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Une rencontre étonnante

Chapitre 1 - Où réside l'étonnement ?

1- Descartes, homme et philosophe

L'abord tardif de la question des passions, témoignant de l'union de l'âme et du corps, dans la philosophie de Descartes est un lieu commun des commentaires de cette correspondance et du Traité des passions qui y trouve son origine ; le sont également le manque d'approche originale et spécifique de Descartes au début de la correspondance et son manque de curiosité par rapport à ce thème. Tout ceci est bien connu mais permet d'aborder l'étonnement que suscitent cette correspondance et son caractère insolite. En effet, l'étonnement s'appuie tout d'abord sur le fait que de façon objectivement repérable, Descartes n'a jamais construit une véritable réflexion sur le thème des passions antérieurement à cette correspondance. Carole Talon-Hugon le souligne2 radicalement en proposant cette recension éclairante en elle-même : « Ce thème n'est abordé qu'en 1633, dans l'Homme, puis en 1644, dans les Principes. » Et en note elle précise :

« L’Homme leur consacre 5 pages, les Principes, un paragraphe seulement »3 : une philosophie donc qui ne s'intéresse guère aux passions et à ce phénomène de l'union de l'âme et du corps sur lequel interroge Elisabeth. Il faut remarquer d'ailleurs que si tous les commentateurs soulignent d'une manière ou d'une autre que ce sont les questions et sollicitations d'Elisabeth qui conduisent Descartes à prendre en charge la question des

2 Cf. aussi Denis Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, Paris, Hermann philosophie, 2008, p.77.

3 Carole Talon-Hugon, Les passions rêvées par la raison, op.cit., p.16 et note de bas de page n°5.

passions, Descartes lui-même précise que cette question n'a jamais été pour lui un objet d'étude ni même un projet. En pleine rédaction du Traité des Passions et alors qu'il en soumet la lecture à Elisabeth, Descartes écrit à cette dernière que c'est une matière – les passions – qu'il n'a « jamais ci-devant étudiée », le « petit traité » qui lui donne à lire n'étant que « le premier crayon »4.

Ce thème est donc exclu de fait de la philosophie cartésienne, et Kambouchner5 émet l'hypothèse que ceci s'explique en partie par le fait que les passions n'ont jamais dû être un problème pratique pour Descartes. Le peu d'intérêt manifeste de Descartes pour ce problème serait dès lors indice que ce n'en était pas vraiment un pour lui, que sa vie d'homme n'a guère dû le confronter à ces limites de la raison que les passions font parfois éprouver, que ses propres passions ne lui ont sûrement pas paru problématiques.

Ainsi, Kambouchner rappelle qu'à travers ses écrits, on peut largement supposer que Descartes, et ce de façon assez spontanée, ne s'est guère trouvé confronté au drame intime qu'une affectivité non maîtrisée fait vivre, qu'il y a tout lieu de supposer qu'une certaine tranquillité en matière affective le caractérisait au point que le problème des passions s'est toujours pour Descartes présenté d'un point de vue pratique comme quelque chose d'assez facile à résoudre6. L'analyse se soutient à la fois d'affirmations doctrinales de Descartes et de précisions qu'il fait lui-même sur sa vie personnelle dont le pari de Kambouchner est de les penser sincères7. Ainsi par exemple, il rappelle la troisième maxime de la morale provisoire énoncée dans le Discours de la Méthode que Descartes pose ainsi :

Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde ; et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées [...]. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse8.

et la commente en ces termes : « Pour décider de régler ses désirs en réputant inaccessible tout ce qui ne dépend pas de nous, il faut s'être déjà reconnu à soi-même un pouvoir très entier sur ses propres pensées. »9 Kambouchner fait donc l'hypothèse d'une

4 Descartes à Elisabeth, lettre de mai 1646, p.166.

5 Denis Kambouchner, L'homme des passions, op.cit., p.22-23 notamment

6 Ibid.

7 Ibid., p.23

8 Descartes, Discours de la méthode, Œuvres philosophiques. Tome I, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », Edition de F. Alquié, 1988, p.195-196.

