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Donner, recevoir ou réclamer : le paiement informel au médecin

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 80-85)

Sommaire

Introduction . . . 65 1 Contexte, hypothèses et méthodes . . . 68 2 Quels patients versent un paiement informel ? Paient-ils des

montants diférents ? . . . 82 3 Des paiements injustiiés : la igure du médecin monopoleur

dans les entretiens . . . 95 4 Des paiements justiiés : les patients donnent, les médecins

acceptent et tous se justiient . . . 103 5 Discussion et conclusion : une convention en crise ? . . . 115 Bibliographie . . . 122 Annexe . . . 123

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Introduction

Rapporté à l’économie, l’adjectif « informel », dans les articles de sciences sociales et dans les rapports administratifs, désigne certaines poches d’activités générant des reve-nus en dehors des circuits de l’économie oicielle. On doit l’expression « informal income opportunity » à l’anthropologue Keith Hart (1973) qui l’utilise de façon positive à propos des nombreuses activités économiques du sous-prolétariat ghanéen pour inirmer l’idée selon laquelle ces populations pauvres sont sous-employées ou au chômage. Les échanges, plus interpersonnels et plus ancrés dans les relations sociales et les hiérarchies tradition-nelles, dans lesquels ces personnes sont engagées échappent à l’administration capitaliste et représentent ainsi une certaine résistance à l’ordre bureaucratique et à sa domination rationnelle-légale, selon la typologie de Weber (Cortado, 2014 ; Weber, 2014). Le succès de la catégorie informelle, après son usage par l’OIT dans un rapport sur le Kenya (1972) puis par toute la littérature économique, a légèrement édulcoré l’aspect sociopolitique du concept de Hart. Il en a fait une notion pratique, car imprécise, pour désigner la ri-chesse créée par un large continuum d’activités allant des activités illégales (criminelles ou souterraines) aux transactions légales mais non déclarées (comme l’emploi « au noir »).

Concernant les républiques soviétiques, avant que la notion d’informalité ne se difuse aux économies socialistes et postsocialistes, les auteurs lui préféraient celle d’ « économie seconde » (Grossman, 1977) car ces activités se situaient en dehors de l’économie centra-lisée planiiée. Ces échanges ont souvent été analysés comme des poches d’économie de marché (Cleuziou et Ohayon, 2017), par déinition non oicielles mais tolérées, ou comme des arrangements qui permettaient de « huiler » le système centralisé1, notamment dans les secteurs pénuriques comme l’étaient d’ailleurs ceux de la santé et des produits alimen-taires. À ce titre, ces échanges bien qu’illégaux étaient tolérés dans une certaine mesure.

Pendant la transition postsoviétique en même temps que la libéralisation, ces arrange-ments informels se sont démultipliés du fait de l’insuisance des circuits économiques oiciels en temps de crise pour allouer eicacement les biens et les services et du fait du vacuum législatif. De nouvelles formes plus marchandes sont apparues, brouillant les repères et frontières entre catégories marchandes et non marchandes (comme le troc en Russie, étudié par Dufy (2008)). Certaines pratiques informelles comme celle du paiement au médecin, contrairement au troc, ont survécu à la crise et perdurent, suggérant qu’elles remplissent encore un rôle fonctionnel et qu’elles bénéicient peut-être d’une certaine lé-gitimité au-delà d’une situation historiquement située.

On désigne par la suite comme informels des échanges non prévus par la loi, se situant

1. Ledeneva (1998) utilise le verbe « to oil » pour décrire l’action des pratiques informelles de type blat qu’elle n’associe pas à des échanges marchands mais interpersonnels de création de réseau autour d’un système de faveurs permettant aux personnes de combler les manques de tel produit par exemple en faisant proiter un autre de l’accès à tel service dont eux-mêmes jouissent. Nous lui empruntons donc cette expression, mais étendue à des transactions informelles.

dans une zone grise entre le légal et l’illégal, non déclarés mais tolérés s’ils restent à un bas niveau, contre lesquels les autorités n’ont pas vraiment les moyens ou la motivation d’intervenir.

Le cas des pratiques de rémunération informelle dans le système de santé est un cas largement étudié dans les pays d’Europe de l’Est (Balabanova et McKee, 2002 ; Bala-banova et al., 2004 ; Stan, 2012), d’Asie centrale (McKee et al., 2002 ; Polese, 2014) et dans une moindre mesure au Tadjikistan (Falkingham, 2004 ; Habibov, 2009), ou encore d’Afrique de l’Ouest ou du Nord (Blundo et Olivier de Sardan, 2001 ; Kankeu et Vente-lou, 2016). Dans les rapports d’ONG et dans la littérature économique anglophone, elles sont désignées par l’expression informal payment ou under-the-table payment. Il s’agit du paiement que le patient efectue directement auprès du personnel soignant dans des structures où ce personnel est déjà rémunéré autrement (salarié d’une structure publique ou privée). Le paiement informel recouvre néanmoins des réalités et héritages divers. Si en Hongrie, on le cache dans une enveloppe (Kornai, 2000), au Tadjikistan on ne s’en cache pas. On tend un billet au personnel de santé en sortant, même devant les collègues. En outre, l’importance du paiement informel varie. Si, en Russie, il subsiste sous forme de pourboire, malgré l’introduction d’une assurance maladie obligatoire, au Tadjikistan, il représente une grande part des restes-à-charge des ménages, eux-mêmes les plus élevés de la zone Europe de l’OMS (60,1% en 2013 des dépenses de santé totales du pays). D’après nos estimations, 78% des personnes hospitalisées déclarent avoir donné de l’argent aux soignants.

