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CHAPITRE I : LA PROBLÉMATISATION

1.3 LES ENJEUX DE LA PROTECTION DE L’ENFANCE AUTOCHTONE

1.3.2 Les enjeux liés au parcours de prise en charge

En ce qui a trait au parcours de prise en charge, les préoccupations concernent plus spécifiquement le placement des jeunes autochtones à l’extérieur de leur famille. Les auteurs sont inquiets par le taux élevé de placement de ces jeunes : les enfants autochtones sont six à huit fois plus susceptibles d’être placés à l’extérieur de leur famille que les enfants non- autochtones (Fallon et al., 2013). Cette réalité s’illustre par le fait que les enfants autochtones représentent plus du quart des enfants placés à l’extérieur de leur foyer même s’ils ne constituent que 5% de la population infantile canadienne (Trocmé et al., 2006). En ce qui concerne la durée du placement, Blackstock et ses collègues (2005) soulignent que le manque de services qui sévit présentement dans les communautés autochtones peut mener à un changement minimal des conditions familiales pendant la période de placement, ce qui fait en sorte que les enfants autochtones risquent davantage de demeurer en placement sans possibilité de retour à la maison, comparativement aux enfants non-autochtones.

Ce taux élevé de placement soulève des questions importantes relativement à la continuité des liens et à la stabilité des jeunes autochtones (Gough et al., 2005). Les auteurs sont préoccupés par le fait que les enfants autochtones continuent à être placés en grande majorité dans des foyers non-autochtones, ce qui soulève des enjeux quant à la préservation d’un héritage culturel et à l’identité des jeunes (Blackstock et Trocmé, 2005; Blackstock et al., 2004). Certains soutiennent que le taux élevé de jeunes autochtones qui sont placés à l’extérieur de leur milieu d’origine est préoccupant considérant les conséquences connues des stratégies de retrait qui ont prévalu sous les modèles d’assimilation et d’intégration (Trocmé et al., 2004). Comme on en sait très peu sur le parcours de prise en charge des jeunes autochtones dans les systèmes actuels (Blackstock et al., 2004), un coup d’œil sur les conséquences qu’ont eu les pratiques du passé permet de dégager certains enjeux relatifs au parcours de ces jeunes.

1.3.2.1 Les conséquences du placement des modèles d’assimilation et d’intégration Dans leur recension des écrits sur le bien-être des enfants autochtones au Canada, Bennett et Blackstock (2002, p.21) font ressortir que les jeunes autochtones qui ont fréquenté les pensionnats ou qui ont été élevés dans des familles blanches pendant la période d’intégration « ont grandi avec une connaissance et une compréhension limitées de leurs racines », ce qui a engendré chez eux des problèmes d’identité et provoqué des répercussions négatives dans leur vie. Les auteurs affirment que le placement à l’extérieur du milieu d’origine a fait en sorte que beaucoup de ces jeunes se sont retrouvés dans une situation difficile où ils ne connaissaient pas leur propre héritage culturel et où ils n’étaient pas acceptés par la culture d’accueil, ou alors ils avaient de la difficulté à s’y identifier. Le fait d’ « être coincés entre deux cultures et de ne pas avoir suffisamment de connaissances, d’opportunités et de compétences pour survivre ou atteindre un équilibre entre les deux systèmes » engendrait chez ces jeunes une image négative d’eux-mêmes qui les poussait souvent à se tourner vers la consommation d’alcool, de drogues ou de solvants pour « s’échapper ou faire face au stress » (Bennett et Blackstock, 2002, p. 25). Tiechroeb (1997) soutient aussi que les conséquences de ces problèmes d’identité pouvaient s’accentuer à l’adolescence et au début de l’âge adulte et se traduire en des idées suicidaires et une plus grande tendance à commettre des crimes.

D’autres chercheurs ont démontré que les problèmes d’identité des jeunes autochtones qui ont été adoptés par des familles blanches faisaient en sorte que ces derniers avaient de la difficulté à établir des liens avec leur famille adoptive et avec la société dominante, ce qui les poussait, lors de l’adolescence ou à l’âge adulte, à rechercher leurs parents d’origine afin « de retrouver un sentiment d’identité » (Bennett et Blackstock, 2002, p.24). Cependant, durant la période d’intégration, il est mentionné que l’éducation et le style de vie blancs ont entraîné des conflits et des difficultés lorsqu’il était question de rétablir les liens avec la famille d’origine. Bennett et Blackstock (2002, p. 24-25) mentionnent que la plupart des jeunes avaient alors tendance à juger négativement la pauvreté et les problèmes sociaux de leur peuple en les associant au « mode de vie autochtone », ce qui les menait à dénigrer leurs origines et les conduisait à un sentiment de confusion identitaire.