9 Denis Kambouchner, L'homme des passions, op.cit., p.22.

position théorique de Descartes qui ne serait pas sans lien en quelque sorte avec sa propre expérience face aux passions, dont il précise qu'elles ont dû très rapidement apparaître à Descartes soit comme convenables soit comme inoffensives ou faciles à maîtriser. Et cette lecture se nourrit en effet de ce que Descartes dit de lui-même, et ce, de différentes manières. Ainsi, par exemple, lorsqu'il commente à Elisabeth ce traité des passions qu'il est en train de rédiger, il précise : « Je crois bien que la tristesse ôte l'appétit à plusieurs ; mais, pour ce que j'ai toujours éprouvé en moi qu'elle l'augmente, je m'étais réglé là-dessus. » 10 Il expose ainsi clairement qu'effectivement ces affirmations théoriques se nourrissent de l'observation de sa propre expérience. Mais encore, il confie à Elisabeth l' « inclination qu'[il] a toujours eue à regarder les choses qui se présentaient du biais qui les [lui] pouvait rendre le plus agréables [...] » 11. Mais cette absence de problème pratique ne saurait justifier à elle seule l'absence du traitement de cette question et Kambouchner d'ailleurs précise bien que si les passions n'ont pas dû être un problème pratique pour Descartes ne l'obligeant ainsi pas à s'y confronter, elles constituent en revanche un véritable problème théorique pour sa philosophie. Il écrit : « […] Sans doute aussi que la passion en elle-même était pour lui - théoriquement - un objet particulièrement difficile à penser. »12 En effet, les passions témoignent de l'union de l'âme et du corps et en ce sens n'appartiennent pas à l'âme seule, mais à l'homme composé d'une âme et d'un corps. Elles constituent une difficulté majeure dans la mesure où la philosophie cartésienne posant âme et corps comme deux substances distinctes, irréductibles l'une à l'autre, les passions obligent à penser le principe de leur relation. L'âme est substantiellement distincte du corps, son essence ne consiste en rien d'autre que la pensée ; celle du corps en revanche réside dans l'étendue.

Corps et âme sont donc des substances dont les attributs s'excluent. Dès lors ce qui fonde la possibilité de les penser distinctement et clairement est également ce qui rend radicalement impossible de penser leur union. Les cadres conceptuels cartésiens ne permettent pas de penser l'union de l'âme et du corps, ils ne permettent pas de répondre à la question d'Elisabeth qui cherche à savoir comment une substance immatérielle peut être émue et troublée par des mouvements du corps, comment le corps peut causer des affections de l'âme, ni à sa réciproque à savoir comment l'âme peut mouvoir le corps. La réponse de Descartes à Elisabeth consiste d'ailleurs à reprendre sa position classique.

10 Descartes à Elisabeth, lettre de mai 1646, p.167.

11 Descartes à Elisabeth, lettre de mai 1646, p.167.

12 Denis Kambouchner, L'hommes des passions, op.cit., p.31.

Certes tout d'abord, Descartes reconnaît la pertinence de la question d'Elisabeth13 et lorsque cette dernière insiste dans la lettre suivante, Descartes reconnaît volontiers s'être

« mal expliqué »14. Mais dans les deux cas, il réitère les principes de sa philosophieet notamment ce qui se déduit de la distinction des substances : l'indérivabilité de la connaissance de l'union par rapport à celle de chacune des deux substances. L'union s'éprouve mais se conçoit difficilement. Ainsi Descartes écrit :

Premièrement, donc, je remarque une grande différence entre ces trois sortes de notions, en ce que l'âme ne se conçoit que par l'entendement pur ; le corps c'est-à-dire l'extension, les figures et les mouvements, se peuvent aussi connaître par l'entendement seul, mais beaucoup mieux aidé de l'imagination ; et enfin, les choses qui appartiennent à l'union de l'âme et du corps, ne se connaissent qu'obscurément par l'entendement seul, ni même par l'entendement aidé par l'imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens15.

Descartes insiste sur le nécessaire abandon de la raison et de la méditation en ce qui concerne l'union, rappelant ainsi que l'entendement ne peut pas tout connaître, que l'union échappe à sa saisie strictement rationnelle. Le sérieux et la consistance des objections d'Elisabeth ne modifient pas, du moins pas fondamentalement, les positions théoriques de Descartes. Des variations sont notables tout de même entre les textes théoriques de Descartes et cette correspondance, notamment l'introduction de la troisième notion primitive. Sur ces points, nous renvoyons aux études spécifiques. Il n'en demeure pas moins que le problème de l'union comme problème métaphysique est un problème insoluble. Mais justement il n'est un problème que dans ce cadre puisque l'union ne constitue aucunement un problème à qui la vit et l'éprouve sans réfléchir.

