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Ethnicité et exotisme

CHAPITRE 2 PRIMITIVISME ET ART INUIT

2.1 Ethnicité et exotisme

Cette quête de l'inspiration exotique se sera quelque peu asséchée, à partir du milieu du XX* siècle, à cause du nombre décroissant de découvertes de

peuplades primitives à l'état pur. Au début des années 1950, la révélation d'un art primitif, jusqu'alors inconnu, ne pouvait donc que susciter de l'intérêt:

"Instead of the familiar thorny abstractions, one of London's most advance-guard galleries last week was exhibiting 61 primitive carvings that were as fresh and clean as a stans of clover" 2

Cette perception de l'esquimau primitif est toujours vivante en 1974, comme le révèle cette descrition de la culture inuit par Mme Jeannine Veisse conservatrice au Musée National de l'homme à Ottawa:

" En effet, la civilisation inuit est peut-être l'une des plus primitives du monde. Il n'existe pas de chef permanent. Pour la pêche, et surtout pour la pêche à la baleine, un homme dirige les opérations. L'échange courant des femmes, l'adoption fréquente des enfants, font du noyau familial quelque chose d'assez lâche." 3

L'organisation sociale "informelle" des Inuit apparaît donc pour Mme Veisse, comme étant un des signes évident du primitivisme de la culture inuit. Cette vision ethnocentrique exprime bien un aspect déficient de notre classification occidentale des peuplades dites "primitives" comme étant des gens qui ne respectent pas les mêmes tabous que nous et surtout qui ne vivent pas comme nous. À cela, s'ajoute évidemment toute la notion de contrée lointaine et inconnue qui, toujours dans la perspective occidentale, correspond à l'idée du paradis perdu ou encore à des terres incultes qui ne sont pas sans évoquer chez nous des questions du genre: Comment est-ce que ces êtres humains ont fait pour survivre si loin et sous de telles conditions ?

La découverte de ces nouvelles peuplades "primitives" (qui sont telles qu’à l'apparition de l'espèce) allait pouvoir répondre merveilleusement bien à un irrépressible désir d'exotisme. Et c'est manifestement cette quête du bonheur symbolisée par la recherche du paradis perdu que décrivait en 1957 le collectionneur montréalais Paul Dumas, lorsqu'il écrivit ces quelques lignes à propos de l'achat d 'une sculpture inuit: " Cette recherche du morceau de qualité parmi ie foisonnement des oeuvres ne constitue d'aiiieurs pas ie moindre attrait de l'art esquimau et revêt parfois ie caractère passionnant d’une véritable chasse"* B ailleurs, dans sa conclusion, il confirmait cette recherche de l'exotisme comme ceci: "...c'est un art de commande qui a conservé

2ANONYME, "Masters from the Arctic", in Time (édition canadienne), vol. LXII, n‘ 3 ( 20 juillet 1953), p. 46.

3 VEISSE, Jeannine, "Paradoxe de l'art esquimau contemporain, in North/Nord, vol. XXII, n* 2, Affaires indiennes et du Nord, (mars-avril 1974), pp. 36-37.

* DUMAS, Paul,"L'art des Esquimaux du Canada" in Vie des Arts, vol. 9, Montréal, (Noël 1957), p. 9.

néanmoins toute ia saveur des plus belles oeuvres primitives et c'est un art conçu en piein vingtième siêcie, ioin du vacarme des cités, qui nous apporte un écho des premiers âges et iimage d'une vie rude, simpie et joyeuse dont notre monde a perdu ie secret. ") Comme si ces contrées éloignées avaient su sauvegarder la pureté "virginale" de leur art en raison de leur isolement.

