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Chapitre 2 La compréhension de l’oral en anglais L2

2.3. Les connaissances lexicales

2.3.4. Difficultés : « profondeur » du lexique

Dans les études précédemment citées visant à estimer l’étendue du lexique des anglophones natifs, les tests s’effectuent soit en demandant aux sujets s’ils connaissent les mots présentés, soit en leur demandant de produire un synonyme, une définition, ou de trouver la bonne réponse parmi plusieurs propositions (QCM). Dans tous les cas, les mots sont proposés à l’écrit et uniquement en reconnaissance. Ces études correspondent ainsi à des connaissances assez superficielles.

2.3.4.1. aspects de la connaissance d’un mot chez Nation (1990, 2001)

Nation (1990), conscient de ce problème, a proposé une des définitions les plus utilisées de ce que « connaître un mot » veut dire. Il distingue plusieurs aspects : la forme (orale et écrite), le sens (le concept lui-même et ses associations), l’usage (qu’il nomme function, et qui correspond à la fréquence et au registre/genre), et la syntaxe (appelée position, qui comprend

le patron grammatical et les collocations du mot). Nation a ensuite légèrement remanié cette classification dans son livre Learning vocabulary in another language (2001, p. 49), et y a notamment ajouté la connaissance de la morphologie du mot. Il a également rassemblé les caractéristiques sous trois aspects seulement : forme (orale, écrite, morphologie), sens (lien forme-sens, concept et associations) et usage (fonction grammaticale, collocations et fréquence/registre). Une autre dimension traverse ces caractéristiques, celle qui distingue la compétence réceptive de la compétence productive. Nous adaptons ci-dessous (Tableau 2.6) le tableau que Nation propose, y soulignant les questions correspondant à la réception (R) pour plus de lisibilité.

Forme

Forme orale R A quoi ressemble ce mot à l’oral ? P Comme ce mot est-il prononcé ? Forme écrite R A quoi ressemble ce mot à l’écrit ?

P Comment ce mot s’écrit-il ?

Morphologie R Quelles parties peut-on reconnaître dans ce mot ? P De quelles parties ai-je besoin pour exprimer ce sens ? Sens

Forme et sens R Que veut-dire ce mot ?

P Quel mot utiliser pour exprimer ce sens ? Concept et référents R Qu’est-ce qui est inclus dans ce concept ?

P A quoi peut se référer ce concept ?

Associations R A quels autres mots nous fait penser ce mot ? P Quels autres mots utiliser à la place de celui-ci ? Usage

Structure grammaticale R Dans quelle structure ce mot est-il utilisé ? P Quelle structure faut-il utiliser avec ce mot ? Collocations R A quels mots s’attendre avant et après celui-ci ?

P Quels mots faut-il utiliser avec celui-ci ?

Fréquence, registre, … R Où, quand et à quelle fréquence s’attendre à rencontrer ce mot ?

P Où, quand et à quelle fréquence faut-il utiliser ce mot ?

Tableau 2.6 - Aspects de la compétence lexicale selon Nation (2001, p.49), en réception (R) et en production (P)

Même si ce n’est pas précisé dans le texte, il nous semble que Paul Nation a organisé ces aspects par ordre d’importance décroissante, ou de difficulté croissante : la forme et le sens sont les caractéristiques les plus importantes (le « signifiant » et le « signifié » de Saussure), et correspondent aux connaissances en général testées pour estimer la taille ou étendue du vocabulaire (vocabulary size, ou vocabulary breadth), par opposition à la richesse du vocabulaire (vocabulary depth), qui suppose pour chaque mot une connaissance plus approfondie, celle au moins de la structure grammaticale associée et des collocations dans

lequel il est utilisé, voire du registre et de sa fréquence (il est possible également que l’organisation du tableau découle des modèles de traitement du langage, allant des sons au discours, en passant par le mot, unité de sens).

