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Un magistère des plus classiques

Chapitre 1 - Elisabeth, le maître et le savoir

1- La disparité subjective

Au début du Séminaire VIII. Le transfert, Lacan souligne d'emblée qu'il va aborder le transfert dans sa « disparité subjective », formule qu'il précise au chapitre XIV : « J'entends par là que la position des sujets n'est aucunement équivalente. »79 Toute situation de transfert s'accompagne en ce sens de cette disparité dans la fonction

79 Jacques Lacan, Séminaire VIII. Le transfert, op. cit., p.233.

et la position des sujets et en constitue une caractéristique polysémique mais constante.

Il n'y a donc pas de relation transférentielle sans cette disparité.

Elisabeth et Descartes ne font pas exception à la règle.

Cette précision de Lacan sur la disparité des positions peut tout d'abord prendre sens, à propos de cette correspondance entre Descartes et Elisabeth, de façon tout autant banale que classique : elle renvoie à une dissymétrie patente, y compris des protagonistes eux-mêmes, chacun occupant une place différente et inégale dans une relation de savoir légitimement reconnue et volontairement recherchée. Paul-Laurent Assoun rappelle que « Freud souligne bien qu'il y a des aspects conscients du transfert.

Ainsi le transfert se manifeste-t-il par une admiration explicite qui parvient à la conscience du sujet alors même que son ressort se trouve inconscient, du côté du refoulé. »80 Les marques de cette admiration consciente ponctuent régulièrement la correspondance entre Descartes et Elisabeth et les couples classiques que nous avons convoqués s'inscrivent très clairement dans cette orientation et se justifient de cette dissymétrie quant au savoir.

En conséquence, dans cette relation, l'un en sait plus que l'autre, du moins est-il supposé en savoir plus que l'autre, ce que l'on pourrait entendre en deux sens au moins.

D'une part, il faut comprendre que l'un est, de façon évidente, censé en savoir plus que l'autre puisque c'est cette dissymétrie qui justifie sa place de maître et l'admiration et le respect dont il est l'objet. Les couples classiques précédemment décrits se structurent de ce savoir possédé par le maître. D'autre part, il est supposé savoir au sens où le savoir qui lui est attribué est effet de cette supposition. Il est ainsi supposé savoir au sens où le savoir qu'on lui prête n'est pas à proprement parler le savoir qu'il assume mais celui qui est supposé s'en déduire. On pourrait dire alors qu'un savoir lui est imputé qui peut se fonder sur un savoir par lui assumé. Ainsi en va-t-il de Socrate et des choses de l'amour.

En effet, Lacan dans sa relecture du Banquet insiste sur le savoir assumé de Socrate en ce qui concerne les choses de l'amour qui fonderait le transfert dont Socrate est l'objet, notamment de la part d'Alcibiade. Ce qui est effectivement lisible dans les propos d'Alcibiade, c'est la fascination que le savoir de Socrate produit au point que ce savoir fascine y compris quand ce n'est pas à proprement parler Socrate qui en fait état mais d'autres rapportant ce que Socrate dit. Alcibiade le précise en effet explicitement en s'adressant à Socrate :

80 Paul-Laurent Assoun, Leçons psychanalytiques sur le transfert, Paris, Economica-Anthropos, « Poche psychanalyse », 2006, p.63.

Toujours est-il que nous, quand nous entendons parler quelqu'un d'autre, fût-ce un excellent orateur, ces autres discours laissent totalement indifférent, si je puis dire, tout le monde ; tandis que, lorsqu'on t'entend, ou qu'on entend tes propos rapportés par un autre, celui qui les rapporte fût-il un fort pauvre sire, l'auditeur fût-il une femme, fût-il un homme, fût-il un jouvenceau, nous en éprouvons un trouble profond : nous sommes possédés ! 81