L'exotisme de la découverte d'une culture "primitive" à l'état pur fut sans doute l'un des moteurs premiers de cet engouement soudain des Blancs pour l'art Inuit. Cette culture "venue du fond des âges " stimulée fortuitement à expérimenter le langage sculptural comme moyen pour subvenir à de nouveaux besoins économiques, répondait, il nous semble à deux aspects de la mythologie de l'objet ancien tel que démontré par le sociologue français Jean Baudrillard: “(...) la nostalgie des origines et l'obsession d'authenticité."5 6

Excitant notre curiosité et notre imaginaire, la culture inuit n'est redevenue accessible à la culture occidentale qu après la mise entre parenthèse des deux grandes Guerres Mondiales (1914-18 et 1939-45). En effet, pour des raisons économiques et idéologiques évidentes (chasse à la baleine et aux renards ainsi que la recherche d'un passage vers l'Orient et la conquête du pôle Nord qui aurait assuré symboliquement leur souveraineté sur ce territoire) différents pays européens et les États-Unis d'Amérique se sont vivement intéressés à l'exploration du Grand Nord tout au long du siècle dernier.

En fait, une chose étonnante s'est produite avec les Inuit: depuis quatre cents ans qu’ils sont visités périodiquement par les Blancs7, ils ont continuellement adapté leur pratique ancestrale8 de la sculpture aux demandes des marins, des explorateurs, des missionnaires et même d'un marché franchement commercial amorcé en 1949 par James Houston. Même si cette adaptation ne s'est pas faite sans concessions, attentifs qu'ils étaient aux conseils prodigués par leurs consommateurs, ils ont su garder des traits particuliers qui nous

5 Ibid., p. 11.

6 BAUDRILLARD, Jean, Le système des objets, la consommation des signes. Paris, Éditions Gallimard, Denoel/Gonthier, Bibliothèque Médiations, 1968, p. 93-

7 Les contacts s'étant intensifiés, à partir du XIX* siècle, au point de devenir réguliers depuis une centaine d’années.

8 Depuis plusieurs années les archéologues ont mis à jour différents sites dorsétiens (500 av. J.-C. à 1500 ap. J.-C.) dans lesquels ils ont découvert des sculptures

(propitiatoires?) miniatures sur pierre d'un style réaliste comparable aux productions contemporaines. À ce sujet, voir entre autre l’article de J. Callum Thomson, conservateur de l’archéologie et de l'ethnologie au Musée de Terre-Neuve: "Labrador: preuves

archéologiques de 8 000 ans d’adaptation humaine ”, in Inuktitut. n‘ 69, Les Affaires indiennes et du Nord Canada, (Printemps 1988), pp. 14-34.

convainquent de leur "affirmation de soi" en tant que société "unique et à part entière".

" Les Inuit n'ont pas abandonné leur identité d'Esquimaux. Ils ont plutôt fait appel à leur surprenante capacité d'adaptation : L'Esquimaux ne lutte pas contre des forces plus puissantes que lui, que ce soit la nature ou la civilisation occidentale."9

Face aux détracteurs de l'art inuit contemporain qui sont restés attachés à l'esprit romantique de la recherche de cette société "primitive" à l'état pur, Jacqueline Fry, historienne et critique d'art, a décrit ainsi notre attitude occidentale:

" Le public occidental tend à condamner les autres cultures à la stagnation; on traite de dégradation les changements dans une autre société, et les nouveaux types d’objets, de non-authentiques."9 10 11

À partir de 1954, le gouvernement fédéral s'implique dans la diffusion de l'art inuit en éditant, au moins quatre fois en dix ans, un fascicule11 où James Houston trace les grandes lignes de cet art autochtone. Très sensible au marché qu'il a personnellement fait démarrer, Houston affirme que la force de cette industrie florissante est son caractère ethnique. Cette démonstration presque "naïve" révèle que le véritable moteur de l'art inuit est peut être plus une quête d exotisme inavouée.

"Even today, after more than a century of exposure to European culture, this primitive art persists, original creative and virile."12 *

"Even the best of Eskimo artists is a hunter first, a carver second. His very life depends on his keenness of observation, his consciousness of every feature, of every movement, of every habit of the animals which provide his food. He knows the subjects he carves with an intimacy which the sparseness of his life dictates."13

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