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La tâche de Piaget: une épreuve engageant

A. Etude chez l'enfant d'âge scolaire

Depuis la publication des travaux de Piaget sur la tâche de conservation du nombre (réussie tardivement vers l'âge de 7-8 ans), plusieurs auteurs ont proposé que les compétences des enfants ne soient pas complètement exprimées parce qu'ils ne seraient pas en mesure d'inhiber, dans ce cas précis, la stratégie heuristique1 "longueur égale nombre"

(Dempster, 1995; Houdé, 1997; Houdé, 2000; Houdé, 2004). Ainsi, les enfants, avant l'âge de 7-8 ans, n'échoueraient pas par manque de compétences numériques mais plutôt par un défaut d'inhibition cognitive.

Pour tester l'hypothèse du défaut d'inhibition chez les enfants, pour la tâche de conservation du nombre, Houdé et Guichart (2001) ont utilisé la technique de l'amorçage négatif. Ce type de paradigme a l'avantage de mettre en évidence l'inhibition cognitive induite par une condition, à l'aide de la chronométrie mentale2. L'idée est de mesurer les

temps de réponse dans deux situations: dans une situation contrôle (où le nombre et la longueur co-varient), avant la tâche de type Piaget (où, par hypothèse, l'enfant doit inhiber la stratégie "longueur égale nombre") et dans la situation test, après la tâche de type

1 Une stratégie heuristique est une procédure, qui sans engendrer dans tous les cas la solution du problème,

réussit le plus souvent grâce à des règles judicieuses qu'elle donne sur le choix des opérations à effectuer (Bideaud, J. et al., 1993).

2 La chronométrie mentale est une méthode, initiée par Donders, qui considère que le temps nécessaire pour

réaliser une tâche donnée est la somme des temps requis pour effectuer toutes les étapes intermédiaires de la tâche (Donders, FC., 1868).

Piaget. Si le temps de réponse, pour un même type de stimulus, dans la situation test augmente par rapport à la situation contrôle, c'est l'amorçage négatif.

Pour cette étude, la condition contrôle consiste à montrer à l'enfant deux rangées où le nombre de formes et la longueur des rangées co-varient, c'est-à-dire que plus la rangée est longue et plus le nombre de formes augmente. On remarque que la nécessité d'informatiser l'expérience pour mesurer de façon précise les temps de réponse de chaque stimulus, fait que les conditions expérimentales sont légèrement modifiées, par rapport à l'expérience de Piaget, puisque l'enfant ne manipule pas les jetons sur une table. Les enfants testés dans cette étude avaient 8-9 ans et étaient tout juste "conservants", c'est-à- dire qu'ils étaient en mesure de réussir la tâche de conservation du nombre depuis peu de temps (Houdé et Guichart, 2001). Il leur était demandé de décider s'il y avait le même nombre de formes géométriques colorées entre les deux rangées (des carrés ou des rectangles). Les résultats de cette étude ont effectivement montré un phénomène d'amorçage négatif juste après avoir réalisé la tâche de type Piaget (condition où les enfants avaient dû préalablement inhiber la stratégie visuo-spatiale "longueur égale nombre") (voir la Figure 7).

Figure 7. Mise en évidence de l'amorçage négatif, au niveau des temps de réponse. Tâche numérique adaptée de Piaget chez des enfants de 8-9 ans. En haut, la condition test avec tout

d’abord l’inhibition de la stratégie "longueur = nombre" (S2) qui est alors non pertinente (A), puis l’activation de cette stratégie (S2) devenu pertinente (B), S1 étant la stratégie pertinente de quantification. En bas, les résultats montrent que l’activation de la stratégie "longueur = nombre" préalablement inhibée (Test) prend plus de temps que lorsqu’elle n’a pas été préalablement inhibée (Contrôle: présentation de B, puis A). Adapté de Houdé et Guichart (2001).

Cette étude de chronométrie est la première à mettre en évidence l'inhibition liée à la tâche de conservation du nombre adaptée de Piaget. L'échec des enfants plus jeunes résiderait dans l'incapacité à inhiber une stratégie heuristique "longueur égale nombre". Selon les auteurs, l'épreuve de conservation du nombre est avant tout un test de la

résistance à l'interférence "nombre/longueur", c'est-à-dire la capacité à résister à la stratégie visuo-spatiale "longueur égale nombre". C'est une heuristique (stratégie qui fonctionne très bien, très souvent, mais pas toujours) de quantification souvent pertinente et toujours utilisé par les adultes. Par exemple, dans un rayon de supermarché: devant deux rayonnages de bouteilles de soda de même marque, il n'est pas nécessaire de compter pour savoir que le plus long rayonnage contient le plus grand nombre de bouteilles. Cette analyse est en accord avec celle de Dempster pour qui les situations de conservation ont plus à voir avec la capacité à résister aux interférences qu'avec la capacité de l'enfant à comprendre la logique sous-jacente (Dempster, 1995). On note d'ailleurs que si la tâche est réalisée avec des bonbons que les enfants pourront manger à la fin de d'expérience, et non plus des jetons, des enfants de deux ans sont en mesure de préférer la rangée qui contient le plus de bonbons, même si la rangée est moins longue (Mehler et Bever, 1967); il suffit en fait de créer un réel enjeu, même s'il ne s'agit pas de bonbons, en présentant à l'enfant des alignements de quantités inégales. Lorsque la composante émotionnelle est fortement mise en jeu, les enfants mettent à profit leurs compétences numériques.

De manière plus générale, Siegler propose que dans l'acquisition des faits arithmétiques, la maturation des stratégies ne suit pas une logique stricte en étapes: il n'y a pas de substitution d'une stratégie par une autre, mais plutôt un mélange de stratégies existantes, la construction de nouvelles et l'abandon d'anciennes. Il propose, dans le cas des tâches numériques de Piaget, un modèle en vagues qui se chevauchent (voir la Figure 8) et qui semblerait plus réaliste (Siegler, 1995; Noël, 2000). A tout moment de son développement, l’enfant doit ainsi choisir parmi différentes stratégies disponibles et il doit, dans certains cas, être capable d’inhiber une stratégie "piège" afin d’activer la stratégie adéquate dans une tâche donnée (Houdé, 2000).

Figure 8. Descriptions schématiques de changements cognitifs au cours du développement.