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EXAMEN DU RAPPORT ENTRE DOGMATISME ET SCEPTICISME

28 Introduction

L’expérience de la vie semble attester l’existence d’un lien entre un dogmatisme spontané de l’esprit et son renversement en scepticisme. La plupart des hommes ont tendance à tenir pour bonnes les positions qu’ils adoptent. En dépit du flottement dans lequel ils se trouvent sur les raisons d’une telle confiance, elles les orientent, tant dans leur jugement que dans leur conduite. Ils disposent d’une mise en forme et en sens du monde, préférant sans doute cela à un état d’indécision qu’ils redoutent et fuient tant il révèle leur dénuement. Une telle tendance ne manifeste-t-elle pas un mode de pensée dogmatique ? Hume décrit ce dogmatisme spontané et mentionne le parti pris unilatéral dans lequel les hommes s’enferment sous le double jeu de l’imagination et du désir :

Les hommes, pour la plupart, sont naturellement portés à être affirmatifs et dogmatiques dans leurs opinions ; comme ils voient les objets d’un seul côté et qu’ils n’ont aucune idée des arguments qui servent de contrepoids, ils se jettent précipitamment dans les principes vers lesquels

ils penchent, et ils n’ont aucune indulgence pour ceux qui entretiennent des sentiments opposés41.

Par ignorance mais aussi par négligence et haute estime d’eux-mêmes, les hommes tranchent de manière arbitraire, sans prendre en vue la pluralité des possibles. A ce titre, la position adoptée est bien un dogme au sens de ce qui paraît bon et constitue un décret ou un arrêt pris à la faveur d’une apparence. Si une disposition au questionnement est bien inhérente à la vie de l’esprit, elle se mue d’ordinaire en l’adoption confiante d’opinions unilatérales.

Toutefois, les aléas des événements, les affects éprouvés et les opinions tour à tour admises mettent aux prises avec la contradiction. Le désaccord récurrent entre ce qui était attendu et ce qui arrive, l’opposition des affects, entre autres l’espoir et la crainte, occasionnent troubles et instabilité de sorte que la confiance relative en ce qui était tenu pour bon est entamée et vacille. Subissant leurs doutes comme un tourment, les hommes basculent ainsi d’une confiance présomptueuse et précipitée à une défiance tout aussi excessive. De telles épreuves modifieront, réorienteront ou révéleront le destin d’un individu. La littérature a su prendre en vue ce rapport entre le dogmatisme spontané et son renversement en scepticisme. Des figures littéraires ont pu incarner un tel basculement.

Ainsi en est-il, selon nous, du personnage éponyme du roman de Gontcharov,

Oblomov. A travers l’exaltation de sa passion naissante pour Olga, nous mesurons

combien Oblomov croit à sa relation et tient pour vrai qu’avec une telle épouse, il pourra mener une vie sans trouble, dans l’ancien domaine familial d’Oblomovka. Comment comprendre alors son renoncement à ce mariage, son retrait hors de l’agitation humaine et sa mort dans des conditions misérables ? Une goutte d’amertume a suffi à empoisonner son bonheur. Jetant un regard rétrospectif sur sa vie, il fut saisi par l’abîme existant entre cet amour et le type d’homme qu’il était devenu42. Dès qu’il pensa que l’amour d’Olga ne pouvait être qu’une erreur, étant

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Enquête sur l’entendement humain, Paris, G-F, 1983, p. 243.

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« Le poison agit fort et vite. Il parcourut en pensées toute sa vie : pour la centième fois le repentir et le regret tardif du passé lui serra le cœur. Il s’imagina ce qu’il serait maintenant s’il avait avancé avec vigueur, combien sa vie aurait été plus remplie s’il avait été actif, enfin il se demanda ce qu’il était maintenant, comment Olga avait pu et pouvait l’aimer et pourquoi. » Oblomov, Paris, Le livre de poche, 1988, p. 341.

