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La sphère de l’emploi   :   entre   élargissement   et   déstabilisations

1. L’évolution de l’instabilité de l’emploi   :   une   question   toujours   en   débat

1.1.   Des   diagnostics   contradictoires

 

été très important pendant l’ensemble du XXe siècle, la fin des « trente glorieuses » marque  au contraire une inflexion vers une politique plus libérale de gestion de la main d’œuvre. Cette politique s’exprime au travers de différentes dimensions dont le développement des contrats de travail dérogatoires au contrat à durée indéterminée et la facilitation de la  rupture des contrats à durée indéterminée (voir l’encadré 3.1 pages 142 et l’annexe 3.1 page 419). Ces ensembles de mesures ont été, parmi d’autres, des instruments de réformes structurelles mis en œuvre au nom de la lutte contre les « rigidités salariales ». Ces dernières  sont en effet identifiées par les économistes orthodoxes comme à l’origine du chômage systémique, et ce, malgré le fait que la preuve empirique de cette liaison ne fasse pas  l’unanimité (OCDE, 2004, p. 83 et suivantes). 

 

Quelles sont les conséquences de ces politiques et de la massification du chômage sur la  stabilité de la relation d’emploi ? A la fin des années 1990 et au début des années 2000,  plusieurs  travaux  économiques  empiriques  ont  porté  sur  cette  question.  Dans  cette  littérature, l’idée d’une augmentation de l’instabilité ne fait pas consensus. De même, les avis divergent entre des analyses qui pointent une convergence en matière d’instabilité professionnelle et d’autres qui insistent au contraire sur sa polarisation. Essayons d’abord de comprendre les raisons de ces diagnostics contradictoires afin d’être ensuite à même de proposer  un  dispositif  large  et  multidimensionnel  qui  pourra  éclaircir  la  question  de  l’évolution de l’instabilité professionnelle. 

 

1.1. Des diagnostics contradictoires 

 

Contrairement à ce que laissent penser les discours autour de la fin de l’emploi à vie et de mobilités généralisées qui font état d’un bouleversement majeur vers une instabilité accrue au  sein  des  carrières,  les  conclusions  des  débats  sur l’évolution de l’instabilité professionnelle ne conduisent pas à un consensus. Dans cette littérature  aujourd’hui un peu datée puisque ces travaux ont surtout été menés au début des années 2000 , quatre  types de positions peuvent être identifiés en croisant à la fois la question de l’évolution de l’instabilité (accroissement ou stagnation)  et  celle  de  sa  diffusion  (convergence  ou  segmentation). 

 

Augmentation versus stagnation de l’instabilité de l’emploi   

Pour un premier groupe de travaux (voir le tableau 3.1 p. 151), l’instabilité professionnelle s’est considérablement développée au cours des dernières décennies : ainsi, selon Eric  Maurin « on constate qu’à conjoncture donnée, le risque de perte d’emploi pour le chômage est systématiquement plus fort dans les années 1990 que dans les années 1980 » (Maurin,  2002, p. 18), ce qui alimente « un contexte d’instabilité croissante des emplois » (ibid.,  p. 10). Ou encore, « au total, il semble bien qu'au­delà des variations conjoncturelles, les  risques de perte d'emploi aient eu tendance à augmenter au cours du temps *…+ » (Givord et  Maurin, 2003, p. 623). Plus largement, « l'insécurité de l'emploi *…+ a considérablement augmenté entre 1975 et 2000 en France » (Behaghel, 2003). Dans le même ordre d’idées, le  rapport Germe sur les mobilités professionnelles insiste sur le fait que « la mobilité sur le  marché du travail s’accroît très sensiblement entre 1975 et 2002 » (Germe et al., 2003,  p. 24).  

 

Mais selon un second groupe de travaux, l’instabilité professionnelle ne s’accroit pas de façon  structurelle  :  on  constate au  contraire  « une  absence  de  dérive  structurelle  de  l’instabilité de l’emploi entre 1969 et 2002 » (L’Horty, 2004), «  aucune tendance généralisée  et manifeste à l’aggravation de l’instabilité dans les principaux pays industrialisés » (Auer et  Cazes, 2000, p. 429) et on n’observe pas « de tendance lourde à la croissance de l’instabilité mais une tendance cyclique très forte » (Fougère, 2003, p. 109). Dans le cadre d’une approche plus fine du phénomène, Yannick L’Horty propose une périodisation qui distingue deux phases : l’instabilité aurait bien crû entre le milieu des années 1970 et la récession de 1993 avant de décroître jusqu’au début des années 2000 (L’Horty, 2004). Les résultats de ces travaux sont notamment repris par C. Ramaux pour servir de base empirique à son « éloge  de la stabilité de l’emploi » (Ramaux, 2006), ouvrage dans lequel il insiste particulièrement  sur l’absence de hausse tendancielle de l’instabilité professionnelle. 

