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Chapitre 4 Portrait factuel de la vie associative russophone

4.8 Réseau intégré ou segmenté?

4.8.2 Perception et relations avec les associations récentes

4.8.2.1 Divisions au sein de la quatrième vague

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Nos informateurs sont nombreux à constater des clivages au sein de la vague récente d’immigration russophone. En effet, ceux ayant quitté le monde post-soviétique au début des années 1990 et ceux qui l’ont fait plus tard n’ont pas les mêmes caractéristiques, d’après nos répondants. Un informateur nous explique sa façon de percevoir les premiers Russophones qui ont quitté l’ex-URSS: « À l’époque soviétique, personne n’avait le droit d’émigrer. Après la perestroïka, on pouvait partir à l’étranger, mais personne n’en avait les moyens financiers. Seuls les bandits avaient de l’argent et ce sont eux qui partirent en Europe, aux États-Unis, au Canada. C’était très facile d’obtenir le statut de réfugié et ils ont immigré grâce à ce statut » (Sémion, TF).

Ces caractères attribués aux premiers arrivants ne sont pas partagés par tous. D’après une autre interlocutrice la situation est plutôt l’inverse que celle décrite par Sémion:

Alors, je vois que dans la toute dernière vague, ceux qui sont ici depuis trois ans, ce sont des gens nouveaux. Ce sont des gens qui ont vécu sous le régime post-soviétique, qui ont beaucoup plus le sens des affaires, qui est plus développé que chez les gens qui sont arrivés au début des années 1990, qui n’avaient aucune notion de « business ». Eux arrivent avec de l’argent, ils veulent investir, acheter des terrains, des immeubles,… Ils sont habiles. Ils sont plus dynamiques. […] À mon avis, les plus récents, ils se sont enrichis dans le commerce, dans le « business ». Pour plein de raisons, peut-être à cause de l’insécurité, de l’instabilité économique, […], ils ont préféré s’expatrier avec leur argent. (Inna)

Ces deux témoignages, celui de Sémion et d’Inna, même s’ils se contredisent, montrent que pour nos informateurs, la vague post-soviétique est morcelée au plan socioéconomique et ne représente pas un groupe homogène d’immigrants. De plus, ils mettent de l’avant un certain sentiment de méfiance entre Russophones.

Ces différentes perceptions et le climat de suspicion peuvent nuire à la formation d’un réseau associatif russophone. Plusieurs responsables remettent en cause la bonne volonté et la réputation des autres organisateurs :

On a une approche délicate envers ces partenariats [entre associations russophones], on les analyse. Les buts de ces organisations ne sont pas les mêmes que les nôtres. Nous essayons de ne pas nous mêler du travail des autres. Le nom, ça coûte cher. C’est-à-dire que la réputation d’un organisme, ça vaut beaucoup. Il faut faire attention. […] Une personne qui veut faire le bien ne peut pas avoir de faiblesses et se permettre de faire des choses mauvaises.

[…] S’il y a un mélange entre bonnes et mauvaises actions, les gens n’iront pas là. […] Les gens qui arrivèrent ici durant la période de transition au début des années 1990, dans leur pays c’était le désordre complet. Ces gens, depuis, se croient tout permis, ils croient fermement que seulement le mensonge peut apporter le succès. Beaucoup de gens ont fait rapidement de l’argent à ce moment là, par la ruse et la magouille. Ces gens là, qui ont vécu dans cette réalité, essaient de développer ça ici. Nous ne voulons pas travailler avec eux, leurs actions morales et légales ne sont pas claires (Sergueï, TF).

Quoi qu’il en soit, ce genre de commentaire peut s’expliquer également en tenant compte de l’existence d’une certaine compétition au sein du secteur associatif russophone d’aide aux immigrants. En effet, ces associations, qui partagent des objectifs analogues visent en quelque sorte la même « clientèle » et dépendent des mêmes sources de financement. Le commentaire d’Inna reflète cette réalité:

[L’organisatrice d’une association depuis plus longtemps établie] regarde un peu avec méfiance tous les autres, parce qu’avant, c’est elle qui régnait. Elle avait des subventions aussi du Québec […]. C’est sûr que lorsqu’elle voit d’autres organismes ou d’autres personnes qui commencent à s’intéresser au même sujet, cela créé un peu de compétition. C’est pour ça, parce que c’était leur chasse gardée durant plusieurs années. Maintenant, il y a plusieurs personnes qui arrivent et qui tentent de faire quelque chose. Alors, il y a peut- être un peu de jalousie, de concurrence.