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donné qu’il était devenu un être sans vie ni activité, cette image a opéré comme un poison dont il subit les tourments, jusqu’à l’écriture de la lettre de rupture et même

au-delà43. Son renoncement à ce mariage indique, sans nul doute, sa faiblesse

mais aussi un certain atavisme. Elle révèle, en tout cas, dans quelle mesure il était un terrain propice à un tel revirement. Oblomov désire être heureux, mais sa relation avec Olga est au-delà de ses forces. Bien que sa lettre de rupture

manifeste sa lucidité et sa générosité envers elle44, elle nous livre finalement ce qui

préside à l’impossibilité de ce mariage :

[…] moi, je dois désormais retrouver ce calme, ennuyeux, et ensommeillé, mais bien connu de

moi, car je ne saurais plus naviguer dans la tempête45.

Oblomov se retire peu à peu du monde non par aigreur, ressentiment à l’égard du temps ou sentiment de la vanité de toute chose mais plutôt parce qu’il attache une valeur suprême à l’absence de trouble à laquelle il sacrifie tout. Toute sa vie, il ne cessera d’écarter et de fuir ce qui menace sa tranquillité : déménager, sortir,

voyager, se marier. Serait-ce son éducation46 qui lui aurait rendu tout cela

insupportable ? « […] le conte s‘étant mêlé à sa vie, inconsciemment il déplore que le conte ne soit pas la vie et la vie un conte.47 »

Gontcharov a été soupçonné de dépeindre un type d’homme nihiliste à l’instar

de ses contemporains russes ou français48. Or, son roman ne propose ni une

exploration de la dimension psychologique du nihilisme comme Madame Bovary ni une exploration de sa dimension morale et de ses retombées politiques comme

Pères et fils. Oblomov renonce, il est vrai, à ce dont il espérait tout. Sa vie s’étiole

petit à petit mais au lieu d’en pâtir, il s’en satisfait car, à la différence d’Emma, il

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« N’était-ce pas une erreur ? Cette idée lui traversa l’esprit, comme un éclair qui le frappa en plein cœur et le brisa. Il gémit. ‘’ Une erreur ! Oui... Voilà ce que c’est !’’ murmurait sa conscience. ‘’Je vous aime, je vous aime, je vous aime ‘’, retentit soudain dans sa mémoire, mais à peine son cœur commença-t-il à se réchauffer qu’il se glaça de nouveau. Ce ‘’Je vous aime’’ d’Olga, prononcé à trois reprises, qu’était-ce ? Une interprétation erronée, un chuchotement malicieux d’un cœur encore oisif ; ce n’était pas de l’amour, mais un pressentiment de l’amour. » ibid., p. 341-342.

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« J’aurais dû dès le début vous dire sévèrement : ‘’Vous vous êtes trompés, celui que vous avez attendu, celui dont vous avez rêvé n’est pas devant vous, attendez, il viendra, et vous vous réveillerez, dépitée et honteuse de vous être trompée, mais ce dépit et cette honte me feront mal’’, voilà ce que j’aurais dû vous dire si mon esprit était plus perspicace et mon âme plus vigoureuse, si enfin j’avais été plus sincère ... » ibid., p. 345

45

Ibid., p.347.

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Gontcharov raconte comment la nourrice d’Oblomov, à moins que ce ne soit la légende, « […] évite soigneusement dans son récit toute réalité, au point que celui dont l’imagination s’imprègne de ces histoires, en demeure esclave jusqu’à la fin de ses jours. » ibid., p.163.

47

Ibid., p.163.

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Gontcharov se défend d’une telle accusation et selon Jean Catteau, préfacier d’Oblomov, il combattra énergiquement le nihilisme dans un autre roman intitulé Le ravin. Il est à noter par ailleurs que ceux qui se présentent comme des nihilistes n’ont de cesse de dénoncer « l’oblomoverie » de leurs contemporains. « S’attaquant à ce mal russe, Dobrolioubov fait de l’oblomoverie une catégorie visant à rendre intelligible un comportement social lié à une époque et à un régime politique déterminé. L’oblomoverie c’est la fainéantise propre à une classe sociale, une aboulie collective. Lénine usera de ce terme, qui, dorénavant, appartient à la langue russe pour flétrir les épigones du populisme, les mencheviks, les libéraux que même le grand souffle de la révolution n’avait pu faire disparaître. A partir du personnage d’Oblomov, Dorolioubov avait étendu l’oblomoverie à toutes les belles âmes plus fécondes en discours qu’en actes, diagnostiquant des symptômes d’oblomoverie chez les héros romantiques chers au cœur des Russes, pour ne citer que l’Eugène Onéguine (dans le poème du même nom) de Pouchkine et le Petchorine (Un Héros de

notre temps) de Lermontov. » W. Bannour, Les nihilistes russes, préface, p. 9.