Il faut tout d'abord souligner que la remarque d'Alcibiade semble indiquer que c'est bien la nature du savoir de Socrate qui fascine au point que, dit par d'autres, il produit un effet similaire. Cela permet en conséquence de remarquer qu'un texte peut à cet égard produire le même effet pour autant qu'il est porteur de ce type de savoir et il en est ainsi d'Elisabeth avec la philosophie de Descartes. La manière dont Baillet en rend compte souligne clairement la fascination qu'un savoir peut exercer, quelle que soit d'ailleurs l'exactitude des propos du biographe de Descartes et la part de subjectivité dans cette description de la rencontre d'Elisabeth avec la philosophie de Descartes : « Jusqu'à ce qu'ayant vu les Essais de M. Descartes, elle conçut une si forte passion pour sa doctrine, qu'elle compta pour rien tout ce qu'elle avait appris jusque là, et se mit sous sa discipline pour élever un nouvel édifice sur ces principes. »82 Ce savoir, celui de Socrate ou celui de Descartes, peut s'identifier premièrement comme savoir philosophique, ce qu'il est effectivement. Mais dans la mesure où la situation transférentielle n'est pas propre à la philosophie, on ne saurait attribuer le caractère fascinant de ce savoir à sa qualité de savoir philosophique. Si on ne perd pas de vue que Socrate dit ne rien savoir, sauf en ce qui concerne les choses de l'amour, si on ne perd pas de vue qu'Elisabeth, qui a lu les œuvres de Descartes, l'interroge surtout sur l'union de l'âme et du corps, on pourrait considérer que le point commun est moins la dimension philosophique elle-même qu'une dimension philosophique en tant qu'elle fait énigme et en tant qu'elle concerne le sujet. Pontalis le rappelle : le savoir en jeu dans le transfert concerne des figures qui sont des « figures moins d'autorité que de détenteurs du secret : secret de l'âme, du corps, du savoir, du pouvoir sur l'esprit »83. Mais si le philosophe, comme le médecin ou le prêtre, peut représenter le sujet supposé savoir que la psychanalyse théorise, ce n'est évidemment pas dans le même sens où le psychanalyste est amené à assumer cette fonction. Erik Porge le précise pour Fliess vis-à-vis de Freud : « Si Fliess pouvait être considéré comme un sujet supposé savoir par Freud, ce n'était pas au sens du sujet

81 Platon, Le Banquet, 215d, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p.753.

82 Adrien Baillet, Vie de Monsieur Descartes, op. cit., p.214.

83 Jean-Bertrand Pontalis, La force d'attraction, Paris, Seuil, 1990, p.71.

supposé savoir la signification de son désir inconscient. »84 Il en serait de même évidemment pour Descartes. Dans la mesure où Descartes assume un savoir sur l'union de l'âme et du corps, il pourrait être alors ici le sujet supposé savoir ce qu'Elisabeth éprouve et qui témoigne de l'union de l'âme et du corps.

En conséquence, la disparité subjective se décline aussi en ce qu'on pourrait appeler frontalement la dissymétrie des positions amoureuses des partenaires. En effet, si l'un est en position d'être supposé en savoir plus que l'autre, il détient alors ce qui manque à l'autre. La disparité subjective s'explicite ici dans le fait que l'un possède ce que l'autre désire, l'un est érôménos, l'autre érastès. C'est ce que la lecture de Lacan du Banquet fait notamment ressortir et Lacan qualifie ce couple érastès/érôménos comme deux fonctions85. Rappelons qu'Alcibiade désire ce qu'il croit que Socrate possède et par ce mouvement du désir se place comme érastès : celui qui désire, le sujet du manque.

Dans cette logique, Socrate est dès lors, l'aimé, l'érôménos : celui qui a quelque chose, l'objet aimé. La disparité ainsi comprise se retrouve dans le lien entre Descartes et Elisabeth dont témoigne la correspondance. En s'adressant à Descartes parce qu'elle le suppose savant notamment sur cette question de l'âme et du corps, Elisabeth occupe la fonction de l'érastès, désirant ce savoir dont elle manque. Descartes est alors visé comme érôménos, celui qui a quelque chose de désirable. Tout comme Alcibiade désire ce savoir qu'il suppose Socrate posséder, Elisabeth semble de même désirer ce savoir qu'elle attribue à Descartes.

