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Juifs de Grèce, XIXe-XXe siècle,

Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2011, 372 p., ISBN 978-2840507307

développés, Adrien Paschoud souligne malgré tout la curieuse réserve de sa source face aux prodiges du martyre et aux manifestations de la Providence, rapportés comme des faits plausibles mais pas entièrement prouvés. Il y voit la marque laissée par la vision newtonienne du monde mais aussi le résultat d’une contrainte éditoriale qui oblige les frères de la Compagnie à ménager un autre de leurs publics, celui des savants. C’est sur lui précisément que porte le dernier chapitre. L’auteur s’y emploie, de manière convaincante, à montrer l’existence de nombreuses passerelles, parfois inattendues, entre la pensée des jésuites et celle des hommes des Lumières. Ces derniers ont notamment perçu les missions jésuites du Paraguay comme un laboratoire idéal : selon eux, il montrait in vivo l’exemple d’un peuple qui, tiré de l’état de barbarie, en venait à former une société policée.

Des Lettres édifi antes et curieuses : en somme tout est dit dans le titre. En voulant édifi er mais aussi faire connaître le particulier, les épistoliers jésuites entendaient attester les vérités de la foi en fournissant les preuves matérielles de son triomphe. Par là, ils s’obligeaient à faire le va-et-vient entre les singularités de leurs terrains et l’universalité des modèles intellectuels qu’ils mobilisaient. Le cœur de leur projet est au centre de cette étude impeccable.

Pierre RAGON Université de Paris-Ouest

Katherine Fleming, spécialiste d’histoire grecque, balkanique et méditerranéenne des XIXe et XXe siècles, professeure à l’Université de New York où elle est la directrice adjointe de l’Institut Remarque propose ici un ouvrage qui, tout en respectant les règles du métier, est aussi attrayant et émouvant. Le principe de ce livre, en accord avec les récents développements historiographiques des subaltern studies et des études postcoloniales, consistait à renverser les deux paradigmes traditionnels de fabrique de l’histoire d’un groupe de personnes au sein d’un État, qui plus est un État national. Le premier, le paradigme national, ne considère les groupes « périphériques », les minorités, que dans la mesure où ils adhérent au noyau central de la nation ou restent en orbite autour de lui. Le second, le paradigme communautaire de la « minoritologie », quant à lui, ne traite de ce qui est extérieur à la communauté, considérée comme acquise, que dans la mesure où cela l’infl uence. Ces paradigmes partagent en fait les mêmes présupposés ontologiques. Dans les deux cas, les groupes sont considérés comme des monolithes qui s’auto-défi nissent et dont les contacts ne produisent que des actions/réactions d’absorption ou de rejet, comme si les travaux pionniers de F. Barth n’avaient jamais existé. K. Fleming, comme le titre anglais de son ouvrage l’indique (Greece : A Jewish

History, Princeton University Press, 2008) – ce que celui de la traduction française ne

restitue absolument pas - souhaitait rompre avec ces approches. Elle ne voulait faire ni une histoire de la Grèce où les Juifs seraient un chapitre annexe, d’habitude relégué vers la fi n, une fois que l’ouvrage a traité de la quintessence de la « nation grecque », ni une histoire des Juifs de Grèce compris comme un morceau parmi d’autres dans le puzzle du « judaïsme mondial », à la manière d’une notice dans une encyclopédie.

Ce que fait K. Fleming est donc bien différent. C’est bien évidemment une histoire du passage complexe de l’Empire ottoman multiethnique et multiconfessionnel aux États-nations dans le Sud-Est européen. De ce point de vue, le livre dialogue avec

tout un champ en pleine expansion (citons les travaux de N. Clayer sur l’Albanie, A. Lyberatos sur la Bulgarie) tout en nous prévenant du risque de tomber dans l’admiration béate face à « une vision idéalisée du multiculturalisme ottoman » (p. 31) qui a le vent en poupe. En ce qui concerne l’historiographie grecque en particulier, cela fait déjà quelques années que la continuité avec l’époque ottomane est prise en compte dans les études sur l’État grec et ses mécanismes institutionnels. Les auteurs insistent notamment sur cette continuité durant les premières décennies d’effort d’imposition d’un nouvel appareil de contrôle sur des populations habituées aux formes de sociabilité politique ottomanes, qui demeurent pré-modernes (cf. les tra- vaux de K. Kostis, S. Anagnostopoulou, N. Kotaridis et N. Theotokas entre autres). Fleming rajoute le fait que cette histoire grecque de l’émergence de l’État national peut être écrite à travers le prisme juif. Le livre est donc une histoire juive de la Grèce, présentant autant la manière dont la judaïté ne cesse de changer d’aspect et de se redéfi nir constamment à travers son appartenance à l’État grec, qu’une esquisse de sa contribution à la fabrication de l’État grec et même à l’identité grecque. Comme l’indique le chapitre 10 qui sert de conclusion, c’est une histoire juive grecque et une histoire grecque juive. Il est donc d’autant plus frustrant de constater à quel point le titre de la traduction française trahit l’originalité de la démarche de l’auteure – sans compter qu’il lui donne un caractère erroné, car comment peut-on parler de Juifs de Grèce quand on parle des Juifs de Thessalonique de l’époque ottomane (ch. 3) ?

La première partie traite des deux instants fondateurs de la Grèce moderne. Tout d’abord, K. Fleming examine « l’explosion de violence » (p. 37) que fut la Guerre d’Indépendance (1821-1827) qui donne naissance à un État grec où la population juive est bien peu présente après avoir été la victime collatérale de cette guerre (ch. 1), et les conséquences du recoupement entre grécité et religion orthodoxe qui se produit progressivement. C’est seulement au cours de son expansion progressive durant la deuxième moitié du XIXe siècle que l’État grec commence à incorporer des communautés juives conséquentes, cette nouvelle réalité poussant les uns comme les autres à revoir leurs pratiques (ch. 2). Un des éléments les plus intéressants de ces nouvelles dynamiques demeure l’inversion d’une tendance qui avait prévalu durant l’époque ottomane et qui avait permis aux Sépharades (ladinophones) de l’emporter au sein des villes ottomanes face aux juifs Romaniotes (grécophones). Désormais, l’expansion de la Grèce et donc la prise d’importance de la langue grecque jouait à l’avantage de ces derniers (p. 82-92). Les dynamiques changent d’échelle au lendemain de la décennie guerrière de 1912-1922 lorsque la Grèce connaît un accroissement territorial et démographique général, tandis que la population juive s’accroît avec l’intégration de la « Jérusalem des Balkans » (Salonique) et de toutes les communautés juives sépharades des ex-provinces ottomanes acquises par la Grèce. K. Fleming consacre à Salonique et à la « république sépharade » toute une partie (chap. 3 et 4) et à juste titre. Depuis quelques années, et notamment depuis la mono- graphie de M. Mazower, l’historiographie concernant Salonique a été complètement renouvelée. K. Fleming dépeint avec force détails les enjeux et les stratégies liés au processus d’hellénisation qui s’engage dès l’intégration de la ville à l’État grec. Les juifs de Salonique sont à la fois tiraillés entre volonté utopique de continuer à vivre selon une logique communautaire impériale ottomane au sein d’un État-nation, où sont pourtant en jeu des questions d’assimilation et de négociation d’un nouveau statut, et traversés par toute une série de nouveaux clivages produits par la prolifé- ration d’idéologies comme le sionisme ou le socialisme, qui s’entremêlent avec les