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Une enquête ? Méthodes multiples et contexte de production de la recherche

saisir des échelles imbriquées

1. Une enquête ? Méthodes multiples et contexte de production de la recherche

Le singulier est utilisé pour parler d’ « une » enquête, qui est pourtant multi-sites et qui mobilise plusieurs méthodes. Ce singulier s’explique par la construction d’une enquête autour d’objectifs préalables communs, par une continuité forte entre les

différentes phases de terrain et une co-évolution des différentes méthodes mobilisées, et un contexte de production qu’il s’agit ici d’expliciter notamment dans une démarche réflexive2.

1.1. Saisir des pratiques et des imaginaires imbriqués à différentes échelles

Dans l’objectif de comprendre comment le rapport aux lieux se construit dans le cadre des mobilités des backpackers et des hivernants, les méthodes choisies ont visé l’appréhension des imaginaires et des pratiques des individus selon différents points de vue. Le choix des méthodes s’est effectué pour répondre à deux spécificités : celle de l’analyse d’un phénomène problématisé à une échelle transnationale et translocale, et donc impliquant le recueil d’informations pertinentes à différentes échelles d’espace et de temps, et celle de l’analyse de groupes aux limites relativement poreuses quant à leur statut dans les lieux.

Ces deux impératifs ont invité à croiser d’abord, des méthodes permettant de connaître une pratique et un imaginaire local et de le resituer dans un contexte d’interaction sociale locale : l’observation in situ, le recueil de discours, provenant de différentes personnes pratiquant le lieu, le recueil d’images. Cette échelle locale a principalement concerné Bangkok et Ko Phangan, pour les backpackers, Agadir et quelques sites de la côte atlantique marocaine pour les hivernants. C’est notamment à cette échelle locale que peuvent s’observer les pratiques faisant preuve de performativité et permettant de comprendre le statut que les individus se donnent dans les lieux. L’ « imaginaire touristique » (Gravari-Barbas et Graburn, 2012) intervient ici comme support aux pratiques, qui le reconduisent où le mettent à distance. C’est aussi à cette échelle que peuvent être saisis des discours contradictoires sur l’appropriation des lieux, et se démêler une part des rapports de pouvoir en jeu.

Ces rapports de pouvoir sont cependant « multiscalaires » (Gervais Lambony, 2007), ils relèvent d’espaces dominants, et d’imaginaires dominants, collectifs et individuels, s’emboîtant à plusieurs échelles, tout comme l’expérience de mobilité des individus interrogés. Ainsi, certaines méthodes ont été mises en œuvre pour approcher les imaginaires et pratiques qui construisent, à des échelles temporelles et spatiales plus larges, les rapports aux lieux. Il s’agit de saisir par exemple les itinéraires déployés à l’échelle transnationale, l’apprentissage progressif du voyage au cours de la

2 L’explicitation de ces conditions de production de la recherche implique l’utilisation du « je », particulièrement dans ce chapitre méthodologique, mais également dans le corps du manuscrit. Voir de Sardan (2000) pour le détail des différentes modalités d’un usage que l’on souhaite « mesuré » de cette subjectivité, pour « objectiver » la subjectivité du chercheur, pour rendre compte d’éventuels effets de domination, ou d’interactions sur le terrain. Si ce recours au « je » est devenu important en anthropologie et en sociologie, il reste encore relativement peu présent en géographie et gagne donc à être utilisé.

vie, ou encore les imaginaires des lieux se diffusant sur internet. L’objectif d’aborder ces différentes échelles est ainsi passé par différentes méthodes, qui s’articulent notamment au sein de l’enquête in situ.

1.2. Multiplicité des outils et teneur ethnographique

La multiplicité des méthodes est aujourd’hui communément conseillée, voire valorisée en sciences sociales. Pour autant, rappelons, à la suite de D. Cefaï (2003), qu’elle n’est pas nouvelle3. Dans le cas de l’enquête présentée, les différentes méthodes, synthétisées dans le Tableau 4.1, permettent de croiser différentes façons de saisir les pratiques et les imaginaires des lieux.