Ainsi, il y a donc disparité subjective dans la mesure où l'un est supposé savoir ce que l'autre ignore et l'important est moins le savoir effectivement possédé que celui supposé par celui ou celle qui adresse sa demande. Mais l'important est surtout de comprendre que Descartes occupe par là même une place, celle où le savoir est pour Elisabeth supposé. Le concept de sujet supposé savoir que construit Lacan donne ainsi consistance à la disparité subjective caractéristique de tout transfert mais lui donne consistance en l'articulant au registre symbolique. En effet, tout d'abord, en liant le transfert au savoir86, Lacan insiste sur cet aspect qu'Alcibiade au fond indique et qu'Elisabeth illustre en rencontrant d'abord la philosophie de Descartes par ses lectures : le transfert n'est pas tant lié à la personne qu'au savoir qu'on lui prête. C'est à cette condition seulement que, dit par d'autres, le savoir socratique peut captiver, ou bien

84 Erik Porge, Freud Fliess, Paris, Economica-Anthropos, « Poche psychanalyse », 1996, p.36.

85 Jacques Lacan, Séminaire VIII. Le transfert, p.46. Cf. Ibid., p.53.

86 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, op. cit., p.64 : « Celui à qui je suppose le savoir, je l'aime. »

qu'un texte peut avoir le même effet. L'intérêt d'une telle approche est donc avant tout de ne pas mettre au premier plan la question de la personne et du registre imaginaire que cela implique en permettant de voir derrière l'aspect phénoménal du transfert - l'amour porté à l'autre du savoir et du soin, la focalisation sur la personne, un strict affect - ce qui en est la structure : l'adresse au lieu de l'Autre. Lacan précise : « A est défini par nous comme le lieu de la parole, ce lieu toujours évoqué dès qu'il y a parole, ce lieu tiers qui existe toujours dans les rapports à l'autre, a, dès qu'il y a articulation signifiante. »87 Ainsi le transfert manifeste, dans le moment du lien avec l'autre à qui on adresse la demande, la structure c'est-à-dire la relation du sujet avec le langage88. Freud, d'une certaine manière, ouvrait cette voie ou la posait en d'autres termes. En effet, il rappelle dans les Observations sur l'amour de transfert que le thérapeute ne doit pas se tromper : l'affect que la relation met au jour ne tient pas à la personne du thérapeute mais au cadre de la relation. Il écrit : « […] Il doit considérer que l'amour de la patiente est déterminé par la situation analytique et non par les avantages personnels dont il peut se targuer […]. »89 Sa mise en garde en quelque sorte consiste bien à rappeler que le transfert et l'amour qu'il suscite ne sont pas causés par la personne du thérapeute, il ne doit nullement s'en attribuer les mérites. Mais en liant clairement le transfert au savoir et non au maître, Lacan évite une confusion possible ou le maintien au premier plan de la question imaginaire, soit l'amour. Le point de perspective de Lacan permet de considérer, au-delà de l'aspect phénoménal du transfert, ce qui le fonde, soit le sujet supposé savoir compris comme une fonction. Ainsi, dans le Séminaire XI, il écrit :

« Chaque fois que cette fonction peut être, pour le sujet, incarnée dans qui que ce soit, analyste ou pas, il résulte de la définition que je viens de vous donner que le transfert est d'ores et déjà fondé. »90 Le point de perspective de Lacan permet donc également de comprendre ce qui structure toute demande de savoir, et notamment cette demande de savoir philosophique qu'Elisabeth adresse à Descartes. Le sujet supposé savoir renvoie dès lors à une fonction, et non à une personne, bien que cette fonction vienne à s'incarner. On peut dire autrement que la personne vient supporter cette fiction qu'est le sujet supposé savoir. La dimension symbolique du transfert est ainsi à situer notamment dans le processus de la parole et de l'adresse qu'elle comporte. En effet, avant de

87 Jacques Lacan, Séminaire VIII. Le transfert, op. cit., p.202.

88 Jacques Lacan, ibid., p.208 : « En d'autres termes, il me paraît impossible d'éliminer du phénomène de transfert le fait qu'il se manifeste dans le rapport à quelqu'un à qui on parle. Ce fait est constitutif. »

89 Sigmund Freud, « Observations sur l'amour de transfert », dans La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1994, p.118.