D’autres informateurs, responsables d’associations, remettent plutôt en cause l’existence d’un certain type d’association. En effet, des informateurs distinguent clairement deux types d’associations, les informelles, dont la leur fait partie, et les formelles. Vassili nous explique pour quelles raisons il ne fait pas confiance aux associations formelles :

Les associations formelles, ce sont celles qui ont une sorte d’idée d’unifier tous les Russophones de Montréal, par exemple. Je trouve que toutes ces organisations formelles sont, généralement, soit des gens ambitieux qui ont soif du pouvoir, […]. Ou ce sont des gens qui veulent faire, soi-disant, de la bienfaisance mais en souhaitant accumuler un peu là-dessus, ça existe aussi. La troisième catégorie, c’est tout à fait naturel que la Russie actuelle cherche à se créer un support dans la communauté russe [à l’étranger].

Vassili, à la tête d’une association virtuelle, entretient des relations avec des associations russophones qu’il classe comme « informelles » : des associations culturelles, virtuelles ou récréatives.

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D’autre part, le réseau d’une association étudiante, composée de jeunes russophones, est avant tout constitué d’associations « jeunes ». Pour quelles raisons? L’un de leurs objectifs est de tisser des liens entre les jeunes immigrants russophones donc, les activités s’adressent à ce type de participant. De plus, la nouveauté de cette association explique peut-être le peu de liens développés avec d’autres associations jusqu’à présent.

Par ailleurs, une répondante précise que parmi les immigrants qui ont quitté une certaine ancienne république soviétique, les premiers étaient les minorités puis, c’est la population de souche qui a émigré. Pour ces raisons, ils ne représentent pas un groupe uni et les liens entre eux sont distants : « Les premiers à venir ici sont ceux qui vivaient des problèmes de nationalité au moment des revendications nationales pour la langue et la culture. C’est là que commencèrent les problèmes nationaux et c’est la raison qui les poussa à partir. Ils faisaient partie des minorités nationales : des Juifs, des Russes, des Ukrainiens,... Ils ont émigré contre leur gré. Ceux qui arrivent à présent, sont issus de la population de souche. C’est pourquoi il n’existe pas d’unité » (Maria, TF).

En somme, comme nous venons de le voir, les réseaux associatifs se fondent sur les représentations sociales qu’ont les responsables de leurs compatriotes. Les relations se construisent grâce aux bonnes relations personnelles et sont évitées avec les associations perçues comme différentes ou malintentionnées.

Notons que les jugements péjoratifs, que ce soit envers des compatriotes ou des organismes russophones, tournent plutôt autour de la diversité sociale, la différence des backgrounds, les disparités socioéconomiques, les clivages générationnels, la méfiance, la compétition et un certain scepticisme. Par contre, les conceptions défavorables se basent rarement sur des critères ethniques. Par conséquent, les réseaux associatifs russophones sont majoritairement multiethniques.

Le réseau associatif ukrainien est, cependant, relativement plus exclusif. L’association de notre échantillon entretient de bonnes relations avec plusieurs institutions et organismes ukrainiens, mais aucune avec les associations russophones. Le contact n’est pas recherché et ce, entre autres, pour des raisons politiques et culturelles. Le responsable nous fait part de son désintéressement face aux associations dites « russes » : « Je ne connais pas la communauté russe. Ils ont leur vie et nous avons la nôtre » (Pavel, TF).

De plus, un certain nombre de répondants perçoivent négativement les détenteurs du statut de réfugié. Les réseaux individuels se divisent selon ce statut attribué par le système d’immigration canadien : les immigrants économiques d’un côté et les réfugiés de l’autre. Finalement, un informateur entrevoit d’un mauvais œil la venue de futurs immigrants russophones : « L’arrivée d’immigrants qui ont vécu trop longtemps sous les politiques de Poutine est aussi inquiétante » (Sémion, TF).

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