culturelles, etc…) pour aider à la compréhension.

Au niveau textuel (à l’écrit), Kintsch et Greene (1978, p. 2) ont montré l’importance des schémas culturels dans la compréhension des textes. Ces schémas amènent les locuteurs à anticiper la structure des textes qu’on leur donne à comprendre. Par exemple, dans un conte de tradition européenne, on sait que « the events in the story must be causally and temporally

related; […] stories contain episodes, each consisting of three story categories, which frequently are called exposition, complication, and resolution ». Un conte qui s’inscrit dans

cette tradition (un conte de Grimm, par exemple) sera ainsi mieux compris et retenu qu’un autre provenant d’une autre tradition (un conte traditionnel d’Alaska dans leur exemple). Le même procédé est à l’œuvre dans d’autres genres textuels bien définis culturellement, comme l’exposé scientifique (Kintsch & Van Dijk, 1978).

Cependant, les informations d’origine extralinguistique ne sont pas utilisées uniquement aux hauts niveaux du processus de compréhension. Les informations visuelles, en particulier, peuvent intervenir dès l’étape de décodage. Strand et Johnson (1996) montrent par exemple qu’une même syllabe, prononcée par un même locuteur, peut être interprétée comme commençant par un /s/ si elle est accompagnée d’un visage d’homme, mais comme un /ʃ/ si

c’est un visage de femme. En effet, les hommes ont en général une voix plus grave (utilisant des fréquences moins élevées) que les femmes. Le son /s/ ayant son énergie concentrée à des fréquences plus élevées que celle de /ʃ/, un son ambigu entre les deux (utilisant des fréquences intermédiaires) pourra être considéré comme « aigu » pour un homme (et donc correspondre à un /s/), mais « grave » pour une femme (un /ʃ/).

Le contexte paralinguistique et les informations visuelles peuvent aussi jouer au niveau de la reconnaissance lexicale : Casasanto (2008) montre que l’ethnicité du locuteur peut influencer la reconnaissance des mots anglais prononcés avec ou sans simplification du groupe consonantique final (mass vs. mast). Arnold et ses collaborateurs constatent qu’une hésitation avant un nom conduit les auditeurs (dans une expérience de monde visuel) à supposer que le locuteur se réfère à un nouveau référent, et c’est sur ce nouveau référent que se porte leur regard, dès le tout début de production du mot (Arnold et al., 2004). La même équipe (Arnold et al., 2007) montre ensuite que si l’on informe les auditeurs que le locuteur a un problème cognitif qui le conduit à chercher ses mots, cet effet disparaît : les auditeurs n’attribuent plus à cette hésitation la fonction de ciblage de nouveauté, s’attendant autant à entendre un ancien qu’un nouveau référent après la pause. Encore une fois, les sujets sont capables de prendre en compte toutes les informations, linguistiques ou non, présentes dans la situation, pour interpréter un message de façon efficace.