D’importants paiements directs peuvent engendrer un fort renoncement aux soins si l’élasticité-prix de la demande est plus forte, a fortiori dans les pays à faible niveau de vie.

Ceci peut avoir un efet négatif en termes de surplus global de santé publique. Un moindre recours favorise la survenue de grandes vagues d’épidémies, comme celle de poliomyélite au Tadjikistan en 2010.

Puisqu’il s’agit de paiements directs non remboursés, comme les dépassements d’hono-raires ou extra-billing, ces paiements informels pourraient être analysés sous l’angle d’une situation de monopole du médecin. Celui-ci considérant qu’il est insuisamment payé peut utiliser sa rente de situation, qu’elle soit due à l’asymétrie d’information, à la rareté des autres médecins ou la diiculté d’accéder jusqu’à eux, pour exiger un paiement et cap-turer une partie du surplus du consommateur de soins, si l’élasticité-prix de sa demande est faible. Certains articles suggèrent que l’informalité permet au médecin de diférencier par les prix selon la disposition-à-payer (monopole discriminant parfaitement) ou plutôt selon une approximation de la disposition-à-payer basé sur des observables. Le médecin capture alors la totalité ou partie du surplus des consommateurs. Si l’on estime que le paiement informel constitue une perte de surplus pour le consommateur, c’est que l’on suppose qu’il n’est motivé que par le médecin. Cela serait vériié s’il était décrit comme un choix unilatéral du médecin par les acteurs.

Pourtant ces pratiques se maintiennent après la période de transition. Les agents et l’État ne s’unissent pas contre ces pratiques. Elles ont une forme de normalité, dans un certain nombre de situations, voire un rôle fonctionnel. Les patients pourraient avoir un intérêt à ce système informel. Certains articles suggèrent, par exemple, que le médecin diférencie le tarif informel mais selon la capacité-à-payer (modèle de charité, principe de Robin des Bois). Dans ce cas l’État aussi pourrait y avoir intérêt, si cela lui évite d’augmenter les salaires et de mettre en place un système oiciellement progressif, coûteux dans son implémentation. C’est peut-être une explication à la persistence de ces pratiques.

Dans ce chapitre, on s’intéresse donc aux ressorts, justiications et conséquences des paiements informels au personnel soignant, au Tadjikistan, où ils représentent une très grande part des dépenses totales de santé. Il s’agit, dans un premier temps, de comprendre quels patients donnent un paiement et que représente le montant d’informel dans le reste de ses dépenses. Est-ce que ce sont les plus vulnérables, les plus jeunes, les moins éduqués ou au contraire ceux qui ont le plus de ressources (économiques, sociales et culturelles) ? Pour estimer les déterminants du paiement informel et vériier l’hypothèse de discrimina-tion par les prix, nous mobilisons la Tajikistan Living Standards Survey (TLSS), des don-nées d’enquête de ménages de 2007. Nous recourons ensuite aux entretiens semi-directifs menés à Douchanbé en 2014 et en 2015 pour distinguer les raisons et les critères de diférenciation.

Sous certaines conditions ces pratiques semblent faire l’objet d’un accord collectif.

Dans un troisième temps, nous faisons appel à d’autres modèles que celui du monopole, réintégrant l’intentionnalité du patient. Celui-ci peut voir un intérêt dans ce paiement et dans sa nature informelle. D’un côté donner un extra peut inciter le médecin à prendre soin de lui. De l’autre, l’informalité permet de disposer d’une marge de manœuvre, de négociation, liée au lou sur le tarif « réel », dont il peut tirer parti. Il est à ce titre intéressant de noter que la première tentative de formalisation des frais de santé en 2005 au Tadjikistan a été mal accueillie par les patients et reportée à plus tard.

Plusieurs registres émergent dans leurs justiications, montrant qu’il peut s’agir de normes sociales, d’une institution informelle héritée qui continue de fonctionner (Cha-vance, 2008 ; Denzau et North, 1994), de croyances ou de calculs en contexte incertain, d’altruisme pur ou d’altruisme calculé. Pour analyser les diférentes motivations, nous mobilisons des modèles économiques d’incitation inancière et d’autres issus de l’anthro-pologie sociale (solidarité, réciprocité) ain d’apporter une contribution originale à l’étude des paiements informels dans le domaine de la santé.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 80-85)

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