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39Entre identité et anonymat

Dans le document Habiter le camp de réfugiés (Page 40-42)

« Seule la célébrité peut éventuellement fournir la réponse à l’Eternel complainte des réfugiés de toutes les couches sociales : «personne ne sais qui je suis» ; et il est exact que les chances du réfugié célèbre sont plus grandes, tout comme un chien qui a un nom a davantage de chance de survivre qu’un chien errant qui ne serait juste qu’un chien en général1. »

Hannah Arendt écrivait déjà ces mots en 1951, à la date de la création du Haut- Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Sa comparaison des réfugiés à des chiens errants semble être très forte mais l’errance prend souvent beaucoup d’importance dans la vie d’un réfugié. Néanmoins, le verbe « errer » a deux étymologies : itineror et errare. Errer, c’est rester dans l’itinérance, ne pas trouver de point de chute. « L’exil est différent, il signifie “hors d’ici“, “hors de ce lieu“. Quelles que soient ses raisons, l’exil implique un lieu de départ, un déplacement, mais aussi un lieu d’arrivée temporaire ou permanent chez des “autres“ »2.

Mais Hannah Arendt met ici accent surtout à la question de l’identité et du rapport à soi. Ces notions ont notamment été analysées par Yasmine Eid-Sabbagh, photographe et anthropologue libanaise. Avec son projet « A Photographic Conversation from Burj al- Shamali Camp » qui a commencé en 2006, elle crée depuis une dizaine d’années des archives photographiques dans le camp palestinien Burj al-Shamali au sud du Liban. Mais au lieu de devenir un témoin silencieux de cet environnement, elle implique les jeunes du camp dans chaque étape du projet. Celui-ci mélange donc de nombreux médiums : des vidéos, des enregistrements sonores, des photos historiques. Ce qui reste important pour Yasmina Eidd- Sabbagh, est l’effet de cette proposition participative « sur la façon dont les participants se perçoivent et ce qu’ils considèrent possible d’accomplir »3. Il s’agit d’un processus qui peut

offrir de nombreuses pistes sans se précipiter sur une seule interprétation de ce territoire. Comme le remarque Daniel Berndt4, dans le cas de ce projet, ce sont des « actions et

convictions d’un individu qui contribuent à la création d’une communauté significative5. » Et

en même temps, cela permet également d’analyser des circonstances socio-politiques. L’identité dans un camp comme celui de Burj al-Shamali est un sujet très complexe. Il s’agit d’un camp palestinien qui existe depuis plus de soixante ans sur le territoire libanais.

1

Arendt, Hannah, L’Impérialisme, Les Origines du totalitarisme. (1951), Paris, Fayard, 1982, p. 266.

2

Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement, Arles, Actes Sud, 2016, p. 13.

3

Beland, Florence, « La photographie comme lien social », Agenda Culturel, le 24/02/15 ; http://www. agendaculturel.com/Photographie_La_photographie_comme_lien_social#id3 ; consulté le 13/04/2017.

4

Daniel Berndt- historien d’art et philosophe qui vit à Berlin.

5

Traduit par mes soins de l’anglais ; Berndt, Daniel, « In/distinction », Ibraaz, 6/11/13 ; http://www.ibraaz. org/essays/75#author244 ; consulté le 13/04/2017 ; en version originale : « […] it is the individual’s actions and convictions that contribute to the formation of a meaningful community. »

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C’est un exemple typique d’un espace temporaire devenu permanent. La population libanaise considère encore aujourd’hui ce camp comme une menace pour la sécurité et l’histoire générale des camps de réfugiés au Liban témoigne de nombreuses tensions entre ces deux populations. Le projet de Yasmine Eidd-Shabbagh est d’autant plus d’actualité que de nombreux Palestiniens dénoncent la perte de « palestinité » dans les camps, notamment dans celui de Chatila. Les premières analyses du projet A photographic conversation from Burj al-

Shamali Camp vont à l’encontre de cette perte de l’identité palestinienne.

Faire le mort pour vivre sa vie. Tel est l’objectif d’un être humain qui souhaite être

dans l’anonymat. Cela reste néanmoins en contradiction avec la citation de Hanna Arendt qui suggère aux réfugiés de ne pas rester dans l’ombre. Mais beaucoup de ceux que j’ai pu rencontrer préfèrent ne pas révéler leur identité. Une grande majorité n’avait même pas de papiers d’identité en arrivant en Europe. Etre anonyme, raconter une histoire comme les autres, cela devient leur outil pour entrer dans le système. Le film de Sylvain George

Qu’ils reposent en révolte1 montre les conditions de vie des personnes migrantes à Calais.

Nous pouvons notamment observer une pratique assez courante : se brûler ses empreintes digitales afin de ne pas être reconnu et ne pas être obligé de suivre le traité de Dublin. Cette décision est celle de quelqu’un si désespéré de vouloir enlever sa propre identité afin de ne pas revenir dans son pays d’origines. Le choix de vie s’impose : faire le mort pour vivre sa vie.

Mais dans le camp de réfugiés, surtout à Grande-Synthe, il y a aussi ceux qui utilisent la technique du camouflage. Faire semblant d’être réfugié, rester dans l’anonymat pour rester au centre. Il s’agit de passeurs. Jonas Vancanneyt dans son entretien explique qu’il était extrêmement difficile de reconnaitre les passeurs. Ils étaient très nombreux, mais ils savaient rester anonymes. Nous pouvons aussi faire le lien avec les habitants des motels américains dont parle Bruce Bégout. « Ne pas se faire remarquer, ne pas prendre la parole en son nom, ne pas se présenter telles sont les armes de l’être anonyme habitant les motels et qui, tel un caméléon social, se préserve en se camouflant dans son environnement immédiat2. »

1

Georges, Sylvain, Qu’ils reposent en révolte, 2011.

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Temporalité

Entre désir projeté et réel imposé

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