2.3.4.2. reconnaissance de la forme orale

Pour la question qui nous préoccupe, celle de la compréhension de l’oral, les aspects pertinents sont ceux qui sont accompagnés d’un « R » et soulignés dans le Tableau 2.6. Si nous nous intéressons d’abord à la forme, c’est la question « A quoi ressemble ce mot à l’oral ? » qui importe. Pourtant, l’étendue du lexique est calculée à partir de l’écrit dans presque toutes les études décrites précédemment. Ceci peut poser un problème, comme le remarque Christine Goh (2000, p. 61) : « It is likely that for some [students], sound-to-script

relationships have not been fully automatised. Therefore, although they knew certain words by sight, they could not recognise them by sound. Put another way, their listening vocabulary was underdeveloped. » Nous savons également que de nombreux mots anglais reconnus à

l’écrit par les francophones ne le sont pas forcément à l’oral. Hilton (2003), par exemple, à partir d’une tâche de décision lexicale, identifie un certain nombre de mots transparents (également appelés mots congénères, Bogaards, 1994) que les francophones reconnaissent presque aussi vite que les anglophones à l’écrit, mais qu’ils rejettent comme des non-mots à l’oral. Nous reproduisons ici le tableau des 16 mots pour lesquels la différence est la plus grande entre écrit et oral (Tableau 2.7).

mot %age de réponses correctes,

ECOUTE

%age de réponses correctes, LECTURE creature 06 100 rebel 18 94 muscle 19 65 fraction 24 88 theory 31 100 freedom 35 100 jury 35 94 signal 35 100 rival 38 76 agent 41 82 angle 44 82 issue 44 82 client 44 65 finance 44 65 volume 44 65 fabric 47 81

Tous ces mots, à part freedom, sont transparents à l’écrit, même si deux sont des faux-amis (issue et fabric, qui n’ont pas le même sens en anglais et en français). Ils ont tous (à part

freedom) une étymologie latine et ont généralement été adoptés en anglais par l’entremise du

français, excepté rival et theory qui ont été empruntés directement au latin, d’après l’Oxford

English Dictionary (Simpson, 1989). Ils sont faciles à reconnaître à l’écrit car l’orthographe

est la même en anglais et en français, hormis rebel (« rebelle » en français), theory (« théorie ») et fabric (« fabrique »), dont l’orthographe reste cependant très proche (« créature » en français se distingue également par son accent aigu). Par contre, ils sont difficiles à reconnaître à l’oral du fait des changements de prononciation qui sont intervenus en anglais depuis leur emprunt au français (ou au latin, avec un emprunt parallèle en français). Nous pouvons prendre comme illustration le premier mot du tableau, creature, prononcé /ˈkri:tʃ ə(r)/, qui cumule deux difficultés. D’une part, la prononciation de la voyelle initiale correspondant au digraphe <ea>, qui est prononcé comme une seule voyelle longue /i:/17. D’autre part, la consonne /t/ a subi un phénomène de palatalisation du fait du /j/ qui suivait, ce qui fait que le /tj/ s’est transformé en /tʃ/ (yod-coalescence Dauer, 1993). Ces deux phénomènes (sans compter la réduction de la voyelle finale, et en anglais britannique la disparition du /r/ final) font qu’il est très difficile pour un francophone non averti de reconnaître dans /ˈkri:tʃ ə(r)/ le /kʁe a tyʁ/ français.

La difficulté en reconnaissance aurale du lexique peut donc venir de la distance entre la prononciation attendue au vu de la forme écrite et la prononciation effective. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la connaissance de la forme écrite du mot joue ainsi un rôle en compréhension de l’oral pour des apprenants lettrés. Alors que ce rôle est clairement positif en compréhension de l’écrit, puisqu’elle permet à peu de frais aux apprenants francophones d’acquérir rapidement un vocabulaire conséquent en reconnaissance à l’écrit en anglais, son rôle est plus ambigu en compréhension aurale. La connaissance de l’orthographe peut être utile si elle aide à la reconnaissance aurale du mot, mais l’effet contraire peut également se produire. Paola Escudero et ses collaborateurs montrent par exemple que l’effet de la connaissance orthographique est positif si les correspondances graphème-phonème sont régulières dans la L2 et si elles correspondant à celles de la L1, mais peuvent être néfastes dans le cas contraire (Escudero et al., 2014). Etant donné que l’anglais est irrégulier dans ses

17 A l’époque du Grand changement vocalique (Great Vowel Shift), qui a eu lieu entre le 14ème et le 16ème siècles en Grande Bretagne, le /e:/ correspondant au digraphes <ea> s’est transformé en /i:/ - la suite orthographique <éa> n’était d’ailleurs pas un digraphe au départ, puisqu’en français elle correspond à 2 voyelles différentes. (Chevillet, 1994)

correspondances graphèmes-phonèmes, et que ces correspondances, au moins pour les voyelles, sont différentes de celles du français, on peut s’attendre à ce que cela pose des difficultés pour nos apprenants.

