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U N EXEMPLE DE DIALOGUE D ’ INGENIERIE POUR DONNER A VOIR NOTRE TRAVAIL

L’INTRODUCTION DU CONCEPT DE LIMITE DE FONCTION AU BRÉSIL ET EN FRANCE

III. U N EXEMPLE DE DIALOGUE D ’ INGENIERIE POUR DONNER A VOIR NOTRE TRAVAIL

Nous précisons que le dialogue d’ingénierie est caractérisé par les échanges entre des membres du collectif ACE à propos de l’ingénierie. Il se déroule en grande partie durant les réunions de régulation de l’ingénierie mais aussi par la voie des courriels au travers de messages ou d’annotations de documents.

1. Ce qu’il faut savoir pour comprendre les échanges entre professeurs et chercheurs : une partie du Jeu des annonces

Le Jeu des annonces est une situation de désignation et de comparaison de mesures. Elle est proposée aux élèves au début de la progression de CP. Les élèves ont à comparer deux mesures : celle du nombre de doigts qu’ils « annoncent » avec leurs deux mains et celle du nombre de points d’un lancer d’un dé. Est déclarée gagnante l’annonce qui a la même mesure que celle obtenue par le lancer du dé. Le dé étant lancé après l’annonce, pour donner du jeu.

Figure 1 - Une partie du jeu des annonces entre trois joueurs

Les représentations de la partie sont des compte-rendu de l’expérience vécue lors du jeu. Le joueur A (cf. figure 1) pourra écrire : « 4+2 = 6 » ; le joueur B « 2+3 ≠ 6 » et le joueur C « 1+0 ≠ 6 ».

Le signe « = » prend ainsi un sens d’équivalence entre deux mesures. Toutes les annonces gagnantes appartiennent à une même classe d’équivalence. L’équivalence est étudiée par les élèves dans le jeu en même temps que la non-équivalence. Les signes « = ; ≠ » puis « < ou > » étant enseignés de manière paradigmatique, les uns par rapport aux autres. Le système

A

C

sémiotique constitué par l’écriture mathématique décrit la situation de la partie gagnante ou perdante.

2. Niveaux de description des échanges à propos d’une production d’élève

L’échange présenté ci-dessous est extrait d’une réunion qui est la deuxième de l’année, le 27 novembre 2013, au cours de la deuxième année de la mise en place du dispositif.

Un professeur débutant dans l’ingénierie (PE1), un chercheur et un professeur mettant en place la progression pour la deuxième année (PE2) en sont les protagonistes. PE1 relate un fait didactique suite à une incitation donnée dans le « Journal du nombre » qui est un espace consacré à l’expression libre à partir d’une incitation. Nous décrirons cet échange selon trois niveaux de description. Le premier est la transcription de l’échange capturé par une vidéo et sa description réalisée dans le langage de la situation didactique présentée dans la section précédente. Le second niveau permet d’accéder à ce qui se joue entre les protagonistes de l’action. Le troisième apporte une première approche de la nature d’un dialogue d’ingénierie au sein d’une ingénierie didactique coopérative. Il s’agit donc de produire des descriptions successives de plus en plus fines, en appui sur des concepts.

Transcription de l’échange et premier niveau de description

Transcription de l’échange 1e niveau de description

PE1 : la semaine dernière dans le journal du nombre / il y a un élève qui a anticipé sur le module 6 / et du coup j'ai pas su s’il fallait que je l'exploite / j'ai laissé faire et j'en ai pas reparlé à tous

Chercheur : mais comment il a anticipé↑

PE1 : c'était « écris des annonces mathématiques gagnantes avec le + et le = » /

Le professeur PE1 a proposé à ces élèves de CP d’écrire des annonces gagnantes en utilisant les signes « + » et « = ».

PE1 remarque une production d’élève mais sur l’instant ne perçoit pas qu’elle devance ce qui est proposé au module d’enseignement suivant.

donc il m'appelle et il me dit maîtresse il faut que tu viennes m'aider / je veux mettre ça / 2 + 2 / je lui dis mais tu es coincé à 2 + 2↑ / il me dit oui / je dis comment ça tu es coincé à 2 + 2 enfin tu vois je… / mais il me dit non parce que je veux pas écrire 4 / je veux l'écrire d'une autre manière / ça y est j'ai trouvé je vais écrire 3 + 1 / tu vois de lui-même il a anticipé comme ça

PE1, débutant dans l’expérimentation de l’ingénierie, s’attend à ce que son

élève écrive « 2 + 2 = 4 » ou

« 3 + 1 = 4 » en utilisant le signe « = » pour présenter un résultat.

Mais celui-ci écrit « 2 + 2 = 3 + 1 » en utilisant le signe « = » pour désigner une équivalence.

Chercheur : et tu l’as laissé comme ça ↑

PE1 : j’ai dit très bien et je suis partie (rires) c'était pas …. / et il a rempli la page de ça

PE1 ne sait pas comment rebondir sur la production de l’élève.

