• Aucun résultat trouvé

Le roi stratège : Louis XIV et la direction de la guerre, 1661-1715,

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 388 p., ISBN 978-2-7535-1093-7

de cesse de rejoindre le monde musulman, où les possibilités d’ascension sociale sont réelles, comme en témoigne l’itinéraire d’Uccialli, simple pêcheur calabrais devenu corsaire barbaresque puis roi d’Alger et dignitaire ottoman.

Le dernier épisode de la lutte de l’Espagne contre l’empire ottoman se déroule à Tunis en 1573-1574. Depuis une expédition menée par Charles Quint en 1535, un contingent espagnol contrôle le fort de La Goulette, alors que le roi de Tunisie se déclare vassal du monarque ibérique. Cependant, le renversement du souverain hafside par les Turcs pousse Philippe II à envoyer Don Juan d’Autriche sur place à l’automne 1573. Le jeune prince s’empare sans coup férir de Tunis, créant de fait une colonie atypique et éphémère. En effet, contrairement aux présides de la côte du Maghreb où les Espagnols vivent retranchés et coupés de la population autochtone, ils doivent cette fois administrer une ville musulmane fortement peuplée. D’où des ordres stricts pour que les soldats respectent les habitants, leur religion et leurs cou- tumes. Quant aux religieux envoyés par l’inquisiteur Manrique, ils ne s’intéressent qu’aux chrétiens, dont la conduite exemplaire pourra, pensent-ils, convaincre les infi dèles de rejoindre la « vraie foi ». La cohabitation s’avère hélas confl ictuelle. Dès le début, les soldats ont pillé la ville, alors que la construction d’un nouveau fort conduit les occupants à raser des habitations et une mosquée. En mars 1574, la répression féroce d’une révolte populaire achève de creuser le fossé entre chrétiens et musulmans, jusqu’à ce que les Ottomans prennent les forts et en massacrent la garnison quelques mois plus tard. Cette « désolation de Tunis » met un terme aux grandes expéditions espagnoles en Méditerranée et entraîne bientôt la dissolution de l’inquisition de la mer. Pas plus à Tunis qu’à bord des galères de 1571, l’idéal du soldat chrétien n’a trouvé une réelle concrétisation.

Au terme de cette étude stimulante, G. Civale conclut à l’échec de l’inquisition de la fl otte, la bataille de Lépante n’étant, selon lui, qu’une « exception fortuite ». Faute de services logistiques, de salaire régulier, d’offi ciers honnêtes et exemplaires, le soldat chrétien idéal ne pouvait pas encore exister en cette seconde moitié du XVIe siècle. Certes, les religieux – et en particulier les inquisiteurs – pouvaient stimuler la dévo- tion, faire respecter certaines règles morales et religieuses mais leur tentative de concilier fanatisme catholique et discipline militaire a échoué. Finalement, ce sont des armées protestantes qui parviendront à s’approcher le plus du modèle du soldat chrétien idéal, au siècle suivant.

Stéphane PERRÉON CERHIO, UMR 6258

Depuis une trentaine d’années, les his- toriens français de l’État se sont princi- palement intéressé aux doctrines et aux représentations du pouvoir politique. C’est tout récemment que, par une sorte de mouvement en retour, l’attention des chercheurs s’est portée sur les structures et les pratiques du gouvernement. Après le « roi de guerre » (Joël Cornette, 1993), voici donc le « roi stratège » qui, avec d’autres études consacrées au XVIIe siècle, manifeste cette infl exion de la recherche.