Un noyau méthodologique important dans le cadre de cette thèse est fortement inspiré des méthodes de l’enquête ethnographique. Le terme « inspiré » est ici utilisé car la spécificité de l’objet d’étude, sa mobilité, invite à repenser la démarche ethnographique. Selon la définition donnée par S. Beaud et F. Weber (2010) de l’enquête « ethnographique », celle-ci doit porter sur un « milieu d’interconnaissance », c’est à dire avec des enquêtés qui sont en relations les uns avec les autres, et non pas choisis sur des critères abstraits. Apparaît alors d’emblée une spécificité renvoyant directement au questionnement principal de la thèse : les « groupes » étudiés partagent une pratique, mais ils sont en dehors de leur « milieu d’interconnaissance », et c’est justement le rapport aux lieux développé dans ce cadre qui nous intéresse. Cette spécificité a impliqué de s’inspirer des démarches mises en place dans les études touristiques, qui ont investi les méthodes ethnographiques largement dans le monde scientifique anglophone et plus récemment en France, au delà des consensus disciplinaires (Cousin, 2010)4. L’approche ethnographique au sein d’un groupe d’individus installés plus ou moins durablement à l’étranger est aussi la méthode principale adoptée dans la majorité des cas d’études des lifestyle migrations (Benson et O’Reilly, 2009) marquant largement cette thèse. Enfin, la littérature sur les migrations a été largement inspirante sur les démarches multi-sites (Faist, 2012) et sur l’approche méthodologique géographique du mouvement (Brachet, 2012).

3 Elle existait déjà selon l’auteur au XIXe siècle dans les enquêtes des sociétés savantes, folkloriques ou académiques.

4 L’auteur rappelle que d’un point de vue disciplinaire, l’étude du tourisme était impensable comme objet ethnographique : « Le regard que les populations portent sur l’ethnologue a changé : autrefois assimilé au colon, à l’expatrié, il est aujourd’hui souvent associé à la figure du touriste. Sans doute parce que la présence touristique sur tous les terrains « exotiques » est aujourd’hui indéniable, une nouvelle génération de chercheurs a saisi ce miroir tendu pour interroger à nouveaux frais la question de l’altérité et de la rencontre, alors qu’il était impensable (mauvais à penser) pour une certaine tradition ethnographique. » (ibid)

Tableau 4.1. Synthèse des méthodes HIVERNANTS/MAROC BACKPACKERS/THAÏLANDE Observation Lieux de sociabilité et lieux publics -Plage, promenade,

restaurants, bars, souk -Bars, restaurants, plage, rue commerçante, centre de yoga, festival

Lieux de vie -Campings officiels et sauvage, hôtels, résidences, village fermé

-Guest houses et hôtel Protocole

photographique spécifique /

-349 photographies de la rue Khao San

Questionnaire* 77 pour 138 hivernants 113 pour 141 backpackers

Appréhension des pratiques et imaginaires des lieux 22 cartes de pratiques commentées -10 cartes de pratiques et parcours -20 photographies de Bangkok réalisées par des backpackers

Entretien** 28 48

Enquête auprès des professionnels

Hébergement

touristique 15 6 Commerces 13 4 Loisirs et culture 6 / Immobilier 6 (+ salon de l’immobilier marocain à Paris) /

Santé 1 / Entretien informels -habitants marocains -touristes occidentaux -résidents occidentaux -jeunes occidentaux en camion -habitants thaïlandais -expatriés occidentaux -touristes occidentaux

Corpus documentaire (contenus textuels et iconographiques)

Internet -Agadir sur 10 sites internet touristiques -Bangkok et Ko Phangan sur 18 blogs de voyages

Guides papier,

média et culture -Routard Maroc

-15 articles de presse sur les seniors au Maroc

-Lonely Planet Bangkok -15 articles de presse sur Ko Phangan

-1 film

* Les couples ou duo amicaux ont été interrogés à travers un questionnaire unique adaptable. **Chaque entretien a été mené avec une personne seule, un couple ou un duo d’amis. Source : B. Le Bigot

Chaque méthode peut nécessiter un traitement particulier, mais globalement, la démarche assez classique a été d’opérer d’abord une analyse thématique transversale recroisant les données provenant des diverses sources. Par exemple, d’associer les observations photographiques sur Bangkok avec les parties d’entretien portant sur cette ville. Ensuite, la construction du plan et la rédaction se sont se sont reposées sur des allers-retours entre la reprise des éléments thématiques, la description des mécanismes observées et l’explication de ces derniers par leur mise en relation.

L’enquête n’est cependant pas une somme bien délimitée de protocoles. L’objet de recherche portant lui-même sur le flou des catégories dans les rapports à l’espace, entre tourisme et migration, il intègre, dans la méthode, une dynamique associant des hypothèses exploratoires, et des processus d’induction et d’émergence de nouveaux outils, liée à l’observation même sur le terrain. Par exemple, plusieurs groupes individus qui, ne « rentrant pas » dans les groupes principalement étudiés –touristes, expatriés, locaux,– ont été interrogés, parfois longuement, et des observations sur des sites périphériques aux populations étudiées ont été menées. Chaque terrain et groupe a permis de développer plus fortement certaines méthodes : la langue française partagée avec de nombreux marocains rencontrés a permis de mener une enquête assez large auprès de professionnels locaux très divers ; l’âge et le partage de la pratique de réseaux sociaux avec les backpackers a permis de réaliser un suivi notamment par mail après l’enquête. Comme S. Cousin (2010) l’indique pour les enjeux liés au tourisme, l’enquête est le moment où la complexité peut apparaître, au delà des grands paradigmes de connaissance :

