• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE II L’ÉTAT DE SANTÉ ET LES PERTES DE L’ENFANCE DES

2.5. La discussion

Il n’est pas surprenant de constater que, dans !’échantillon étudié, plus de femmes que d’hommes sont en processus d’alphabétisation, sachant que les femmes demandent davantage d’aide lorsqu’elles sont en besoin. Cet écart ne doit toutefois pas laisser croire qu’une plus grande proportion de femmes est aux prises avec des difficultés de lecture et d’écriture. Les résultats indiquent également que les personnes âgées ou encore celles dont la langue maternelle n’est pas le français ne sont pas forcément les seules à avoir un problème d’analphabétisme. En effet, la moyenne d’âge du groupe étudié est de 44 ans et 77

%

des interviewés ont pour langue maternelle le français. Cependant, si ces personnes ne suivent pas de cours d’alphabétisation, cela signifie peut-être, dans le cas des personnes âgées, qu’elles ne jugent pas nécessaire de parfaire leur français puisqu’elles ne sont pas activement à la recherche d’un emploi, entre autres choses. Quant aux personnes dont la langue maternelle n’est pas le français, peut-être prennent-elles des cours dans d’autres associations comme les centres d’orientation et de formation des immigrants (COFI), par exemple.

Les trois quarts des participants à l’étude (78 %) comptent neuf années ou moins de scolarité. Toutefois, cette information doit être traitée avec prudence étant donné l’étendue des âges dans !’échantillon, laissant supposer un éventuel effet de cohorte dû à l’importance relative donnée aux études selon les époques (par exemple, une sixième année complétée au cours des

années 50 n’équivaut pas nécessairement à une sixième année des années 80). Par ailleurs, la mesure de la scolarité par le nombre d'années d'études ne permet pas de distinguer le profil d’un étudiant ayant eu un parcours plus lent. Ainsi, un élève placé en classe spéciale au secondaire et qui y demeure pendant quatre ans ne peut en rien être comparé à un étudiant ayant poursuivi un cursus normal durant la même période.

Une forte proportion des parents des personnes qui éprouvent de la difficulté à lire et à écrire n’a fréquenté le milieu scolaire que sur une courte période. En effet, le plus haut niveau de scolarité atteint par les mères (43 %) et les pères (38

%)

est le primaire. Cette constatation vient renforcer l’hypothèse d’un effet de cohorte. Il n’en demeure pas moins que de tels résultats, à l’heure actuelle, incitent à se pencher avec urgence sur le cas des enfants de parents analphabètes afin d’éviter la longue chaîne du transfert générationnel. En effet, il est démontré que les enfants vivant dans une famille de faible niveau de scolarisation (et de faible niveau socio-économique) sont plus susceptibles de devenir analphabètes à cause du manque de soutien vers l’autonomie ou à l’occasion d’initiatives personnelles, d’une attitude plus restrictive et contrôlante de la part des parents, du manque de stimulations et d’encadrement à !’apprentissage, etc. (Hoff-Ginsberg, et Tardif, 1995, dans Parent, Gosselin et Moss, 1996).

Les renseignements concernant le revenu s'avèrent d'une grande importance à cause du lien entre le revenu, la santé et le bien-être. Les résultats obtenus confirment cet état de choses. Quatre-vingt-trois pour cent (83 %) des sujets de l’étude vivent très pauvrement ou pauvrement, 59

%

sont locataires et 11 % sont chambreurs. La grande pauvreté des personnes analphabètes est souvent en lien avec leur handicap linguistique puisqu’elles éprouvent des difficultés à obtenir un poste convenablement rémunéré ou à se trouver un emploi permettant d’avoir un revenu suffisant.

Les résultats de l’étude ne révèlent qu’une fraction de la relation complexe entre analphabétisme et santé physique et mentale. Les comparaisons de l’état de santé des personnes analphabètes avec le groupe des plus favorisés, et même avec celui des plus défavorisés, témoignent avec évidence des conditions sanitaires précaires et difficiles dans

lesquelles ces personnes, vivent. Dans ce sens, Bhola (1990) signale que « !’alphabétisation et la connaissance qui l’accompagne se sont muées en écran de protection pour le corps humain. [...] Il n’est pas surprenant que !’Organisation mondiale pour la santé fasse figurer !’alphabétisation dans ses douze indicateurs de contrôles de la santé et du bien-être des nations. [...] L’alphabétisation n’est ni un élixir de jeunesse étemelle, ni une panacée, mais elle augmente les probabilités de bonne santé et de longévité (p. 9) ».