Descartes précise d'ailleurs à Elisabeth : « D'où vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l'âme ne meuve le corps, et que le corps n'agisse sur l'âme […].16 »

Ainsi, si la philosophie cartésienne ne préparait pas à cette rencontre avec Elisabeth, ce n'est pas au sens où la question que la princesse pose ne s'imposait pas logiquement en suite donc des thèses cartésiennes précédentes ni même au sens où son absence de traitement n'en faisait pas ressortir en creux la nécessité : mais c'est bien

13 Descartes à Elisabeth, lettre du 21 mai 1643, p.67 : « Et je puis dire avec vérité, que la question que Votre Altesse propose, me semble être celle qu'on me peut demander avec le plus de raison, en suite des écrits que j'ai publiés. »

14 Descartes à Elisabeth, lettre du 28 juin 1643, p.73.

15 Descartes à Elisabeth, lettre du 28 juin 1643, p.73.

16 Descartes à Elisabeth, lettre du 28 juin 1643, p.74.

plutôt au sens où le problème qu'Elisabeth pose constitue une difficulté majeure, insoluble dans la philosophe cartésienne. Il s'agit donc de souligner que ce que dans un premier temps la philosophie de Descartes semblait exclure, c'est moins la rencontre avec Elisabeth, c'est-à-dire avec une interlocutrice qui l'interroge ou avec cette interlocutrice-là qui l'interroge, qu'avec ce sur quoi elle l'interroge.

D'ailleurs les commentateurs précisent que lorsque Gassendi lui pose la même question, Descartes refuse d'y répondre17. Et si cette question est donc plutôt une question à éviter, la manière dont Elisabeth la pose théoriquement redouble la difficulté.

Le point le plus problématique dès le début de la correspondance est qu'Elisabeth demande une autre définition de l'âme que celle donnée par Descartes dans les Méditations métaphysiques. Elle écrit à Descartes : « […] Je vous demande une définition de l'âme plus particulière qu'en votre Métaphysique, c'est-à-dire de la substance, séparée de son action, de la pensée. »18 Après les réponses de Descartes nécessairement insatisfaisantes, elle insiste :

Je trouve aussi que les sens me montrent que l'âme meut le corps, mais ne m'enseignent point (non plus que l'entendement et l'imagination) la façon dont elle le fait. Et pour cela, je pense qu'il y a des propriétés de l'âme, qui nous sont inconnues, qui pourront peut-être renverser ce que vos Méditations Métaphysiques m'ont persuadée, par de si bonnes raisons, de l'inextension de l'âme19.

Elisabeth demande à Descartes une définition autre que celle qui consiste à la définir par son attribut principal ou son essence, soit la pensée. Qu'est-ce que l'âme ? Une chose qui pense, telle est la réponse qu'établissent les Méditations Métaphysiques. Elisabeth demande une réponse autre : penser est l'activité de l'âme, son attribut. Qu'est-ce que l'âme en dehors de son activité, quelle est sa nature ? L'orientation de cette question est toujours de comprendre comment à partir de ce qu'elle est, l'âme peut avoir une action sur le corps. Mais c'est la question prise sous ce biais-là que Descartes ne pouvait entendre, à laquelle il ne pouvait faire droit, tant elle contrevient à sa philosophie la plus fondamentale : la connaissance de la substance est précisément donnée par son attribut essentiel ou essence, pour l'âme donc, la pensée. Concevoir l'âme en dehors du fait qu'elle pense ou s'interroger de savoir si l'âme en tant qu'elle est unie au corps ne doit

17 Cf. notamment commentaire de Denis Kambouchner, L'homme des passions, op.cit., p.36

18 Elisabeth à Descartes, lettre du 16 mai 1643, p.65.

19 Elisabeth à Descartes, lettre du 1er juillet 1643, p.77.

pas avoir une autre définition que celle qui la fait être res cogitans n'a donc pour la philosophie de Descartes, et pour la philosophie de Descartes seulement20, aucun sens.

En conséquence, la position de Descartes homme et philosophe rendait prévisible l'indigence du traitement de cette question dans ses écrits. Mais elle justifie aussi comme très attendu, d'une part le refus de traiter cette question dans une certaine orientation théorique et, d'autre part les réponses qu'il propose et répète à la princesse Elisabeth lorsque la question de l'union est théoriquement engagée, réponses qui ne bouleversent pas les acquis métaphysiques précédents. Ce ne serait donc pas dans les premiers éléments de réponse qu'il y aurait véritablement rupture. Ce qui est vraiment inattendu, ce n'est pas à proprement parler les réponses de Descartes, mais c'est bien que Descartes réponde à cette question.