PE2 : mais tu peux t'en servir / c'est super pour la classe / toi tu as écrit ça et vous est-ce que vous êtes capable d'écrire comme lui / c'est le début d’une grande aventure

PE2, mettant en place l’ingénierie pour la deuxième fois, perçoit le sens profond de l’action de l’élève et propose à PE1 une piste d’exploitation. Deuxième niveau de description

La trouvaille de l’élève dans son journal du nombre montre qu’il a saisi le sens du signe « = » tel que 4 (désignation usuelle) est équivalent à 2 + 2 (désignation possible dans le jeu et manière de l’écrire) est équivalent à 3 + 1 (autre désignation possible). PE1 relève ce fait didactique et

le perçoit comme suffisamment remarquable pour être rapporté au collectif mais n’en perçoit pas le potentiel didactique. PE2 prend une position forte dans l’avancée du dialogue d’ingénierie en envisageant le milieu dans une dynamique fonctionnelle, c’est-à-dire ce avec quoi il y a à faire pour avancer dans le problème soulevé par PE1. Autrement dit, « 2 + 2 = 3 + 1 » n’est pas seulement l’expression d’une équivalence, c’est aussi un jeu d’imitation potentiel (Sensevy, 2016).

Dans ce court dialogue d’ingénierie, PE1 et PE2 participent à l’enquête sur l’ingénierie (au sens de Dewey, 1938) : ils donnent à voir leur conception et leur pratique. PE1 en rapportant un fait didactique qui lui pose problème (comment traiter la question posée par l’élève). PE2 en apportant un point de vue expériencé de la chose.

Troisième niveau de description

La production de l’élève fait signification pour PE2 par rapport à sa pratique et à sa connaissance de l’ingénierie. PE2 manifeste un pouvoir d’explicitation du fait didactique rapporté en exprimant une proposition qui en concrétise l’idée dans une mise en œuvre possible. Le chercheur a choisi à ce moment-là d’être réticent. Il aurait tout aussi bien pu décrire la production de l’élève de son point de vue en exprimant, par exemple, l’intérêt de telles équivalences dans le travail à venir sur les diverses représentations d’un même nombre. Une telle posture face à l’enquête n’est donc pas liée au fait que l’on soit chercheur ou professeur. Les diverses positions sont assumées en fonction des connaissances des uns et des autres. Mais cela nécessite une même compréhension de l’action didactique qui s’est jouée entre le professeur, l’élève et le savoir (ici l’équivalence entre des désignations différentes d’un même nombre). Nous voyons ici que PE1 et PE2 n’ont pas cette même compréhension de l’action car PE1 n’a pas encore une grande expérience de l’ingénierie et de sa progression. Il y a aussi un enjeu de formation dans la mise en place du dispositif : il s’agit de rendre le professeur connaisseur de l’ingénierie, d’un point de vue tout à la fois de la pratique et de la théorie. Il s’agit aussi de le rendre averti, en tant que porteur d’attention aux productions des élèves.

3. Montrer une pratique de recherche : premiers éléments et cadre théorique

Nous avons montré ci-dessus des éléments d’une pratique de recherche telle que nous l’avons menée et restituée dans notre mémoire. L’enquête collective des professeurs et des chercheurs repose sur des faits relatifs à des expériences partagées. Ludwick Fleck (1934) les a nommés « faits d’expérience » et les a décrits comme des faits qui relèvent de l’expérience vécue et qui sont susceptibles d’apporter un enseignement pour un collectif. Nous avons supposé que, dans une ingénierie didactique coopérative, de tels faits pourront devenir des savoirs d’ingénierieau cours du dialogue d’ingénierie.

Un tel dialogue est considéré comme le procès de l’enquête du collectif sur l’ingénierie. Une analyse dans le cadre de la Théorie de l’action conjointe en didactique (TACD) nous permet de considérer les échanges comme des transactions entre les membres du collectif. Ces transactions se réalisent lors d’une enquête sur le savoir et dans un milieu sur lequel ils agissent. Cette enquête se réalise à partir de connaissances « déjà-là », sans cesse réactualisées par le travail dans le milieu (CDpE, 2019 ; Sensevy & Mercier, 2007 ; Sensevy, 2011).

Notre démarche est clinique dans la mesure où l’accent est mis sur l’étude du fonctionnement du groupe en situation (Leutengeger,2000). Elle revêt deux approches entremêlées :

- Une approche ingénierique du système didactique. Cet aspect de la démarche permet de construire des observables en termes de problèmes didactiques potentiels.

- Une approche anthropologique de ce système. Cet aspect nous positionne en tant que membre « connaisseur de la chose » au sens de Bazin (1998) qui considère en priorité la situation, les actes de langage et le point de vue des acteurs.

Nous avons cherché à repérer de tels faits dans les échanges car ils participent à l’enquête du collectif sur l’ingénierie. Les descriptions ont permis d’en approfondir la compréhension.