À une santé physique significativement déficiente vient s’ajouter une santé psychologique préoccupante. D’importantes différences sont observées quant au degré de détresse psychologique rapporté, et à la fréquence d’idéations suicidaires et de parasuicides, variables significativement plus fréquentes chez les personnes en processus d’ alphabétisation interrogées que chez celles du groupe des favorisés et, en moindre proportion, du groupe des défavorisés de l’enquête de Santé Québec.

L’ensemble de ces résultats confirme le lien entre analphabétisme et variables sanitaires et permet de suggérer que le problème de !’analphabétisme est un facteur de risque pour la santé physique et mentale de la population concernée. Lorsque comparés à un groupe de personnes peu scolarisées et au statut socio-économique semblable au leur, les participants en processus d’alphabétisation montrent habituellement des résultats significativement différents. Il y a heu de souligner ici que ces résultats émanent de personnes en processus d ’ alphabétisation dans des groupes populaires reconnus. Les personnes analphabètes qui ne bénéficient même pas des avantages qu’entraîne !’utilisation de ces services d’aide demeurent à l’arrière-plan.

Les différences observées entre les personnes faiblement scolarisées et à faible revenu et celles qui sont en processus d’alphabétisation n’étaient pas directement prévisibles, mais vont tout de même dans le sens de la logique. Comment expliquer ces résultats? Des indications sont fournies par certains commentaires recueillis auprès des intervenants dans les centres d’alphabétisation. Selon eux, l’état psychologique actuel des personnes analphabètes découle, en partie, d’une prise de conscience de l’ampleur de leur problème, ainsi que du fossé qui les sépare, aujourd’hui plus que jamais, des personnes lettrées. Elles savent qu’elles doivent accepter de s’investir et de fournir les efforts nécessaires pour avoir accès aux différentes

sources d’informations écrites, pour pouvoir comprendre et communiquer ces informations, et pour améliorer leur situation. Cet état est-il temporaire et lié à cette prise de conscience? Les différences viendront-elles à s’estomper à mesure que la personne aura plus confiance en elle? Seul un devis longitudinal pourrait nous permettre de répondre à ces questions.

Un autre facteur, historique, peut également expliquer partiellement l’état de santé physique et mentale moins favorable des personnes analphabètes et, en moindre proportion, des personnes faiblement scolarisées. L’impact de ne savoir ni lire ni écrire durant les années 50 est radicalement différent de ce qu’il peut être aujourd’hui à l’aube du troisième millénaire où la société québécoise affiche bien ouvertement tout le poids qu’elle accorde à l’éducation formelle et le peu de place laissée à ceux qui n’ont pas eu le privilège d’y avoir accès. Cette situation risque de stigmatiser les individus concernés et, par là, d’engendrer davantage de stress dans leur vie quotidienne.

Mais une variable qui semble être déterminante pour expliquer les différences entre les personnes à l’étude et les deux groupes de comparaison tirés de l’enquête de Santé Québec est sans conteste celle qui touche les événements traumatisants vécus durant l’enfance, avant l’âge de 12 ans.

On peut se demander quelles influences contribuent au développement plus ou moins harmonieux de tout individu. La somme des événements de vie susceptibles de jouer sur ces influences est, de toute évidence, impossible à établir. Cependant, certains événements- chocs peuvent, comme il a déjà été dit, en dévier le parcours. Il a été inféré que des événements traumatisants vécus à un âge précoce durant l’enfance peuvent interférer sérieusement, pour ne pas dire de façon définitive, dans l’évolution normale de la personne.

Par rapport à la problématique de départ, est-il possible de retracer, dans le passé des personnes analphabètes qui affichent un état de santé physique et mentale minimal, voire même déficient, des indices, des événements permettant de comprendre leur réalité actuelle, en tant que personne adulte? Certains éléments ont déjà été suggérés. Les résultats de Coles et

coll. (1980), par exemple, indiquent qu’un faible niveau d’alphabétisme n’émane pas nécessairement de problèmes de compétence cognitive, mais souvent d’autres types de difficultés personnelles survenues au cours de la vie. Les résultats de la présente étude vont dans le même sens, en démontrant que les personnes en apprentissage de la lecture et de l’écriture de !’échantillon étudié ont vécu plus de pertes graves au cours de leur enfance que deux groupes de Québécois, favorisés et défavorisés, représentant la population générale. De plus, pris individuellement, chacun de ces événements traumatisants, tels la perte du père, la séparation des parents et le placement en famille d’accueil, et à l’exception de la perte de la mère, s’est produit significativement plus fréquemment chez les personnes analphabètes que dans la population plus favorisée du Québec. Par rapport au groupe moins favorisé, groupe plus semblable au groupe expérimental du point de vue scolarité et niveau socio-économique, les données indiquent qu’une plus forte proportion de la population à l’étude a vécu le divorce de ses parents ou a été placée en famille d’accueil.

