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Eric Bocquet. – Merci de vos propos introductifs

Dans le document N 87 SÉNAT SESSION ORDINAIRE DE (Page 96-101)

AUDITION DE M. JEAN PEYRELEVADE, ANCIEN PRÉSIDENT DU CRÉDIT LYONNAIS

M. Eric Bocquet. – Merci de vos propos introductifs

J’adhère à l’idée de volonté politique. Vous parlez de prise de conscience collective. Nous sommes effectivement en train de franchir une étape en France, en Europe et dans le monde. La dimension internationale renvoie à la nécessité de travailler ensemble.

Vous avez dirigé un établissement bancaire important. Avez-vous été confronté à cette problématique de l’évasion off-shore ?

M. Jean Peyrelevade. – Bien sûr. Je vous donnerai deux exemples.

J’ai organisé les financements aéronautiques du Crédit Lyonnais et j’ai financé dans ce contexte toutes les exportations d’Airbus entre 1974 et 1981. Nous avons utilisé des plateformes dans les places off-shore pour tirer partie d’avantages fiscaux. Nous les répercutions sur le client final, ce qui était un moyen de baisser les taux d’intérêt et donc le coût du financement et de favoriser les exportations françaises. Cela se pratique toujours sur les exportations d’avions et sur les ventes de bateaux. Certains pays sont spécialisés dans l’immatriculation de bateaux.

Un autre exemple plus récent concerne le Luxembourg. Nous avons besoin dans la vie internationale de structures intermédiaires. Je m’occupe de la restructuration de la SAUR. Les trente banquiers, souvent étrangers, ayant prêté de l’argent à la SAUR doivent être regroupés dans une structure intermédiaire. Il est normal que cette structure soit placée dans un pays où il n’y a pas de frottement fiscal, comme le Luxembourg. Cela découle d’un regard professionnel d’optimisation fiscale. Le but est que le client final paye des taux d’intérêt moins élevés. Les grandes entreprises font en sorte qu’en toute légalité, leurs charges fiscales soient les moins élevées possibles.

M. Eric Bocquet. – Vous disiez ne pas approuver ce genre de pratique d’un point de vue moral. Vous tolérez donc l’optimisation jusqu’à ce qu’elle soit abusive. Où se situe alors la limite de l’acceptable ?

M. Jean Peyrelevade. – Cela relève de ma morale personnelle. Il n’existe pas pour l’instant de jugement collectif sur cette question. Je suis choqué, en tant que citoyen, que Google ne paie pas d’impôts. Je ne condamne pas cependant Google. Le législateur doit changer la loi.

M. Eric Bocquet. – Un lien plus étroit entre la valeur économique et la valeur fiscale ne devrait-il pas être noué ?

M. Jean Peyrelevade. – Je suis tout à fait d’accord avec cela. Toute la presse véhicule l’information selon laquelle les grandes entreprises françaises ne payent que 8 ou 9 % d’impôt sur les sociétés alors que les PME en payent 28 ou 30 %. Ces chiffres n’ont aucune signification à mes yeux, tant que la relation n’est pas faite entre la charge fiscale et le pays de création de valeur. L’INSEE et le fisc sont incapables d’arriver à une vision commune.

Les grands patrons ne souhaitent apparemment pas éclairer cette relation, ni d’ailleurs les politiques. La holding est taxée en France. Elle regroupe tous les dividendes produits à l’étranger, sur lesquels des impôts ont déjà été payés dans le pays d’origine, ainsi en sens inverse que la totalité de la dette.

Les deux phénomènes jouent en sens inverses. Finalement, personne ne sait quel est le rapport entre le montant de création de valeur produite sur le territoire français et les impôts payés sur ce même territoire.

M. Eric Bocquet. – Une comptabilité pays par pays va tout de même être imposée aux banques. Certains souhaiteraient élargir cette comptabilité à l’ensemble des grands groupes. N’est-ce pas une réponse en matière de transparence et de justice ?

M. Jean Peyrelevade. – Je suis en effet favorable à cette mesure. La comptabilité nationale ne mesure pas la création de valeur à l’étranger.

Toutefois, les comptabilités des grandes entreprises ne sont pas nécessairement établies par pays aujourd’hui. Je regrette que l’on ne dispose pas de quatre chiffres simples : la proportion de la valeur ajoutée créée en France et à l’étranger et la proportion des impôts payés en France et à l’étranger.

M. Eric Bocquet. – Je reviens à votre activité de dirigeant d’établissements bancaires. Combien de filiales étaient installées dans des territoires off-shore ? Quelles étaient les raisons de l’existence de ces filiales ? Le recours à des juristes chargés de structurer fiscalement les produits était-il une pratique courante ?

M. Jean Peyrelevade. – Qu’appelez-vous un territoire off-shore ? M. Eric Bocquet. – La liste française des territoires considérés comme tels n’est toujours pas publiée à la date d’aujourd’hui. Vous en avez toutefois donné des critères assez significatifs.

