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Différences et parenté entre les langues des signes et les langues orales/écrites

1. INTRODUCTION

1.4. RELATIONS ENTRE LANGUES DES SIGNES ET LANGUES ORALES/ECRITES

1.4.1. Différences et parenté entre les langues des signes et les langues orales/écrites

Les langues des signes, qui présentent toutes les caractéristiques essentielles d’un système linguistique complet (cf. section 1.2) se distinguent cependant des langues orales sur plusieurs plans. La différence majeure concerne la modalité utilisée comme support langagier, qui est gestuelle et non phonique. Ce type de support conduit à des différences importantes dans la structure même de la langue. Plus précisément, les langues des signes ont la particularité de pouvoir coder simultanément plusieurs informations en recourant à l’utilisation de l’espace. Ainsi, sur le plan phonologique, chaque signe de la langue est composé de cinq paramètres qui consistent en une configuration manuelle, placée dans un endroit spécifique de l’espace, orienté spatialement, se déplaçant selon un mouvement défini, éventuellement accompagné d’une expression faciale caractéristique. Le locuteur doit prendre en compte l’ensemble de ces informations simultanées pour accéder à la signification du signe. De même, les mouvements à l’intérieur de l’espace conventionnel des signes sont utilisés pour coder des informations morphosyntaxiques, ce qui permet notamment pour certains verbes de coder, en modifiant le mouvement de base, dans un seul signe, non seulement une action, mais aussi la relation agent-patient (verbes directionnels), des relations topographiques (verbes spatiaux) ou des variations aspectuelles (Emmorey, 2002; Moody, 1983). Par ailleurs, l’ordre des signes dans un énoncé ne représente pas comme en anglais ou en français les relations grammaticales mais la distinction entre information nouvelle / information ancienne, les éléments nouveaux étant typiquement introduits en début d’énoncé

par des procédés de topicalisations et signalés par des expressions faciales caractéristiques (Wilbur, 2000). Sur le plan discursif, si les structures narratives suivent le même schéma que celles des langues orales, on relève des procédés spécifiques utilisant l’espace pour établir la cohésion anaphorique et les mouvements du corps pour exprimer de manière directe les paroles ou les actions des personnages (role shift ou constructed dialogues, constructed actions, Emmorey, 2002). Les informations temporelles sont également rendues spatialement, au moyen de trois différentes lignes temporelles conventionnelles permettant de situer un événement par rapport à l’énoncé produit (ligne temporelle déictique), à d’autres événements précédemment évoqués (ligne temporelle séquentielle) ou encore pour indiquer le degré de relation entre différents événements inter-reliés (ligne anaphorique) (Emmorey, 2002; Moody, 1983).

Les langues des signes n’ont pas de représentation écrite conventionnalisée. Il s’ensuit que pour toutes les situations quotidiennes impliquant le recours à l’écrit, le passage à l’utilisation de la langue majoritaire est obligatoire (van den Bogaerde, 2000). Les transcriptions des langues des signes, impliquant de passer d’une codification spatiale tridimensionnelle à une codification séquentielle bidimensionnelle, font cependant l’objet de recherches actuellement (p.ex. Berkeley Transcription System, Slobin, 2002; SignWriting, Sutton, http://www.signwriting.org; Projet LS-COLIN, Braffort et al., 2001) et de tentatives d’application pédagogique (voir section 1.5.1).

Le nombre de langues des signes différentes répertoriées dans le monde est très important et l’analyse comparée de ces langues, de leur histoire et filiation, qui reflètent les liens entre les différentes communautés sourdes de chaque pays ou région n’en est qu’à ses

débuts (Blondel & Tuller, 2000; Woll, 2000). Ces langues sont souvent mises en rapport avec la langue majoritaire de la culture environnante. C’est ainsi que la langue des signes pratiquée en France est appelée Langue des Signes Française (LSF), la langue de signes pratiquée aux Etats-Unis, l’American Sign Language (ASL). On ne retrouve pas cependant le même découpage que pour les langues orales. Ainsi, la Langue des Signes Québécoise (LSQ) et la langue des signes pratiquée en Belgique francophone sont très différentes de la LSF actuelle; de même, la langue des signes pratiquée en Grande-Bretagne (BSL) n’a pas de rapport direct avec l’ASL.

