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3. Le trichlorométhyle, un groupement activant amovible

3.5. Etude mécanistique

[L’ensemble des résultats présentés dans cette sous-partie a été obtenu grâce à une collaboration avec Paolo Larini, MCF à l’ICBMS, équipe ITEMM.]

Lors de l’étude de la réaction de cyclisation, l’acide triflique (TfOH) est le seul solvant ayant permis de convertir 97 en 120, aucun autre acide ne donne de résultat satisfaisant. Afin d’éclaircir le rôle de ce superacide dans le mécanisme de la cyclisation, une étude ab initio a été réalisée sur la transformation 97 → 120.

Figure 14 : Isomérisation de 97 à température ambiante

Solvant εr μ (D) Z E

CDCl3 4,8 1,15 100% 0% DMSO-d6 46,7 3,9 40% 60%

Le composé 97 présente une structure énaminone, qui existe sous forme de deux diastéréoisomères Z ou E. Cet équilibre observé en RMN (Figure 14) est fortement influencé par la polarité du solvant. Dans les solvants aprotiques comme le CDCl3, l’isomère Z est stabilisé par une liaison intramoléculaire entre le NH et le carbonyle. Dans le DMSO, l’espèce la plus stable est au contraire l’isomère E. Cet équilibre n’étant pas déplacé lorsqu’un, deux ou trois équivalents d’acide triflique dans le DMSO sont ajoutés, il en résulte que cet équilibre a une cinétique rapide. On peut supposer que cette isomérisation Z/E a également lieu dans l’acide triflique pur, et que les conclusions sont les mêmes, à savoir un équilibre rapide entre les formes

Z et E. Cette isomérisation n’a donc pas été étudiée en DFT, car supposée plus rapide que toutes

les autres transformations. DMSO-d6

CDCl3

E

L’acide triflique est un superacide : ces espèces sont ainsi appelées car elles sont plus acides que l’acide sulfurique pur (100% H2SO4). Afin de classifier la force de ces superacides, la fonction d’acidité H0 par rapport à une espèce indicatrice basique B a été proposée par Hammett et Deyrup157 : ܪ ൌ ݌ܭሺܤܪሻ ൅ Ž‘‰ ቆ ሾܤሿ ሾܤܪቇ ൌ  െ Ž‘‰ሺܽሻ ൅ Ž‘‰ ൬ߛ஻ு ߛ ܽ : activité ߛ : coefficient d’activité

Équation 1 : Constante d’acidité de Hammett.

La définition de H0 dans le cas des solutions diluées, et donc idéales (γ=1), se confond avec la définition du pH. L’utilisation de nitroanilines comme espèce B permet de déterminer [B]/[BH+], et donc H0 par spectrophotométrie, puisque ces espèces sont généralement colorées sous leur forme protonée. Une échelle des superacides a pu être réalisée, et l’utilisation de l’acide triflique en synthèse a été largement documentée.158,159 L’acide triflique pur a un H0 de −14, à comparer à l’acide sulfurique pur au H0 de −12 : cet acide est donc susceptible de protoner plus d’une fois les solutés, ce qui peut avoir un effet très important sur la réactivité du groupement nitrile. Ainsi, Shudo et al.160 ont souligné l’importance des superacides dans plusieurs réactions d’acylations, comme la réaction de Houben-Hoesch à partir de benzonitrile et de benzène, qui forme de la benzophénone (Schéma 43). Seul l’acide triflique en présence de pentafluorure d’antimoine est suffisement acide pour former un intermédiaire dicationique, qui est un agent acylant plus important que l’intermédiaire monocationique.

Schéma 43 : Réaction de Houben-Hoesch en conditions superacides

Afin d’évaluer dans quel état se trouve le composé de départ 97 dans l’acide triflique, une première étude des enthalpies libres molaires relatives a été réalisée par modélisation DFT (Figure 15). Si l’espèce est monoprotonée, elle existe principalement sous la forme carbonyle

157 Hammett, L. P.; Deyrup, A. J. J. Am. Chem. Soc. 1932, 54(7), 2721–2739.

158 Howells, R. D.; Mc Cown, J. D. Chem. Rev. 1977, 77 (1), 69–92.

159 Akiyama, T.; Mori, K. Chem. Rev. 2015, 115 (17), 9277–9306.

monoprotoné A1-CO, car les deux autres sites, le CN et l’amine présentent une plus faible basicité. Si l’espèce est diprotonée, elle existe principalement sous la forme carbonyle et nitrile protonés A2-CO-CN. Les autres tautomères A2-CN-NH et A2-CN-CN existent, mais présentent des enthalpies libres plus importantes. Enfin, si l’espèce est triprotonée, sa forme prédominante est A3-CO-CN-CN.