Plus récemment, dans une revue de littérature portant sur les adoptions transraciales, Sinclair (2007) souligne que l’adoption d’un enfant d’un groupe ethnique à un autre groupe ethnique a habituellement des conséquences positives pour les enfants adoptés, alors que ce n’est pas le cas pour les enfants autochtones qui n’en retirent pratiquement que des conséquences négatives. Sinclair (2007, p.72) explique ce phénomène par le fait qu’il est extrêmement difficile de développer une identité culturelle pour les jeunes autochtones adoptés puisqu’il y a très peu de caractéristiques attribuées à « l’Autochtonie » dans la société contemporaine majoritaire. Dans ce contexte, les jeunes autochtones qui sont pris en charge par l’État se retrouveraient donc encore aujourd’hui coincés entre deux cultures, comme c’était le cas lors des périodes d’assimilation et d’intégration. Plusieurs auteurs mentionnent à cet effet qu’il faut apprendre des leçons du passé (Sinclair, 2007; Guay, 2010; Blackstock et Trocmé, 2005). Pour bien comprendre le lien que ces auteurs tracent entre les conséquences qu’ont eu les pratiques du passé et celles d’aujourd’hui, voyons brièvement comment se situent culturellement les populations autochtones dans nos sociétés contemporaines.

1.3.2.2 Les conséquences du placement: d’hier à aujourd’hui

Les cultures autochtones ont beaucoup changé depuis leurs premiers contacts avec les Européens. Le fait que les enfants aient été enlevés de leur milieu d’origine pendant une

longue période, celle du régime des pensionnats, a engendré un processus de déculturation qui est défini par Sabbagh (2008) comme une perte des croyances et des valeurs traditionnelles :

Beaucoup de parents ne se reconnaissent plus dans leurs enfants, et ces mêmes enfants, dont plusieurs ne parlent plus leur langue maternelle, se sentent fort éloignés de la culture de leurs parents. Les processus d’acculturation et de déculturation se sont donc immiscés lentement, mais significativement, dans les rapports intergénérationnels et interrelationnels (Sabbagh, 2008, p. 280). La « rafle des années 60 » a exacerbé ce processus d’acculturation puisque la majorité des enfants autochtones placés ou adoptés ne revenaient pas dans leur famille d’origine et ceux qui y retournaient après une absence prolongée se retrouvaient « aliénés de leur famille et de leur environnement culturel » (Bennett et Blackstock, 2002, p. 24). Si le processus d’acculturation a fait en sorte que les populations autochtones ont assimilé des traits de la société dominante, il est clair toutefois que les objectifs d’assimilation que poursuivait le gouvernement canadien à l’égard des peuples autochtones n’ont pas été totalement effectifs : les Autochtones ont développé une résistance, ils se sont adaptés et ils ont saisi les opportunités qui se présentaient à eux (Lemay, 2011). Ainsi, des valeurs et des normes culturelles différentes de celles de la société dominante sont encore bien vivantes chez les populations autochtones, sans pour autant qu’il existe une culture autochtone : « la culture autochtone est plurielle, vivante, moderne » (Roy, 2002, p. 21). Bennett et Blackstock (2002) l’expriment ainsi :

Plusieurs peuples ne faisant pas partie des Premières Nations croient aujourd’hui, à tort, que les traditions, les valeurs et le système de croyances qui font partie des cultures des Premières Nations ne sont plus mis en pratique ou ont simplement disparu. Les cultures des Premières Nations ont radicalement changé pour s’adapter à l’époque contemporaine mais leur identité en tant que peuples distincts continue d’être un élément important de la façon dont ils se définissent en tant que peuples autochtones (Bennett et Blackstock, 2002, p. 27).

On l’a vu d’ailleurs, la vision autochtone quant au bien-être des enfants et à la manière d’y répondre, diffère encore aujourd’hui de celle de la société dominante : il y a donc de bonnes chances que les jeunes autochtones placés par la protection de la jeunesse soient toujours confrontés à « deux systèmes », comme ils l’étaient dans le passé, avec les conséquences que cela implique. C’est ce qui amène certains auteurs à dire que, même « s’ils procèdent d’une intention louable, les régimes contemporains de protection de la jeunesse produisent, lorsqu’ils sont appliqués aux enfants autochtones, des effets pervers qui ne sont pas sans rappeler ceux des « sixties scoop » ou même ceux des pensionnats » (Guay et Grammond, 2010, p. 105).