M. Jean Peyrelevade. – Il est rare de retrouver sur un même territoire les quatre critères cités. Je disposais de filiales en Irlande, à

Monaco, au Luxembourg, au Panama, en Suisse. Je ne crois pas avoir eu de filiales aux Bermudes, aux îles Caïman ou au Lichtenstein.

M. Eric Bocquet. – Quel type d’activités y étaient menées ?

M. Jean Peyrelevade. – Cela dépend des territoires. Quand j’étais président du Crédit Lyonnais, je ne pouvais pas inspecter depuis Paris la filiale suisse qui faisait de la gestion de fortune. Le secret bancaire s’opposait à la maison-mère. Je ne pouvais contrôler que l’existence et les moyens techniques du contrôle interne. Je ne pouvais procéder moi-même aux inspections ni avoir le résultat détaillé des inspections.

M. Eric Bocquet. – Avez-vous vécu cela comme un problème ?

M. Jean Peyrelevade. – C’était bien entendu un problème.

Cependant, nous n’en tenions pas complètement compte, entrant ainsi en contradiction avec la loi suisse.

Mme. Marie-Hélène des Esgaulx. – Pour BNP Paribas, le chiffre de 300 filiales off-shore a été cité. Les conditions de création de filiales sont-elles aussi draconiennes que celles régissant la création d’une banque ?

M. Jean Peyrelevade. – Cela dépend des réglementations locales. Il est par exemple très difficile et très coûteux de créer une banque en Suisse.

Certains pays autorisent à créer des succursales, ce qui est beaucoup moins coûteux.

Mme. Marie-Hélène des Esgaulx. – Je comprends que ces filiales sont créées dans l’intérêt du client. Elles constituent également un avantage pour les banques en termes d’optimisation fiscale.

M. Jean peyrelevade. – Il y a plusieurs motifs de création d’une filiale. Mais les banques ne les créent pas pour leurs besoins propres.

Seulement pour ceux de leur clientèle.

Tout d’abord, elle permet d’atteindre une clientèle locale. J’ai par exemple créé une filiale au Maroc destinée à servir la clientèle marocaine.

Par ailleurs, une filiale donne accès à un meilleur service pour des motifs légitimes au regard de la législation existante. Une filiale peut être créée en Irlande dans le but de profiter d’un taux d’impôt sur les sociétés particulièrement bas, qui sera répercuté sur les clients. Enfin, la filiale peut avoir pour but de servir une clientèle propre dont vous savez qu’elle se livre à la fraude fiscale. Je n’ai jamais pratiqué cela. De mon point de vue, c’est très condamnable et très minoritaire en volume par rapport à l’optimisation fiscale.

Mme. Marie-Hélène des Esgaulx. – A combien chiffreriez vous le montant minimum d’une transaction pour qu’il soit intéressant de la déplacer dans un paradis fiscal ?

M. Jean Peyrelevade. – Cela dépend de l’agent économique. Le particulier, qui trouve toujours que ses impôts sont trop élevés, est très vite

tenté. J’ai connu un citoyen français qui, après avoir passé plusieurs années à l’étranger, continuait à y encaisser des revenus manifestement non déclarés. Il est venu me voir pour me demander de l’aider à les rapatrier en France. La tentation apparaît à partir de quelques centaines de milliers d’euros. Les sociétés ne font pas d’optimisation fiscale avant que le montant des transactions n’atteigne plusieurs millions d’euros.

M. Roland du Luart. – Je pense que l’optimisation fiscale est légitime si la croissance de l’entreprise est mise en péril par l’excès d’impôt.

Une harmonisation fiscale est quoi qu’il en soit nécessaire en Europe.

Par ailleurs, des propos diffamants ont été tenus l’année dernière sur des entreprises du CAC 40. Il leur a été reproché de conserver des avoirs à l’étranger plutôt que de les faire fructifier en France. Je ne trouve pas illégitime qu’un groupe comme Total, qui ne produit que 8 % de sa valeur ajoutée en France, paye ses impôts dans les pays où il crée sa valeur ajoutée.

L’augmentation considérable de la fiscalité n’a pas engendré l’augmentation attendue des recettes fiscales. Selon la formule, « trop d’impôt tue l’impôt ».

M. Jean Peyrelevade. – Je partage cette approche. Le politique doit s’attaquer au problème de l’évasion fiscale. L’optimisation fiscale est inéluctable tant que l’harmonisation fiscale n’est pas atteinte. Les pouvoirs politiques français successifs n’ont jamais attaqué sérieusement ce problème car tous savent que le taux français diminuerait dans l’hypothèse d’une harmonisation fiscale.

Par ailleurs, au fur et à mesure que la discipline fiscale de chaque pays se renforcera, ce seront désormais les activités elles-mêmes qui se déplaceront. Toutes les entreprises du CAC 40 disposent de plans pour le déménagement de leur siège social. Un exemple est le régime des résidents non domiciliés à Londres. J’ai essayé à plusieurs reprises d’attirer l’attention des politiques sur cette question. Les avantages sont effectivement énormes.