2.3.4.3. corrélation entre étendue et richesse (profondeur) du lexique

Nous avons vu qu’il était essentiel qu’en plus du sens des mots (le signifié), nos apprenants connaissent leur forme orale, et pas seulement leur forme écrite. Cependant, ces trois caractéristiques ne sont que les premières des neuf identifiées par Nation (2001), que nous avons présentées dans le Tableau 2.6.

Dans son article Dimensions of lexical competence, Meara (1996) reconnaît que toutes les caractéristiques énumérées par Nation sont importantes pour caractériser la connaissance des mots individuels, mais souligne qu’il est difficile en pratique de tester ces connaissances : avec un échantillon restreint à 50 mots, par exemple, cela reviendrait à administrer aux apprenants 50 mots x 8 caractéristiques, soit 400 questions. D’autre part, il fait l’hypothèse que l’étendue et la profondeur du lexique sont fortement corrélées chez la plupart des individus : « It would be unusual, for example, to find someone with a vocabulary of 10,000

words who did NOT know that ‘child’ is a common word, used in slightly formal situations, that it is a noun, makes its plural with ‘ren’, and is associated with ‘boy’, ‘girl’, ‘parent’ and so on. » (ibid., p.44). Autrement dit, l’étendue et la profondeur du vocabulaire évoluent de

concert, du fait des conditions d’acquisition du lexique: « Most people acquire L2 words from

exposure to the language, not from learning lists of words in the abstract, and it is inevitable that while they are doing this, they also acquire a broader knowledge about the words they already know » (ibid., p.44). Il considère qu’en deçà de 5 000 mots, une mesure de la taille du

vocabulaire suffit à caractériser le lexique d’un apprenant. Ce n’est qu’au-delà qu’il peut être important de caractériser la « profondeur » du vocabulaire par l’intensité des liens que chaque mot entretient avec les autres éléments du lexique. Il conclut en faisant l’hypothèse que cela peut être fait au niveau du lexique entier et non au niveau de chaque mot : au lieu de tester pour chaque mot les liens qu’il entretient avec d’autres mots, sa fréquence, ses collocations, Meara propose de caractériser l’organisation du lexique lui-même en montrant que tous les mots sont reliés entre eux dans le lexique mental des locuteurs (par exemple avec une tâche d’association libre).

Dans l’article de Meara (1996), la corrélation supposée entre étendue et profondeur du lexique reste spéculative. Cependant, d’autres linguistes ont cherché à aborder le problème de façon

empirique. Schmitt fait une revue de la littérature qui a étudié la question entre-temps et parvient à la même conclusion que Meara : « For higher frequency words, and for learners

with smaller vocabulary sizes, there is often little difference between size and a variety of depth measures » (Schmitt, 2014, p. 913)18. Il remarque par ailleurs qu’en réception, la profondeur a moins d’importance qu’en production. En effet, en réception, la construction grammaticale, les collocations, le genre de texte sont donnés par le contexte et ne sont pas à construire comme en production. D’autres chercheurs sont encore plus réservés sur le concept de « profondeur » des connaissances lexicales, du moins pour une utilisation dans un contexte d’évaluation : « vocabulary depth has been valuable in furthering the thinking in the field, but

its ill-defined, cover-all nature makes it inappropriate as a construct to be used in assessment procedures » (Gyllstad, 2013).

Au vu des études décrites ci-dessus, de la compétence langagière que nous étudions (réception et non production), et du public auquel nous nous intéressons (étudiants ayant besoin de remédiation, donc probablement avec un lexique peu étendu), il nous semble possible de conclure que dans le contexte de cette étude, une mesure de l’étendue du vocabulaire (nombre de mots reconnus) sera pertinente et suffisante. Dans la deuxième partie de cette étude sur l’opérationnalisation de nos construits, nous étudierons plus en détail les différentes formes de tests qui ont été proposés pour estimer cette taille du lexique. Nous suivrons aussi les conseils de Staehr en construisant un test de reconnaissance aurale : « a study of the relationship

between vocabulary size and listening should ideally be based on a vocabulary test that involves hearing the target words rather than reading them» (Stæhr, 2009, p. 597).