Ces résultats sont-ils suffisants pour affirmer que des événements majeurs survenus au cours de l’enfance contribuent significativement à la détérioration de la santé physique et mentale des personnes analphabètes et expliquent en partie les carences et les difficultés observées sur le plan de certains apprentissages scolaires, à savoir la lecture et l’écriture? Sûrement pas, puisque, entre autre, 63% de notre échantillon en a vécu aucun. Seule une recherche empirique de type longitudinal permettrait d’établir la contribution spécifique des pertes dans l’enfance en matière de scolarité et de santé physique et mentale.

Par contre, en se resituant dans la perspective tout au long de la vie

{life span

) mise de l’avant par Baltes et ses collègues, on sait que des événements atypiques, nonnormatifs, peuvent avoir des répercussions à long terme et même affecter la personne à l’âge adulte. Les résultats de la présente étude vont dans ce sens puisque certains événements graves survenus dans le passé des participants semblent liés à l’état de santé présent. L’existence d’un lien entre la perte de la mère avant l’âge de 12 ans et la moins bonne perception de la santé globale actuelle ainsi qu’entre la perte de la mère et la détresse psychologique sévère actuelle a été démontré. De plus, on observe une association entre le placement en famille d’accueil en bas âge et la moins

bonne perception de ce même état de santé. Aucun lien significatif n’a pu être établi entre ces pertes et les idéations suicidaires ou les parasuicides. On peut se questionner à savoir si l’absence de lien n’est pas due à un effet de puissance puisque, de part et d’autre, la fréquence de ces événements s’est montrée très faible. De plus, puisque la détresse psychologique sévère, associée à la perte de la mère, est également fortement corrélée avec les idéations suicidaires et les parasuicides, il est fort possible que la perte de la mère s’avère déterminante sur ces deux variables avec un plus grand échantillon qui augmenterait la puissance statistique de ces analyses.

Mais pourquoi ces événements graves influent-ils sur la santé? De toute évidence, ces pertes sont des événements de vie négatifs dont les répercussions peuvent être ressenties, physiquement et psychologiquement, tant à court qu’à long terme. Par exemple, la séparation d’avec la mère ou d’avec le père altère dramatiquement une grande partie de la routine sécuritaire dans la vie de l’enfant (événements quotidiens, interactions sociales, soutien émotif). De plus, les enfants en très bas âge ont tendance à se blâmer eux-mêmes des malheurs qui surviennent (Selingman, Kamen et Nolen-Hoeksema, 1988, et Wallerstein et Kelly, 1980 dans Parke, 1988). Ce style d’attribution interne pourrait être un élément de réponse à !’interprétation négative que peut faire l’enfant de sa réalité personnelle et scolaire.

Des événements aussi bouleversants que la perte d’êtres chers et sécurisants à l’âge tendre peuvent difficilement survenir sans laisser de traces à long terme (Thoits, 1983). Pour Tousignant (1992), l’une des dimensions les plus importantes de l’événement stressant et sur laquelle on se base pour en mesurer la gravité est la menace à long terme. De plus, à cause de la plasticité intra-individuelle, les mécanismes d’adaptation des individus différent en fonction de l’âge; pour un enfant encore novice face à la vie, l’expérience d’une telle perte peut, à la limite, le faire se sentir sans ressources. Des écrits récents (Cyrulnik, 1999) montrent cependant la complexité du phénomène en citant certains cas où les enfants devenus orphelins de père et de mère durant la guerre ont su, grâce à une main secourable et inspirant confiance, transformer leur vécu en une expérience « merveilleuse ».

Les expériences survenues durant l’enfance et durant l’adolescence n’ont pas pour résultat de fixer définitivement la trajectoire développementale. Cependant, vécues si tôt dans la vie d’une personne, elles risquent d’augmenter la probabilité d’apparition d’expériences de vie difficiles subséquentes et d’influencer ainsi la façon dont la personne répondra à ces expériences. Ainsi, pour certains, les événements nonnormatifs dévient transitoirement le cours normal du développement alors que, pour d’autres, ces changements deviennent permanents. Cela dépend en grande partie de la nature de l’événement, du moment où il survient, mais aussi du contexte social et historique dans lequel il survient, de la plasticité intra-individuelle de l’individu, des expériences passées, des ressources personnelles et sociales disponibles et de !’interprétation que donne l’individu de l’événement (Hetherington et Baltes, 1988). Considérant que, dans !’échantillon étudié, plusieurs sujets n’ont subi aucune perte (63 %), cela suggère que d’autres causes peuvent expliquer !’analphabétisme à l’âge adulte et les problèmes de santé qui l’accompagnent.