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aspire à vivre sans attente. Se retirer du jeu du monde pour ne pas subir de tracas, repousser loin de soi toute attente d’événement pour ne pas être la proie de l’agitation. L’expérience d’un temps qui passe sans que rien ne se passe, vidé de tout affairement, ne sera pas repoussée car tenue pour ennuyeuse mais, au contraire, recherchée et jugée enviable. De plus, à la différence du type d’homme que campe Bazarov, Oblomov ne s’inscrit dans aucun combat, ne revendique aucune opposition à la morale, tant une telle initiative serait susceptible de le troubler. Il croit encore à la valeur de la tranquillité.

Ainsi, Gontcharov ne livre pas un portrait de l’homme nihiliste à la manière de ses contemporains mais il narre comment, insensiblement, un basculement s’opère de la confiance spontanée à la défiance. Le lien entre le dogmatisme spontané de l’esprit et son retournement en scepticisme est particulièrement saillant ici. Il resterait à déterminer si l’attachement oblomovien à la tranquillité n’est pas le symptôme d’une vie décadente, témoignage d’une vie en laquelle la vitalité

s’amenuise, se réduit comme peau de chagrin par asthénie de la volonté49. Nous

relevons une proximité polémique avec le type nihiliste présent dans la littérature du dix-neuvième siècle mais, aussi bien, les conditions d’une possible différenciation. Il importe désormais d’examiner si le lien aperçu entre dogmatisme et scepticisme dans leur mode spontané perdure lorsque l’un et l’autre se présentent comme des positions principielles.

Le dogmatisme métaphysique n’est pas réductible à l’adoption arbitraire d’une opinion mais il consiste en une triple confiance : dans l’être, dans le logos et dans la connaissance. Il se tient dans l’assurance selon laquelle l’être est dicible et connaissable par le logos50. Le scepticisme pensant, quant à lui, ne saurait être rabattu sur l’épreuve de troubles de nature psychologique ou même identifié à une posture du renoncement. Victor Brochard souligne combien le scepticisme pensant se distingue de ce scepticisme « […] qui nie toute vérité, en vertu de la disposition de l’esprit humain à aller toujours d’un extrême à l’autre comme un pendule qui ne

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Il est vrai qu’une étrange proximité apparaît avec la présentation du type nihiliste proposée par Nietzsche : « Un nihiliste est un homme qui juge que le monde, tel qu’il est, ne devrait pas exister, et que le monde, tel qu’il devrait être, n’existe pas.» La volonté de puissance, T.II, § 6, Gallimard, Coll. « Tel », 1995, p.11.

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« Dogme » est emprunté au latin dogma « doctrine, thèse » spécialement en latin chrétien, lui-même emprunté au grec « dogma » signifiant « ce qui paraît bon » (avec une idée de convenance, de conformité, d’adaptation), d’où « opinion » et en particulier « doctrine philosophique, décision, décret, arrêt. »

« Dogmatique » est emprunté au latin dogmaticus, transcription du dérivé grec tardif, forgé à

partir du grec dogmatikόs qui signifie, premièrement, « qui concerne l’exposition d’une doctrine », et

deuxièmement « qui se fonde sur des principes ».

« Dogmatiser » est emprunté, dès le Moyen Age, au latin ecclésiastique dogmatizare, dérivé de dogma. Dogmatizo signifie 1/soutenir une opinion d’où en général juger, décider, déclarer ; 2/enseigner comme une doctrine ; 3/décréter ou soumettre à un décret.