« L’enquête ébranle également la solidité des traditionnels couples heuristiques (oral-écrit ; habitants-touristes ; identité-altérité ; local-global ; national-transnational ; etc.). Elle révèle que des paradigmes comme l’impact ou la marchandisation, toujours dominants dans les sciences humaines et sociales, peinent à restituer la complexité des échanges et des transformations sociales liées au tourisme. » (ibid)

En ébranlant les catégories, l’enquête ébranle du même coup les attentes le l’enquêteur. Il est compliqué de rendre compte par l’écriture des porosités et évolutions traversant les méthodes. Même si, comme le rappelle H. Becker (2013)5, les chercheurs en sciences sociales montrent peu les dessous de l’enquête, l’explicitation des conditions de production du savoir, intégrant une dimension réflexive, est essentielle à la compréhension des résultats.

5 « Les chercheurs en sciences sociales ne travaillent pas dans les laboratoires où les néophytes pourraient simplement observer ce qu’ils font. Au contraire, les chercheurs en sciences sociales, qu’ils soient confirmés ou encore en formation, sont souvent très cachottiers. Ils ne disent rien de leurs problèmes aux autres. » (ibid)

1.3. Une recherche située dans la continuité d’un parcours personnel et scientifique lié à la mobilité

Comme le rappelle M. Morelle et F. Ripoll (2009),

« En tant que science humaine/sociale, la géographie doit interroger la posture qu’adoptent les chercheurs, depuis le choix du sujet, la construction de l’objet, jusqu’à la manière de présenter et d’interpréter les résultats, en passant par les méthodologies et l’expérience du terrain. » (ibid, p. 158)

Tout d’abord, le cheminement à la fois personnel et scientifique qui a conduit à cette thèse me place parmi ceux et celles qui expérimentent la mobilité du temps libre, dans un cadre privilégié et qui travaillent sur cette expérience. Issue de la classe moyenne supérieure, avec une mère institutrice et un père médecin généraliste, j’ai voyagé durant mon enfance en France et dans les pays frontaliers. À 18 ans, je me lance dans un premier grand voyage d’un mois en Inde, dans le cadre d’un groupe de volontariat international. Prendre l’avion, qui plus est pour un pays non européen, était assez nouveau pour moi pour me donner une impression d’exceptionnalité, et en même temps, permis par un capital culturel, social et économique assez élevé. Plusieurs étés, j’ai réalisé des voyages à l’étranger d’environ un mois, et pris part à un réseau social à l’époque assez nouveau, « couchsurfing », basé sur le principe d’accueil gratuit, chez soi, entre membre du réseau, voyageant et souhaitant découvrir un lieu en logeant chez l’habitant. Un mémoire de master 1 de géographie (Le Bigot, 2011; Le Bigot et Fleury, 2013), encadré par A. Fleury, a porté sur ce mode de voyage, interrogeant déjà le flou entre touriste et habitant. Un des éléments qui m’avait poussé à choisir ce thème a été la possibilité de tester la méthode d’observation participante. Comme j’accueillais déjà des couchsurfers chez moi, l’enquête pouvait être menée sur un phénomène auquel je participais. À l’occasion de ce mémoire, un certain nombre de voyageurs en tour du monde ont été rencontrés, des backpackers, dont la pratique du voyage m’impressionnait par sa durée. La rencontre avec ma directrice N. Cattan, qui clôturait un programme de recherche sur les mobilités en Europe (Berroir et al., 2009)6, nous a conduit à construire ensemble un sujet autour de plusieurs figures de la mobilité contemporaine qui semblaient sortir des catégories classiques, les backpackers, les hivernants, mais aussi, initialement, les étudiants étrangers7. Il s’agissait alors d’enquêter sur les mobilités et sur leurs influences dans la fabrique des lieux. En parallèle, grâce à certains enseignements en master et à une syndicalisation à Sud-étudiant, je développe un intérêt de plus en plus en plus fort pour la géographie sociale

6 Les recherche menées dans le cadre de l’ANR Merev, ainsi que les travaux de J.-B. Frétigny, ont fait partie de mon environnement scientifique premier lors de la constitution de mon projet de thèse. Ils ont notamment influencé mon choix de méthode associant le questionnaire et l’entretien.