Votre revenu et votre patrimoine ne sont plus imposés nulle part, sauf à Londres sur vos revenus britanniques uniquement.

M. Jean-Yves Leconte. – L’une des motivations de la création de filiales ne peut-elle être d’optimiser les exigences des différentes supervisions bancaires en mutualisant les fonds propres par exemple, participant ainsi à la fragilisation du système bancaire global ?

Par ailleurs, vous avez indiqué que certaines entreprises n’ont pas de comptabilité par pays. Elles sont pourtant cotées. L’exigence de transparence pourrait être défendue par les marchés également. Les investisseurs n’ont-ils pas intérêt à savoir où est créée la valeur ajoutée ? Ne peut-on limiter les outils de transfert, comme les dividendes ou les facturations de prestations ? Enfin, j’aimerais aborder la question des prix de transfert. Comment mieux contrôler les transferts de la création de valeur d’un pays à l’autre ?

M. Jean Peyrelevade. – Si les niveaux de fiscalité sont harmonisés, le problème du prix de transfert disparaît. La question des brevets est d’ailleurs très intéressante. Certains pays ne fiscalisent pas les redevances des brevets.

Les portefeuilles de brevets peuvent donc être placés dans ces pays. Si les niveaux de fiscalité sont très différents, l’activité elle-même se déplacera.

En tant que législateur, il est normal que vous soyez attaché au périmètre du pays. Toutefois, une grande entreprise ne raisonne pas ainsi.

Total, par exemple, raisonne par métiers : production, exploration, raffinerie, chimie. Le groupe s’intéresse avant tout à la performance de chacun des métiers. La situation géographique est un problème second par rapport à la bonne santé de telle ou telle branche de Total. La notion de pays n’est pas cohérente pour agréger les données du groupe. Il répondra donc aux demandes explicites du régulateur mais ne le fera pas de manière spontanée.

La comptabilité d’une filiale faisant des opérations bancaires sur la totalité de l’Afrique n’est pas décomposée par pays. Les groupes ne pratiquent pas spontanément la comptabilité analytique par pays.

Le pays n’est pas une notion adaptée à la structure actuelle des échanges tels qu’ils se produisent dans le monde. Il faut organiser la rencontre entre des autorités fiscales nationales et des opérateurs économiques qui n’ont pas les mêmes critères de jugement. Les groupes ne sont pas attachés à un territoire pour des raisons économiques, mais pour des raisons politiques. Les entreprises opèrent un jugement froid sur leur situation géographique.

L’entreprise peut faire des métiers complètement différents. Elle sera consolidée en branches différentes à l’intérieur du groupe.

M. Michel Becot. – Dans le cadre que vous décrivez, il me semble impossible de faire payer l’impôt à ces entreprises sans harmonisation fiscale. Elles peuvent fabriquer en France mais facturer leurs produits à partir d’une filiale située dans un autre pays.

M. Jean Peyrelevade. – Je reviens aux quatre chiffres dont je parlais plus tôt. Supposons que l’on dispose de ces chiffres. Si l’impôt payé en France est plus élevé par rapport à l’impôt payé dans le reste du monde, vous avez entièrement raison. Je suis convaincu que tous les groupes du CAC 40 investissent proportionnellement davantage à l’extérieur de la France pour cette raison.

M. Michel Becot. – L’optimisation fiscale ne me choque pas, à condition qu’elle soit encadrée par des règles légales, acceptables. Sinon, ce n’est plus de l’optimisation.

M. Jean Peyrelevade. – J’appelle « optimisation » le déplacement légal d’écritures dans un premier temps et d’activités dans un deuxième temps. Ce n’est pas de la fraude fiscale.

M. Jacques Chiron. – Nous avons rencontré en Suisse l’Association des banquiers privés suisses. Ils ont remarqué qu’une grande partie de l’argent placé en Suisse est rapatrié en France à un moment donné. Les clients ont besoin de financement pour leur activité propre privée. Je m’interroge sur les montages financiers qui permettent le retour de cet argent en France.

M. Jean Peyrelevade. – Quelqu’un peut sortir de l’argent frauduleusement, comme en Amérique latine auparavant ou en Russie en ce moment, afin d’être complètement défiscalisé. Si cet argent est ensuite nécessaire localement, il est possible d’utiliser une plateforme étrangère pour se prêter son propre argent. C’est autorisé. La balance des paiements du pays concerné n’est pas affectée, mais l’impôt est perdu.

Les banquiers suisses ont basé leur prospérité sur la fraude fiscale. Je ne connais pas de corporatisme plus aigu et plus efficace que celui des banquiers suisses. Pour la première fois, ils sont en train de changer de discours.

M. François Pillet. – Nous allons passer aux derniers échanges avec

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