Il importe de prendre la mesure de l’axiologie et des connotations péjoratives dont l’usage de ces vocables a été affublé au cours de l’histoire, en particulier dès le XVIIe siècle au sens où est dogmatique « ce qui est affirmé avec autorité ». Kant ressaisira ces infléchissements en distinguant un simple procédé d’exposition dogmatique du dogmatisme lui-même.

« La Critique n’est pas opposée à un procédé dogmatique de la raison dans sa connaissance pure en tant que science […] mais elle est opposée au dogmatisme, c’est-à-dire à la prétention d’aller de l’avant avec une connaissance pure (la connaissance philosophique) tirée de concepts d’après des principes tels que ceux dont la raison fait usage depuis longtemps sans se demander comment ni de quel droit elle y est arrivée. Le dogmatisme est donc la marche dogmatique que suit la raison pure sans avoir fait une critique préalable de son propre pouvoir. »

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trouve pas du premier coup son point d’équilibre51. » Le vocable « scepticisme » n’existe pas en grec ancien, même s’il combine une racine et un suffixe grec. Il est forgé à partir du terme grec skeptomai qui signifie d’abord « regarder attentivement, considérer, observer » puis au sens figuré « examiner, méditer, réfléchir » et enfin « se préoccuper de, avoir souci de ». Ce vocable est présent dans le lexique bien avant que des philosophes aient été désignés, ou se désignent eux-mêmes, comme sceptiques :

Il existe bien un groupe de penseurs qui se sont appelés eux-mêmes skeptikoï, entre autres appellations ; mais lorsqu’ils voulaient désigner leur école (une école où on n’enseignait rien), ils utilisaient le mot de skepsis, dont la terminaison évoque une activité, et non une doctrine. Le

sceptique ne professe pas un système, le scepticisme, il pratique une activité, la skepsis52.

Aux yeux des philosophies établies en écoles, le scepticisme, tel qu’il s’est historiquement diffusé dès le quatrième siècle avant Jésus-Christ, se présente comme un défi, porteur d’une mise à l’épreuve. Qu’est-ce qui nous assure que l’être est connaissable et dicible par le logos ? Telle est la question qui émerge avec le scepticisme. Or elle sonne, du point de vue des dogmatiques, non pas comme une suspension mais comme une suppression de leur présupposé fondamental,

justifiant la marginalisation ou l’éviction hors du philosophique53. En première

approche, aucun caractère commun ne peut décidément être trouvé entre le dogmatisme et le scepticisme dans la mesure où le second procède, au moins, à la suspension de l’assurance du premier, assurance selon laquelle l’être est connaissable et dicible. Les dogmatiques et les sceptiques s’accorderaient alors simplement pour récuser toute forme d’apparentement. Ils n’ont, d’ailleurs, eu de cesse d’afficher leur différence et leur nécessaire séparation.

Avec l’émergence du scepticisme, la menace nihiliste prend véritablement corps. Ainsi seraient justifiées toutes les accusations dont le scepticisme est l’objet.

D’Epictète54 à Aristoclès jusqu’à des contemporains comme Henri Hude, l’éviction

s’opère sur fond d’un présupposé fondamental adossé à une axiologie : il ne se peut d’être sceptique et philosophe. Les sceptiques, quant à eux, font preuve d’une extrême vigilance pour ne pas discourir et penser à la manière dogmatique, a

fortiori lorsqu’ils présentent leur propre recherche. Tout penseur sceptique

rencontre des difficultés pour nommer la disposition sceptique, sous peine d’opérer un usage assertorique du langage, usage dont il se défend pourtant, car il tomberait

51

Les sceptiques grecs, Paris, Le Livre de poche, 2002, p.16.

52

Le savoir grec, article « Scepticisme », Paris, Flammarion, 1996, p.1001.

La skepsis désigne : 1/La perception par la vue d’où l’observation, la surveillance ; 2/au sens figuré : l’examen ou la réflexion avec une indication de minutie et de soin pris à sa réalisation.

53

Cf. introduction générale.

