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Du fait de leur rapport au jeu et à la compétition (en un sens très large), et étant donné leurs institutionnalisations, la question de l’éthique est commune à l’art et au sport. Les arts et sports visibles sont dépendants des systèmes de production moderne. Ceux-ci sont caractérisés à la fois par le développement de la science et celui du capitalisme. Une garantie de l’éthique y est-elle possible ? Les éléments de discours repérés chez les artistes et les sportifs, et dans leurs milieux, nous amènent à questionner la portée politique de leurs productions, et donc de leurs rôles. Ont-ils des fonctions à tenir dans la société ? A quel niveau ? Y a-t-il un au-delà possible du refus d’engagement affiché, tel que l’affirme une Nadia Comaneci211 par exemple, ou de la démarche

charitable, louable mais insuffisante, telle que la mène un Novak Djokovitch en ouvrant un restaurant gratuit pour les plus démunis212 ?

Les mondes de l’art et les mondes du sport sont, tout comme la majorité des activités contemporaines visibles, récupérés par le discours capitaliste, lui-même relayé dans une logique de profit et d’accumulation, à la fois par leurs acteurs et par les médias qui les traitent. Cela donne lieu à l’émergence d’icônes, de figures, de modèles, révélateurs d’un narcissisme galopant si l’on considère exclusivement leur aspect imaginaire. Les qualités qui leur sont attribuées sont bien connues : « abnégation », « force de « caractère », exemple d’hygiénisme, en recherche d’« excellence »… Dérivant vers l’attribution manichéenne d’un savoir ou d’un pouvoir quasiment magique, dont le sujet lui-même peut se saisir afin de servir ses intérêts et sa propension à se constituer Autre. Ce « travers », s’il est accentué, est d’autant plus servi par les observables de la performance, qui relèvent d’un aboutissement ne souffrant d’aucune mise en question.

Parler d’éthique pour une œuvre implique d’ailleurs de la considérer comme un support d’une autonomisation du sujet, d’une sorte de libération : renvoyant à ce qu’en psychanalyse on appelle opération de séparation, contre celle d’aliénation213.

211 Pineau E., « On a Retrouvé Nadia Comaneci, la Reine de Glace », Le Monde, 3/10/2017.

212 « Novak Djokovic va ouvrir un restaurant gratuit pour les sans-abri », France TV Info [en ligne], 14/10/2017. 213 Lire à ce propos : Bruno P., « L’Equivoque de la Séparation », Psychanalyse, n° 17, 2010/1, pp. 17-25.

On ne peut saisir de la performance qu’un certain résultat. En art, il s’agit du récit de la situation (elle-même conséquence d’un processus), d’éléments photographiques ou filmiques parfois. En sport, la production visible ne rend pas compte de la totalité des investissements et épreuves qui y ont été nécessaires. Seules sont perceptibles certaines formes, moments et/ou capacités du corps. Ainsi, une dimension mythique attribuée au performeur se met facilement en place. Il y a un risque de déresponsabilisation de l’acteur quant à cette mythification, et quant au type de lien social qui l’entoure. Albert Camus lors de son discours de Suède214, avance que la revendication de l’art pour l’art est celle de

l’irresponsabilité quant à la société, précarisant ainsi l’essence même de l’artiste. A défaut de s’opposer, ou du moins de questionner le traitement social qui est fait de l’art, on tombe dans un art de superficialité qui est celui d’une « société factice et abstraite ». Dans ce cadre, il nous apparait absolument nécessaire, de poser a minima les caractéristiques du sujet à l’endroit de ceux qui sont valorisés par leur acte reconnu socialement : celles de la division et du manque, inhérents au désir et moteurs des investissements.

Les artistes et les sportifs ne sont pas des héros, selon la formule d’une chanson à succès des années 1980, et ils ne sont pas touchés par la grâce. Cette posture vise à éviter une aggravation des disparités, via les domaines qui nous intéressent. De plus, une création « véritable » ou une performance relèvent de l’intime, d’une « insondable décision de l’être » (Lacan, 1966) ; elle ne peut être tout à fait saisissable, une part de ses tenants et aboutissants échappe toujours à des qualificatifs. Sa temporalité est longue, donc inadéquate aux exigences du marché.