Dans le cadre de cette étude, nous nous sommes basés essentiellement sur les travaux réalisés sur les langues des signes américaine (ASL), française (LSF) et québécoise (LSQ). Traditionnellement, la LSF est décrite comme dérivant du système de communication mis au point par l’Abbé de l’Epée et ses élèves dès 1774 à l’Institut Saint-Jacques de Paris. Elle est aussi considérée comme la langue mère de l’ASL, importée aux USA par Laurent Clerc, élève de Saint-Jacques engagé par Thomas Gallaudet pour travailler dans la première école pour Sourds créée en 1817 sur le continent américain, à Hartford, dans le Connecticut (Lane, 1979). Woodward (1979) relève dans une étude effectuée en 1976 sur 872 signes de LSF et de ASL 57,3% de signes apparentés. La LSQ, quant à elle, emprunte une partie de son lexique à la LSF d’une part et à l’ASL d’autre part, sans doute en raison des liens historiques et géographiques avec les pays dont ces langues sont issues, mais elle possède cependant une grande proportion de signes particuliers générés par la communauté québécoise (Linda Lelièvre, communication personnelle, 2001).

La langue des signes utilisée en Suisse Romande, qui fait l’objet de cette étude, est une variante dialectale de la LSF pratiquée en France. A notre connaissance, aucune étude systématique n’a été faite sur les similitudes et différences entre ces deux variantes. Les

communautés romandes et françaises ont toujours été en contact. Le premier enseignant et directeur de la classe pour enfants sourds de Genève, Isaac Etienne Chomel notamment était un élève sourd de l’Institut Saint-Jacques de Paris (Niederberger, sous presse). Selon nos informateurs (Michèle Badan, communication personnelle, 2000), on relève essentiellement quelques variantes lexicales, notamment pour le signe MERE, qui se produit avec la même configuration et le même mouvement, mais en un emplacement différent (configuration « B » avec un double mouvement, paume sur la jour en Suisse Romande / tranche sur le côté droit du buste en France). On observe également quelques variations lexicales d’une région à l’autre de la Suisse Romande. Ainsi, le signe ELEVE n’est pas le même à Lausanne et Fribourg qu’à Genève (configuration « G plié » sur joue droite avec un double mouvement vs configuration « A » sur le torse à droite avec un double mouvement; Serge Aubonney, Olivier Troillet, Bernard Morel-Leuba, communications personnelles, 2000 et 2002).

La dénomination apparentée entre langue des signes et langue orale/écrite pratiquées dans une même région laisse supposer des liens entre les deux systèmes linguistiques pourtant dans les faits ténus et limités. Ces derniers se résument à des phénomènes d’emprunts, essentiellement lexicaux, de plusieurs types, qui se font toujours de la langue orale/écrite vers la langue des signes, soulignant par là le rapport langue dominante-langue dominée. Ceux-ci sont au nombre de trois principalement : la dactylologie (épellation manuelle des graphies des mots écrits), les signes initialisés (la configuration manuelle du signe reprend la première lettre du mot à l’écrit) (Padden & Ramsey, 1998; Woodward, 1979) et le phénomène de mouthing (mouvements labiaux rappelant la production orale du mot correspondant au signe produit (Boyes-Braem, 2000). Ces liens peuvent être plus ou moins forts par ailleurs selon les langues considérées. Ainsi, l’ASL comprend davantage de dactylologie que la LSF (15% du

vocabulaire dans un discours signé en ASL selon Padden (1998) alors qu’en LSF ce phénomène est marginal). Inversement, le phénomène de mouthing semble plus prégnant dans certaines langues des signes européennes qu’en ASL. Le caractère limité des liens proprement linguistiques relevés entre une langues des signes et la langue orale/écrite majoritaire apparentée conduit à considérer ces deux systèmes linguistiques comme distincts. De ce fait, leur acquisition conjointe est considérée comme une situation de bilinguisme.