Pour ce qui est de !’analphabétisme, il est connu que les personnes adultes peuvent encore apprendre à lire, à écrire et à développer de nouvelles habitudes de vie; mais le chômage chronique, la pauvreté, le rejet social et les sentiments qui en découlent, tels une diminution de l’estime de soi, une perte de confiance en soi et dans les autres, un manque de motivation, un sentiment d’exclusion sociale ou de « paria », sont autant d’aspects qui minent les meilleures volontés et rendent difficile un renversement de situation.

Certains éléments de réponse ont déjà été fournis concernant l’état de santé déficient des personnes adultes analphabètes. Il convient d’ajouter ici que toute personne coupée des informations écrites est privée d’une source de formation continue importante, essentielle dans une société qui tient pour acquis que tout le monde sait lire et écrire. De plus, on a rarement parlé des conséquences conceptuelles secondaires liées à !’analphabétisme. Les personnes qui n’ont pas accès à !’information, aux débats d’idées, à une stimulation cognitive constante sont souvent celles qui se désinvestissent et cessent de chercher à comprendre leur situation et de prendre des positions proactives pour la changer.

Compte tenu justement de la plasticité du développement (Baltes, 1987), il serait alors possible, par le biais d’interventions, de venir en aide aux adultes analphabètes. Comme le soulignent Hetherington et Baltes (1988), bien qu’il soit préférable et plus effectif d’intervenir ou de prévenir le plus tôt possible, il y a toujours place pour des changements au cours de la vie adulte.

Les preuves selon lesquelles les expériences de l’enfance influent, de façon marquée, sur les compétences et le bien-être à l’âge adulte indiquent que les personnes aux prises avec des difficultés sévères de lecture et d’écriture forment une population à risque à qui des services de prévention devraient aussi être dispensés. Il faut souligner que nombreuses sont les personnes qui ont connu une perte au cours de l’enfance et qui se portent bien à l’âge adulte. Cela suggère que plusieurs variables, susceptibles de déterminer la réponse à une perte, se doivent d’être étudiées, et dévoile aussi la profondeur et la complexité du problème. Cette étude se voulait exploratoire dans le sens où certaines observations ont été faites, mais plusieurs questions ont émané de ce processus. Elle dépeint un portrait ponctuel d’un échantillon de personnes analphabètes et ne permet pas de préciser en quoi !’environnement familial influe sur le développement de l’enfant, processus lui-même très variable et complexe. Seules des données longitudinales mettraient clairement en lumière l’ensemble des relations les plus significatives qu’entretiennent les événements survenus durant l’enfance et l’état de santé ou la capacité d’apprentissage à l’âge adulte.

Quant à connaître l’influence de tels événements sur l’adaptation et les acquisitions scolaires, cette problématique complexe a déjà donné lieu à de nombreuses recherches auprès des enfants eux-mêmes. Les répercussions sur les comportements d’apprentissage à l’âge adulte ont été beaucoup étudiées. Il est difficile d’anticiper le rôle qu’auront pu jouer certaines expériences précoces sur les conduites ultérieures à l’âge adulte. L’interaction entre des événements de vie imprévisibles et une variabilité interindividuelle illimitée dans sa façon de composer avec l’adversité contribue à rendre presque impossible la tâche de prédiction à long terme du développement humain. Cela ne doit pas empêcher les agents sociaux responsables de se pencher sur le problème et de réfléchir aux modes d’intervention susceptibles d’apporter

des résultats optimaux en matière de développement. Plusieurs cheminements mènent à un sain développement, comme plusieurs autres peuvent engendrer divers problèmes. Quelles sont les solutions miracles? Un point est certain : pour l’avenir de la société, il est urgent de suivre les enfants dès l’âge préscolaire, puisque, déjà à cet âge, des écarts marqués apparaissent entre eux; certains savent déjà lire et écrire à leur arrivée à la maternelle alors que d’autres n’ont pratiquement jamais manipulé de livres. De même, il faut suivre les traces des jeunes décrocheurs et tenter de canaliser leur énergie dans des activités significatives et enrichissantes pour leur vie actuelle et future. Pour une prochaine recherche, une question découle des réflexions précédentes : dans le cas des personnes en processus d’alphabétisation, jusqu’à quel point les pertes vécues durant leur enfance ont-elles contribué aux difficultés scolaires qu’elles ont rencontrées et à leur état d’analphabétisme à l’âge adulte? Une recherche qualitative, telle l’histoire de vie, permettrait d’avoir une vision plus approfondie du problème.

Documents relatifs