Le livre de Jean-Philippe Cénat participe également d’un renouveau d’intérêt pour l’histoire militaire, discipline fl orissante dans le monde anglo-américain mais qui peine à trouver sa place en France. Il fait suite à des travaux récents sur l’armée

française (John Lynn, Giant of the Grand Siecle. The French Army, 1610-1715, 1997), sur son haut commandement (Guy Rowlands, The Dynastic State and the Army under

Louis XIV : Royal Service and Private Interest, 1661-1715, 2002), sur les ministres de la

Guerre (Emmanuel Pénicaut, Faveur et pouvoir au tournant du Grand Siècle : Michel

Chamillart, ministre et secrétaire d’État de la Guerre de Louis XIV, 2004) et sur le corps

des offi ciers (Hervé Drévillon, L’impôt du sang : le métier des armes sous Louis XIV, 2005). Dans sa thèse de doctorat, soutenue en 2006, Jean-Philippe Cénat avait étudié un inconnu qui fut une personnalité-clé du gouvernement de Louis XIV : Jules-Louis Bolé de Chamlay, principal conseiller militaire du roi-soleil pendant un quart de siècle (thèse publiée sous le titre Chamlay, le stratège secret de Louis XIV, 2011). Ici, Chamlay reparaît, mais le cadre s’élargit à l’ensemble des cercles dirigeants, à l’armée de terre comme à la marine, et à toute la durée du règne personnel.

L’auteur présente d’abord les personnages qui infl uent sur la marche des opé- rations : le roi et les princes de sa famille, les ministres et leurs commis, les offi ciers généraux des armées de terre et de mer. La direction des armées d’Ancien Régime diffère essentiellement de celle qui s’est imposée à l’époque contemporaine, en ce qu’il n’existe pas à proprement parler de « haut commandement ». Le roi est le seul chef de ses armées et il est censé les commander lui-même. Les secrétaires d’État à la Guerre et à la Marine ne sont responsables que de matières d’administration. Il n’y a pas d’« état-major » au sens actuel, mais seulement un corps d’offi ciers généraux auxquels on confi e des commandements au gré des besoins. Il n’existe ni organe de planifi cation des opérations ni organe de centralisation du renseignement. Dans les faits, on constate que Louis XIV, « roi de guerre », est tout sauf un chef de guerre, que ses ministres se mêlent de diriger les armées de façon par toujours heureuse et que le corps des offi ciers généraux demeure fort disparate, les sabreurs voisinant avec les techniciens et les courtisans. Toutes ces tares sont démultipliées dans la marine, dont l’auteur souligne, après Daniel Dessert (La Royale : navires et marins

du roi-soleil, 1996), les faiblesses de constitution.

Jean-Philippe Cénat retrace ensuite l’évolution des rapports de force entre ces différents acteurs depuis la « prise du pouvoir » de 1661 jusqu’à la fi n de la guerre de succession d’Espagne. C’est le moment d’étudier la question classique de la « guerre de cabinet » ou de la « stratégie de cabinet », à savoir la propension plus ou moins vive de Louis XIV et de ses ministres à diriger les opérations depuis leurs appartements de Saint-Germain et de Versailles. L’auteur montre que cette pratique, dénoncée en son temps, a revêtu des formes différentes suivant les époques, les théâtres d’opéra- tions et les personnalités concernés. En Flandres, théâtre principal de la guerre, ou sur la frontière du Rhin, elle a parfois pris un caractère caricatural, en raison de la relative facilité des communications et de l’importance des enjeux pour la sécurité du royaume. En revanche, sur d’autres fronts continentaux (intérieur de l’Empire, Italie, Espagne), les généraux ont joui, par force, de davantage d’autonomie. Il en alla de même lors des expéditions outre-mer ou dans la guerre navale, les fl ottes ne pouvant évidemment être manipulées depuis l’Ile-de-France. Les revers imputés à la « stratégie de cabinet » tiennent moins à une centralisation excessive qu’à la trans- formation des comportements : les généraux, devenus trop disciplinés et soucieux de plaire, peinaient à prendre leurs responsabilités et cherchaient souvent à se « couvrir » d’un ordre venu de Versailles.

Dans un dernier temps, J.-Ph. Cénat met en évidence les grands traits de la stra- tégie et de la géopolitique de Louis XIV. Le roi et ses collaborateurs y apparaissent