Figure 15 : Enthalpies libres molaires relatives des espèces 97 mono, di et triprotonées à 298K

Suivant le degré de protonation, les formes les plus stables et donc prépondérantes sont ainsi identifiées : A1-CO, A2-CO-CN, et A3-CO-CN-CN. Grâce à ces calculs, les équilibres acido-basiques entre ces espèces et le solvant acide peuvent être représentés. Les valeurs des enthalpies libres de réactions ont été calculés pour l’acide triflique (H0 = −14.1)161 et l’acide

161 (a) Saito, S.; Saito, S.; Ohwada, T.; Shudo, K. Chem. Pharm. Bull. 1991, 39 (10), 2718–2720. (b) Saito, S.; Sato, Y.; Ohwada, T.; Shudo, K. J. Am. Chem. Soc. 1994, 116 (6), 2312–2317.

méthanesulfonique (H0 = −7.7).162 Les résultats obtenus confirment que l’acide triflique peut protoner 97 de manière multiple (Figure 16).

A0 + TfOH = A1-CO + TfOି ∆G்௙ைு

ൌ ͹Ǥ͵kcal.mol-1 A0 + 2 TfOH = A2-CO-CN + 2 TfOି

∆G்௙ைு

ൌ ʹʹǤͳkcal.mol-1 A0 + 3 TfOH = A3-CO-CN-CN + 3 TfOି

∆G்௙ைு

ൌ ͹ͲǤͳkcal.mol-1 A0 + MeSO3H = A1-CO + MeSO3ି

∆Gெ௘ௌைయு

ൌ ʹ͵Ǥ͹kcal.mol-1 A0 + 2 MeSO3H = A2-CO-CN + 2 MeSO3ି ∆Gெ௘ௌை

ൌ ͷͶǤͻkcal.mol-1 A0 + 3 MeSO3H = A3-CO-CN-CN + 3 MeSO3ି

∆Gெ௘ௌை

ൌ ͳͳͻǤͶkcal.mol-1

Figure 16 : Enthalpies libres molaires de protonation de 97

Avec une différence d’enthalpie libre de 22.1 kcal/mol, l’acide triflique protone doublement le composé 97, alors que l’acide méthanesulfonique conduit à un composé monoprotoné pour une différence d’enthalpie libre de 23.7 kcal/mol. Les chemins réactionnels ont alors été calculés pour un même degré de protonation, et sont représentés en Figure 17. Les trois profils réactionnels présentent une allure similaire : trois énergies d’états de transition ont été obtenues, mono, di et tri protonés. Dans les trois cas, à partir du produit de départ, une isomérisation de la chaîne butènone a lieu, suivie d’une cyclisation de haute énergie, et enfin, une série de prototropies permettant de former le produit quinoléine.

Figure 17 : Profils réactionnels des trois états mono, di, et triprotonés : seules les structures dicationiques sont représentées. (Des schémas détaillés figurent en annexe.)

Les résultats obtenus permettent ainsi d’identifier quel mécanisme est à l’œuvre dans le cas des solvants acide triflique ou bien acide méthanesulfonique. L’équation d’Eyring relie la constante de vitesse de l’étape cinétiquement déterminante à l’enthalpie libre de l’état de transition (ΔGi, Figure 17). En tenant compte des équilibres acido-basiques intramoléculaires (ΔGstab., Figure 15) et intermoléculaires (ΔGisolvant, Figure 16), les vitesses apparentes des trois profils réactionnels dépendront directement de la somme de ces trois contributions enthalpiques, ΔGi + ΔGstab. + ΔGisolvant.

Tableau 15 : Identification du mécanisme suivant le solvant

Mécanisme Acide triflique Acide méthanesulfonique ݅ ൌ οܩ ș൅ οܩ௦௧௔௕Ǥ οܩ்௙ைு οܩș൅ οܩ௦௧௔௕Ǥ൅ οܩ்௙ைு οܩெ௘ௌைு οܩș൅ οܩ௦௧௔௕Ǥ൅ οܩெ௘ௌைయு Mono 41.7 + 4.5* 7.3 53.5 23.7 69.9 Di 24.0 + 0 22.1 46.1 54.9 78.9 Tri 12.9 + 0 70.1 83.0 119.4 132.3

* : correspond à la différence d’enthalpie entre A1-CO et A1-CN puisque le mécanisme monoprotoné ne part pas de l’état le plus stable.

Une valeur particulièrement basse (46.1 kcal.mol-1) est obtenue pour le mécanisme dicationique dans l’acide triflique, alors que dans l’acide méthanesulfonique, une valeur très élevée (69.9 kcal.mol-1) est obtenue seulement pour le mécanisme monocationique. Il en résulte que le mécanisme de la transformation de 97 en 120 n’est possible que dans un milieu superacide, et passe par des intermédiaires dicationiques.