La complexité des participations gouvernementales, impliquant nécessairement des travers institutionnels, politiques (des revendications nationalistes par exemple), ainsi que des participations du secteur privé, qui donnent des motifs de négociations sur des terrains n’ayant aucun rapport avec le sport ni l’art, font de ces activités des moyens d’échanges et de pression, quand ils ne se font pas les servants d’idéologies et de pratiques condamnables. Peut-on passer à côté du fait que l’Etat du Qatar soit le pourvoyeur principal du PSG, et mène des politiques intérieures et extérieures largement

214 Camus, A., Conférence du 14/12/1957, L’Artiste et son Temps, prononcée à l'Université d'Upsal, texte revu et corrigé le 29/01/2011, consultable le 16/04/2016 à l’adresse : http://classiques.uqac.ca/classiques/camus_al bert/discours_de_suede/discours_de_suede_texte.html.

discutables ? Pour autant, peut-on incriminer les acteurs de ce club : toute personne placée dans la même situation, avec les mêmes intérêts à la clé, ne ferait-elle pas de même en profitant des avantages qui lui sont proposés ? C’est le positionnement vis-à-vis de cette question qui caractérise la présence ou l’absence d’une recherche éthique. Cela passe, tout d’abord, par le simple fait de se la poser. Autre exemple récent dans le champ de l’art : l’ouverture du Louvre d’Abou Dhabi, sous couvert de développement de la culture auprès de la population de la région, sert les intérêts du régime en place215. De tels

exemples, il y en a pléthore. Pensons aussi aux utilisations perverses de certaines subventions d’organisations reconnues d’utilité publique : elles permettent des allègements de devoirs citoyens (fiscaux notamment), en popularisant le « généreux donateur »216. On peut incriminer les manquements institutionnels, mais on peut

également considérer qu’il y a là affaire de discours217. Ne nous trouvons-nous pas dans la

configuration voulue et planifiée par le capitalisme ? La course aux avantages fait rage, et les valorisations consenties à certains qui se placent dans cette course, font régner une omerta sur le fonctionnement global.

Il ne s’agit pas ici de diaboliser l’un ou l’autre acteur des dérives artistiques ou sportives. Nous souhaitons plutôt d’analyser ce que ces situations impliquent au niveau du lien social. Sports et arts sont utilisés, si ce n’est comme attributs ou signes de puissance, tout du moins comme des leurres.

Par leur beauté et les valeurs qu’on leur prête, les arts et les sports confèrent à ceux qui les subventionnent le pouvoir de l’arbitraire. Le libéralisme, c’est bien le règne de l’arbitraire. Dans ce cadre, seules les politiques éclairées, les lois, la problématisation des décisions et le courage des acteurs institutionnels, peuvent constituer une voie éthique. Nous postulons que potentiellement, les positionnements et questionnements des acteurs artistiques et sportifs, par leur visibilité, peuvent contribuer au déplacement, voire à l’enrayement de mécanismes humainement délétères.

215 Barthe B., « « Le Louvre Abu Dhabi est un Symbole du Resserrement Autoritaire des Emirats Arabes Unis » », Le Monde, 9/11/2017, comprenant une interview du politologue Alexandre Kazerouni.

216 Nous pensons à ce propos à la fondation LVMH. Voir à ce sujet le documentaire : Quillet S., « Bernard Arnault, l’Art de Payer Moins d’Impôts », Pièce à Conviction, France 3, 27/03/2018.

Pour Lacan, l’éthique correspond à « ne pas céder sur son désir »218. Par cette

formule, il ne s’agit pas de coller à une représentation de ce qui serait moral ou bien, mais d’encourager chacun à cerner ce qui fait sa singularité, dans son rapport au manque. Le désir en effet, prend sa source dans le vide inhérent au symbolique. La condition de l’être parlant le rend ontologiquement précaire. Cette précarité est la source des engagements et des investissements du sujet. Au travers de cette formule, Lacan nous invite à reconnaitre le manque que chacun rencontre, à rebours de l’illusion de la possibilité de le combler entièrement. La question éthique devient ainsi : quelle est la cause que l’on choisit pour son désir ? Dans quel(s) domaine(s) et quelle(s) direction(s) le mise-t-on ?

Le propre du discours capitaliste est de privilégier, au détriment du registre du désir, la dimension de la jouissance (nous expliquerons cette notion lacanienne ci-après). Son caractère pervers réside d’une part, dans le fait d’assimiler désir et jouissance, et d’autre part de supposer le savoir et conférer le pouvoir à certains, pour régler la jouissance du plus grand nombre.

La performance éthique est celle qui permet au sujet de loger sa singularité et sa division dans le collectif, sans s’y sacrifier, tout en en améliorant la teneur.

218 Cf. les dernières pages de la retranscription du séminaire VII (1959-60) : Lacan J., L’Ethique de la Psychanalyse, éd. num. de P. Valas, pp. 700-719.

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