 

Convergence versus polarisation de l’instabilité de l’emploi    

Les études s’opposent également au sujet de la diffusion de cette instabilité. Pour un premier groupe d’auteur·e·s (L’Horty, 2004 ; Behaghel, 2003 ; Givord et Maurin, 2003), 

Chapitre 3. L’emploi est­il plus instable ? 

 

l’instabilité se diffuse dans les différentes catégories de salarié·e·s. Aujourd’hui, aucune d’entre elles ne serait épargnée. L’étude de Pauline Givord et E. Maurin insiste par exemple  sur le fait que « la montée de l'insécurité professionnelle a été perceptible pour chaque  catégorie d'ancienneté et de diplôme » (Givord et Maurin, 2003, p. 622). De même, Y.  L’Horty conclut que, même si l’exposition à l’instabilité professionnelle  peut être  très  différente  selon  les  catégories  de  travailleur·euse·s,  « il  y  a  bien  un  mouvement  de  convergence dans le risque de quitter l’emploi au sein de l’ensemble des catégories de main­ d’œuvre » (L’Horty, 2004, p. 2). Plus précisément, il constate que la phase de montée de l’instabilité professionnelle (entre 1974 et 1993) est aussi celle pendant laquelle le risque a  particulièrement augmenté pour les catégories de travailleur·euse·s qui y étaient jusqu’alors les moins exposées. A l’inverse, les travailleur·euse·s dont l’emploi était le moins stable ont vu ce risque diminuer entre 1993 et 2002. C’est dans ce courant d’idées qui insiste sur la  diffusion généralisée de l’instabilité professionnelle que s’inscrit la pensée développée par R. Castel.  Rappelons  en  effet  que  pour  ce  dernier, «  les  carrières  professionnelles  sont  devenues discontinues, elles cessent d’être inscrites dans les régulations collectives de l’emploi stable. C’est ainsi le statut de l’emploi lui­même qui se trouve déstabilisé à travers la  discontinuité des trajectoires et la fluidité des parcours » (Castel, 2009, p. 24).  

 

La  majorité  des travaux qui pointent l’absence d’accroissement de l’instabilité insiste parallèlement  sur  sa  polarisation.  Ce  second  groupe  observe  une  augmentation  des  inégalités en matière d’instabilité professionnelle : certaines catégories de travailleur·euse·s  y sont de plus en plus exposées alors que d’autres en sont de plus en plus préservées. Les résultats de l’étude de Thomas Amossé et Mohamed­Ali Ben Halima révèlent une évolution  duale : 

« D'un côté, on observe une hausse de la mobilité (changements d'employeur, transitions 

depuis ou vers le chômage), qui est restée au cours des années 2000 à un niveau plus élevé 

qu'antérieurement. De l'autre, la part des travailleurs stables, i.e. qui ont passé plus des trois 

quarts de leur carrière chez le même employeur a aussi augmenté. » (Amossé et Ben Halima, 

2010, p. 1).  

Les auteur·e·s de ces travaux font parfois explicitement référence au cadre conceptuel de la  théorie de la segmentation du marché du travail pour appréhender la polarisation de  l’instabilité professionnelle. Selon Peter B. Doeringer et Michael J. Piore  les auteurs qui ont 

 

formulé cette théorie au début des années 1970, le « marché du travail » serait agencé  autour de deux segments – l’un primaire et l’autre secondaire – entre lesquels la mobilité est  rare. Ce système est structuré en deux niveaux : en premier lieu, une stratification des  emplois. Le segment primaire est organisé autour de marchés internes qui fonctionnent  comme des espaces clos, alimentés au bas de la hiérarchie via des « ports d’entrée » et  permettant la mobilité interne. Il repose sur un ensemble de règles et de procédures  administratives qui régulent la répartition des emplois et des salaires (la progression est liée  au diplôme et à l’expérience professionnelle). Les salarié·e·s ont des avantages sociaux, la  présence syndicale est forte et les protections légales sont importantes. Les emplois sont  bien rémunérés et stables, il existe des perspectives de carrières et les conditions d’exercice sont attractives. A l’inverse, le segment secondaire est livré à la concurrence, marqué par  l’instabilité et la précarité des emplois : les revenus des emplois sont plus faibles et les  avantages sociaux peu nombreux. La mobilité est surtout externe (c’est­à­dire extérieure à  l’établissement), sans possibilité de construire une carrière : il s’agit de trajectoires sans amélioration  de  la  situation  professionnelle  avec  éventuellement  des  passages  par  le  chômage. Le second niveau de stratification concerne la main d’œuvre : s’opposent une main d’œuvre masculine, qualifiée, syndiquée et expérimentée qui relève du  segment  primaire et une main d’œuvre féminine, juvénile, immigrée, peu qualifiée et employée dans  des secteurs peu syndiqués, associée au segment secondaire68.  