90 Jacques Lacan, Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil,

« Points Essais », 1992, p.259.

signifier quelque chose, toute parole signifie avant tout pour quelqu'un. Cette adresse semble viser un semblable, un autre, ici Descartes. Pour autant, il n'est pas très important que cet autre soit véritablement autre dans la réalité puisqu'aussi bien nous pouvons tout autant nous adresser à nous-mêmes. C'est la raison pour laquelle le concept de sujet supposé savoir tel que le théorise Lacan permet surtout de poser qu'en interrogeant l'autre, ce n'est pas à une personne que l'on s'adresse, ou pas essentiellement à une personne, mais à un lieu, que Lacan nomme le lieu de l'Autre. Le concept d'altérité chez Lacan ne tient pas tout entier dans la question de l'autre semblable. Lacan formule, par l'idée de lieu de l'Autre, que le sujet est pris dans un ordre radicalement antérieur et extérieur à lui dont il dépend néanmoins. L'analyste ou bien ici le philosophe, selon des modalités certes différentes, sont appelés à occuper le lieu de la supposition.

Le savoir, et spécifiquement ici le savoir philosophique, est dès lors placé en position d'objet, d'agalma. En effet, si c'est la position du sujet supposé savoir qui fonde le transfert, c'est le savoir placé en position d'agalma qui en achève en quelque sorte les conditions puisque le savoir considéré comme agalma est effet de la supposition. Parce que l'autre est supposé savoir, le savoir qu'on lui suppose va prendre toute sa valeur d'objet caché et précieux. On pourrait considérer que l'agalma prend dans cette correspondance entre Descartes et Elisabeth la figure du savoir philosophique. Et le caractère agalmatique du savoir supposé possédé par Descartes pourrait être lisible à travers plusieurs éléments qui en seraient, au regard de cette grille de lecture, des indices. Ainsi, par exemple, pourrait-on relire en ce sens le caractère incomparable de la philosophie cartésienne aux yeux d'Elisabeth, puisqu'effectivement tous les autres savoirs ou philosophies ne sauraient souffrir la comparaison avec la philosophie et le talent de Descartes : ainsi, à propos des mathématiques où une lettre de Descartes lui apprend plus que son maître habituel l'aurait fait en six mois91, ainsi encore des médecins qui n'ont pas compris comme Descartes l'a fait la part que son esprit avait aux désordres du corps alors même qu'ils l'examinent tous les jours et que Descartes est loin92, ainsi enfin à propos de Sénèque et de la question du bonheur où une lettre de Descartes lui « a donné plus de lumière, au sujet qu'elle traite, que tout ce qu'[Elisabeth]

a pu lire ou méditer »93. On pourrait aussi évoquer la lettre où Elisabeth précise que les

« éclaircissements et conseils » que lui donne Descartes sont ce qu'elle « prise au-dessus

91 Elisabeth à Descartes, lettre du 21 novembre 1643, p.84.

92 Elisabeth à Descartes, lettre du 24 mai 1645, p.98.

93 Elisabeth à Descartes, lettre de août 1645, p.122.

des plus grands trésors qu'[elle] pourrait posséder »94, celle où les raisons de son admiration sont « innumérables »95, ou bien encore celle où les écrits de Descartes sont les « plus grands trésors » qu'elle amène en voyage96. On pourrait encore rappeler les multiples endroits où Elisabeth dit qu'elle souhaite que Descartes continue à lui faire part de son savoir, où elle l'espère, où elle l'attend. On pourrait sûrement d'ailleurs multiplier les renvois aux lettres. Mais au fond, peu importe que le savoir comme agalma se repère explicitement dans les propos de l'épistolière. On pourrait considérer cette caractéristique comme relevant d'une déduction logique dès qu'il y a transfert, dès que peut se repérer le positionnement du sujet supposé savoir. Lacan précise en effet :

« Du seul fait qu'il y a transfert, nous sommes impliqués dans la position d'être celui qui contient l'agalma […] »97. Et dans la mesure où le philosophe peut bien être amené à occuper cette place, bien que dans un sens différent, peut-on à tout le moins considérer qu'il en est de même pour lui.