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Le scepticisme se réfute lui-même : « Même ceux qui parlent contre la vérité sont obligés d’user de propositions véritables et évidentes. Peut-être peut-on tirer de là la meilleure preuve de l’existence de l’évidence : que son contradicteur se trouve forcé de se servir d’elle. […] Quelle est la différence entre ces Sceptiques et qui donc ? ceux qui se disent Académiciens :’’ Hommes, disent ceux-ci, donnez votre assentiment à cette proposition que nul ne donne son assentiment ; croyez-nous, personne ne croit à rien.’’ » Entretiens II, XX dans Les Stoïciens, vol. II, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1962, p. 937.

L’aveuglement aux conséquences de leurs principes est aussi pointé mais la nécessité de l’action en est le démenti le plus cinglant. L’alternative est radicale : il faut ne plus être sceptique ou se pendre : « Si je me mettais d’accord avec trois ou quatre camarades, je le briserais et je le forcerais à se pendre ou à changer. » ibid., p. 940.

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ainsi sous le coup d’une auto-contradiction55. C’est pourquoi, dès l’ouverture des

Esquisses pyrrhoniennes, Sextus Empiricus indique qu’il va relater sur le mode de

la chronique et décrire plutôt qu’asserter et prescrire :

De rien de ce qui sera dit nous n’assurons qu’il est complètement comme nous le disons, mais pour chaque chose nous faisons en historien un rapport conformément à ce qui nous apparaît sur le moment56.

Le penseur sceptique cherche à adopter un mode d’exposition et d’écriture censé déjouer les pièges du langage présents dans son usage commun et/ou philosophique, initiant un style philosophique intégrant par avance la variabilité des perspectives et l’incomplétude. Une telle annonce rompt avec la belle assurance des philosophies constituées en écoles puisqu’il s’agit d’apprendre à parler et à penser sans dogmatiser. Cultivée par les uns comme par les autres, la différenciation entre les dogmatiques et les sceptiques ne prouve cependant pas qu’ils n’entretiennent aucune relation. Leur effort mutuel pour se distinguer les uns des autres n’en est-il pas déjà un aspect ?

Dogmatisme et scepticisme sont, de fait, traditionnellement associés au sein de typologies philosophiques. Ce ne sont pas deux figures absolument indépendantes, subissant des variations historiques de manière endogène, mais elles sont co-présentes et interagissent dans le cadre de typologies bipartites voire tripartites. Le clivage dogmatisme/scepticisme peut bien être interprété comme celui du philosophique et du non-philosophique en mode dogmatique, mais dogmatisme et scepticisme n’en demeurent pas moins relatifs l’un à l’autre. Que ces typologies soient postérieures à l’avènement d’une voie sceptique ne signifie d’ailleurs pas qu’avant le quatrième siècle, aucune philosophie n’ait présenté un caractère dogmatique. De la même manière, cela ne veut pas dire que des précédents sceptiques ne pourraient être repérés.

Une typologie philosophique est censée répertorier et classer la pluralité des philosophies mais elle permet aussi de les stabiliser, de fixer leur identité et leur différence. Ce procédé est utilisé par des pyrrhoniens, comme Sextus Empiricus, mais il est aussi adopté par Augustin ou encore par Montaigne et Pascal puis repris par Hegel dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie. Le critère retenu pour opérer la distribution n’est toutefois pas homogène selon les auteurs puisqu’il peut être de nature morale ou gnoséologique en fonction de la question tenue pour prééminente, à savoir celle du souverain bien ou celle de la recherche de la vérité.

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Montaigne relève cette difficulté : « Je vois les philosophes pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur générale conception du monde en aucune manière de parler : car il leur faudrait un nouveau langage. Le nôtre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que quand ils disent, je doute, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire avouer qu’au moins assurent et savent-ils cela, qu’ils doutent. » Essais, livre XII, p. 821.

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Dans ce passage sur lequel s’ouvrent les Esquisses pyrrhoniennes, Sextus distingue deux actes de langage, le premier est dogmatique (diabebaioumai, affirmer fortement, affirmer énergiquement) et le second est sceptique (appagello, apporter une réponse, annoncer). Cette double entente est indissociable du style philosophique sceptique. Elle est particulièrement importante dans la mesure où les Esquisses pyrrhoniennes se placent sous cette clause d’auto-relativisation. Barbara Cassin souligne à juste titre l’importance de cet hapax chez Sextus Empiricus

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