 

Dans une vision simplifiée de la théorie de la segmentation du marché du travail, il est  possible d’assimiler le segment secondaire à l’emploi instable et le segment primaire à l’emploi stable. Cette schématisation ne correspond pas exactement à la réalité plus complexe du fonctionnement du système d’emploi car, si l’instabilité professionnelle est  bien caractéristique du segment secondaire, la stabilité n’est pas une particularité du        

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 Il est à noter que la théorie de la segmentation a été formulée par ses concepteurs pour expliquer le  fonctionnement du système d’emploi étatsunien. Elle propose une analyse différente de celles autorisées par

les théories économiques classiques et néoclassiques puisque la détermination des termes de l'échange relève 

de règles administratives et non de mécanismes marchands. Toutefois, si une telle segmentation existe dans le  cas français (comme l’affirme M. Piore dans un article en 1978), celle­ci ne peut être que nettement atténuée,  notamment du fait que les protections sociales sont garanties par l’Etat et les minimas fixés par les conventions  collectives, et non déterminées par l’appartenance syndicale comme aux Etats­Unis. Sur la segmentation du  système d’emploi étasunien et en particulier sur le travail intérimaire à Chicago, voir l’ouvrage de S. Chauvin 

Chapitre 3. L’emploi est­il plus instable ? 

 

segment  primaire.  Ce  dernier  est lui­même  composé de deux segments : le  segment  primaire  supérieur,  au  sein  duquel la sécurité de l’emploi acquise par une mobilité ascendante  inter­entreprises est fondée  sur  le désir de  promotion professionnelle des  travailleur·euse·s, où les ruptures d'emplois sont assez fréquentes mais où les trajectoires  restent  promotionnelles ;  et  le  segment  primaire  inférieur  caractérisé  par  la  stabilité  professionnelle et dans lequel la mobilité est essentiellement interne à l’établissement. Les ruptures d'emploi y sont rares mais si elles ont lieu, elles induisent un risque important de  chômage de longue durée. La figure idéal­typique de la ou du travailleur·euse du segment  primaire supérieur peut être celle des cadres dits « à potentiel » (selon l’expression de Jacqueline Laufer, 2005) alors que la ou le technicien·ne d’une ancienne entreprise publique  comme EDF relèverait du segment primaire inférieur. Une seconde limite à l’assimilation entre segment primaire stable et segment secondaire instable tient au fait que la stabilité  professionnelle ne constitue que l’un des critères qui permettent de qualifier un segment :  d’autres éléments sont importants, comme le niveau de salaire, les conditions de travail ou encore les possibilités de carrière et de formation.  

 

Toutefois, cette assimilation grossière entre segment primaire et stabilité professionnelle  d’une part et segment secondaire et instabilité professionnelle d’autre part a le mérite de  simplifier notre approche du propos. Elle permet en outre d’établir un pont conceptuel avec les zones de cohésion sociale identifiées par R. Castel (voir le schéma 0.1 page 17). Dans ce  cadre, il est en effet possible de coupler d’une part le segment primaire et la zone d’intégration et d’autre part le segment secondaire et la zone de vulnérabilité. Dans cette perspective,  on  assisterait  à  une  érosion  du  segment  primaire  au  profit  du  segment  secondaire. Celle­ci expliquerait la montée des instabilités relatives à l’emploi et trouverait son origine dans une modification des modes de gestion des salarié·e·s de la part des  entreprises, consécutives aux mutations technologiques et organisationnelles qui ont eu  cours depuis la fin des « trente glorieuses ». Autrement dit, la zone d’intégration sociale tendrait à perdre du poids face au développement de la zone de vulnérabilité, cette dernière  étant caractérisée par une forte instabilité professionnelle. L’érosion du segment primaire peut­être alors conçue comme l’une des explications de la diffusion du précariat et les salarié·e·s relevant du segment primaire (stable) qui basculent vers le segment secondaire 

 

(instable) pourraient être assimilé·e·s aux stables déstabilisé·e·s évoqués par R. Castel. Le  développement des emplois à durée limitée participerait activement à cette érosion. 