7 Ce troisième groupe faisait partie du projet de thèse initial, mais a été rapidement laissé de côté, le croisement de deux groupes étant jugé déjà assez lourd à mettre en place avec des méthodes qualitatives.

et pour globalement pour les approches critiques en sciences sociales. Si elles ne sont en aucun cas, de mon point de vue, contradictoires avec mon objet, ce dernier n’a pas l’évidence critique apparente d’un travail sur des minorités ou des mobilités contraintes8. Ainsi, cette ambivalence entre une mobilité internationale très valorisée socialement, que j’ai moi-même expérimentée, et un regard critique, qui prend notamment en compte la position relativement privilégiée des enquêtés (et de l’enquêtrice), a largement parcouru l’ensemble de la progression de cette thèse et ses résultats dans ce manuscrit.

1.4. Position d’enquêtrice et angles morts du regard occidental

L’appartenance de genre, de classe, de race, de sexualité, sont autant de caractéristiques personnelles aujourd’hui considérées comme participant largement du sens de la construction des données d’enquête. Il s’agit ici de détailler les contributions qui semblent les plus saillantes de ma position d’enquêtrice, en soulignant notamment les angles morts que la position d’occidentale travaillant sur les occidentaux au Sud peut entraîner.

A. Monjaret et C. Pugeault (2015), dans l’ouvrage Le sexe de l’enquête, souligne que la position sexuée varie en fonction du groupe observé, et que « l’influence de la configuration du rapport sexué sur la relation d’enquête peut peser diversement, être un atout ou un frein –ou l’un et l’autre à des moments différents de la même enquête. » (p. 11). S. Cousin (2010) souligne que, le tourisme étant largement une relation de séduction et d’enchantement, il est un objet qui pose d’autant plus la question du sexe de l’enquêteur. Dans le cadre des backpackers et des hivernants, les groupes sont relativement mixtes, composés assez régulièrement de couples, et ma position à ainsi largement varié en la croisant avec l’âge et la nationalité des individus. Ma féminité a pu, dans le cas de l’enquête au Maroc, être un relatif frein à la conduite d’observation dans l’espace public, plutôt contrôlé par les hommes, et m’a poussé vers les lieux de sociabilité des occidentaux. Les auteurs soulignent aussi que la relation de séduction peut troubler et poser la question des rapports de domination en situation de recherche. Ces enjeux, et les normes de genre en général, ont pu entraîner, de façon plutôt inconsciente, une tendance à me tourner plus facilement vers les femmes seules. Ma féminité a aussi impliqué de façon assez claire une sur-représentation de la parole des femmes dans les entretiens avec les couples, les hommes en profitant même parfois pour aller faire autre chose.

8 Cette ambivalence face à l’objet provient également sûrement de la marginalité de l’objet tourisme au sein des sciences sociales, souvent considéré comme peu légitime (MIT, 2002; Cousin, 2010).

M. Hillali (2003) souligne la difficulté pour le chercheur en tourisme issu du Nord, dans un pays du Sud, à adopter le regard des locaux alors qu’il est lui même acteur voyageur9. De fait, A.-M. Fechter et K. Walsh (2010) indiquent que les travaux sur les expatriés occidentaux ont privilégié une vision des locaux comme Autres, pour des raisons pratiques de langue et de proximité du chercheur occidental avec l’expatrié et de difficulté à gagner la confiance de ceux qui travaillent pour les occidentaux. Poussant la réflexion d’un point de vue méthodologique, C. Lundström (2010) explique que son statut de Suédoise, blanche, hétérosexuelle est un « capital méthodologique » pour l’observation participante auprès d’un groupe relativement privilégié, la communauté d’origine suédoise aux États-Unis. Mais elle pointe le risque de légitimation de structures de pouvoir inhérentes à cette position privilégiée « partagée ». L’enquête menée dans le cadre de cette thèse se situe également dans cet « entre soi chez les Autres », où se conjuguent les caractéristiques d’une enquête « par distanciation », puisque je suis proche, notamment des backpackers10 en âge et des hivernants par la nationalité, et « par dépaysement », puisque le Maroc et la Thaïlande sont des terrains étrangers. L’objet est ainsi dans l’imbrication des contextes sociaux et culturels évoquée par D. Cefaï (2003). On le suit ainsi lorsqu’il souligne la vigilance à garder face aux risques d’« émerveillement transculturel » et qu’il pointe que « Derrière les séductions esthétisantes de ce bazar des différences, les dynamiques sociales et ethniques d’inégalités, d’exclusion et de violence se renforcent ». Ces contextes de recherche doivent selon lui faire évoluer les méthodes d’enquête vers des terrains multiples et collectifs, ce que souligne également T. Faist (2012), invitant des chercheurs des deux pays à collaborer dans le cadre des études transnationales. Dans les conditions de cette recherche doctorale, la combinaison de plusieurs méthodes, qui vont être développées dans les sections suivantes, a été une forme de mise en protocole rassurante quant à l’abord de ces terrains relativement complexes.

2. L’observation in situ : combiner les sites et les