 

Encadré 3.1. Les principales lois relatives à l’encadrement de la relation d’emploi : points 

de repère69   

Le contrat de travail nait en 1910 pour se substituer au contrat de louage d’ouvrage en vigueur depuis le début du XIXe siècle. Alors que le contrat de louage se présente comme un  « contrat par lequel l’une des parties s’engage à faire quelque chose pour l’autre, moyennant un prix convenu entre elles » (article 1710 du Code civil de 1804), « le contrat de  travail institue le travail comme activité spécifique d’un individu  le salarié lié à  son  employeur , qui entre ainsi dans la collectivité de ceux qui sont liés au même employeur »  (Didry, 2016, p. 12). C. Didry parle à ce sujet d’une révolution : avec le contrat de louage, les  travailleur·euse·s  sont  dans  une  situation  proche  de  celle  des  entrepreneur·euse·s  individuel·le·s, elles et ils vendent leur force de travail pour la réalisation d’une tâche définie. Le contrat de travail permet d’embrasser la multiplicité des activités productives et reconnaît la subordination qui existe entre un·e salarié·e et son employeur·euse. Par défaut,  celui­ci est à contrat à durée indéterminée. 

 

Avant les années 1970, les emplois à durée limitée sont parfois protégés par les conventions  collectives mais ils ne font l’objet d’aucune législation spécifique, leur régulation étant essentiellement assurée par la jurisprudence (Beau, 2004). On dénombre sept entreprises de  travail temporaire en France dès 1956 et 33 000 intérimaires en 1962. Le travail intérimaire  est le premier à faire l’objet d’une loi en 197270. En 1979 une loi visant à encourager le  recours aux Contrats à Durée Déterminée (CDD) est mise en place. Pour le juriste Guy  Poulain la ou le législateur·rice a cherché à favoriser un recours plus massif à ce type de  contrat suite à « une demande pressante du patronat » (Poulain, 1979). Le recours au CDD a  été permis de deux manières : par la réhabilitation des contrats à durée déterminée à terme  incertain et par l’autorisation du renouvellement de ces contrats. Mais la loi du 3 janvier 1979 se voulait également protectrice des intérêts des salarié·e·s en leur accordant de         

69 Pour une analyse plus détaillée de l’évolution législative et règlementaire en matière d’emploi, voir l’annexe

3.1 page 419 et suivantes. 

Chapitre 3. L’emploi est­il plus instable ? 

 

nouveaux droits. Le recours à ces contrats est resserré en 1982, puis assoupli en 1986 avant  d’être restreint en 1990 et de nouveau élargi en 2003. Les dérogations à leur usage   justifiées  par  un  meilleur  encadrement  des  pratiques    ont  été  encouragées  par  le  législateur.  

 

Avant 1973, un CDI pouvait être rompu unilatéralement : charge à la ou au salarié·e de  démontrer  le  caractère  abusif  de  son  licenciement.  La  représentation  des  « trente  glorieuses » comme une période de grande stabilité de l’emploi ne s’explique pas par une sécurité de l’emploi garantie par le droit puisque ce n’est qu’au cours des années 1970 et 1980 que le licenciement est davantage encadré : en 1975, une loi définit et encadre le  licenciement économique ; en 1982, le CDI est affirmé dans le Code du travail comme le  contrat de droit commun par ordonnance.  

 

Mais dans les années suivantes, « les discours et les pratiques sur le droit du travail changent  radicalement de cadre de référence. *…+ Il s’agit désormais  de  libérer  le  travail  des  contraintes et des entraves que créent le Code du travail et la jurisprudence » (Willemez,  2006, p. 51). En 1986, l’autorisation administrative de licenciement est supprimée pour les licenciements économiques. Le CDI ne sera pas attaqué frontalement avant les années 2000  et la création d’un nouveau mode de rupture, la rupture conventionnelle  une rupture  « amiable » par commun accord entre l’employeur·euse et le ou la salarié·e  par la loi du 25  juin 2008 et, plus récemment, par l’encadrement des plafonds d’indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif (ordonnances dites « Macron » de 2017). 

 

1.2. Comment expliquer de telles divergences ? 

 

Comment expliquer que les conclusions des analyses sur l’évolution de

l’instabilité professionnelle soient si contradictoires ? Il convient d’abord de souligner que les études sur le sujet ne portent pas sur les mêmes populations ni les mêmes périodes. Elles  n’adoptent également pas toutes le même angle d’observation de l’instabilité. Car, comme  nous allons le voir, il existe différents moyens de définir et donc de mesurer l’instabilité professionnelle.