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Deux services de traitement du handicap bien différents

Chapitre 3. Le smartphone comme instrument de la relation de service ?

2/ Deux services de traitement du handicap bien différents

2.1/ « Accès Plus Transilien », un service spécifique correspondant à la logique de compensation

En 2007, Transilien a mis en place un service dédié aux personnes à mobilité réduite nommé Accès Plus Transilien. Ce service réclamait des utilisateurs qu’ils réservent leur trajet 24 heures à l’avance auprès d’une centrale d’appel, réservation qui leur garantissait un service routier de substitution entre deux gares si celles-ci ne répondaient pas aux normes de l’accessibilité ou si un aléa empêchait l’embarquement dans le train. Ce service était disponible sur une période donnée, à savoir de 7 heures à 20 heures. Par ailleurs, il était destiné à trois catégories de personnes prédéfinies :

« Les personnes titulaires d’une carte d’invalidité à 80%, les personnes titulaires d’une carte « réformé/pensionné de guerre », les personnes utilisatrices d’un fauteuil roulant dans leur vie quotidienne arrivant en gare avec leur propre fauteuil. »

Plaquette d’information Accès Plus Transilien, 2014.

Accès Plus Transilien s’appuyait donc sur des catégories juridico-administratives extérieures à l’entreprise, ou, à défaut, sur la propriété par le voyageur d’une aide technique particulière, le fauteuil roulant. Pour organiser la mobilité des bénéficiaires du service, les agents recevaient chaque jour par fax l’ensemble des réservations devant passer par leur gare. Ces documents leur permettaient d’anticiper l’arrivée d’une personne et de prévoir lequel d’entre eux se rendrait disponible pour l’accompagner jusqu’aux quais. Par ailleurs, l’utilisateur était tenu de se présenter trente minutes à l’avance au point d’accueil, à l’intérieur de la gare, pour permettre aux agents de s’organiser. Cette règle était stricte, et plusieurs voyageurs handicapés interviewés ont affirmé que leur réservation avait été annulée sous le prétexte qu’ils

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avaient quelques minutes de retard. Ils devaient alors attendre beaucoup plus longtemps qu’une nouvelle réservation soit effective. Ces situations suscitaient de nombreuses tensions entre les personnes à mobilité réduite et les agents. Dans le temps qui précède l’embarquement dans le train, les agents contactaient à nouveau la centrale d’appel, l’informaient du numéro du train dans lequel la personne prendrait place et de la gare à laquelle elle devait descendre. La centrale d’appel transmettait alors par fax à la gare de destination les informations relatives à l’arrivée de l’usager, à savoir le numéro de train, la rame d’embarquement et l’heure d’arrivée.

On le comprend, le service Accès Plus Transilien illustre le modèle de la compensation en ce qu’il est destiné à certaines catégories de personnes définies sur des bases administratives, et qu’il est contraignant vis-à-vis de ces personnes qui dépendent du travail des agents pour pouvoir accomplir leur trajet. On voit par ailleurs que le fonctionnement du service suppose que la gare soit déjà aménagée physiquement pour être accessible, et qu’il vient traiter un point de rupture très précis dans le cheminement du voyageur : la montée et la descente du train. La contrainte du service repose principalement sur le rôle de la centrale d’appel dans l’organisation du travail des agents et les modalités d’échange par fax.

2.2/ « Hackcess Angels », un service universel correspondant à une logique d’accessibilité L’équipe de Hackcess Angels inscrivait le service à la personne dans un nouveau réseau sociotechnique ayant pour élément principal, non pas une centrale d’appel, mais le smartphone dont sont équipés les agents et, hypothétiquement, les personnes à mobilité réduite. Ce service connecté reposait sur une promesse de spontanéité et d’immédiateté dans la possibilité, pour une personne en situation de handicap, de contacter un agent en gare et recevoir son assistance au moment où elle en a besoin (voir chapitre 2, figure 2.5). Spontanéité et immédiateté sont deux aspects qui venaient donc directement s’opposer à l’approche de l’accessibilité du service Accès Plus Transilien.

Le changement de temporalité impliquerait pour les agents une transformation dans l’organisation du travail : leur prise en charge des situations liées à l’accessibilité passerait alors d’un régime de l’anticipation, une conduite de l’action en plan prépondérante avec Accès Plus Transilien, à un « régime de la disponibilité » (Joseph, 1999). Isaac Joseph définit ce régime d’activité par la possibilité « d’interrompre ses activités pour s’occuper d’autrui » (Joseph, 1999, p. 90), utilisant cette notion pour qualifier le travail des agents mobiles et polyvalents recrutés pour orienter les touristes lors des moments d’affluence dans les gares, tels que les

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jours de grand départ, ou de grands événements sportifs. Avec l’application Hackcess Angels, l’ensemble des agents de la gare devenait potentiellement soumis à ce régime de disponibilité, via les notifications, c’est-à-dire les messages apparaissant sur le smartphone de l’agent quand un voyageur envoie une demande d’assistance. Christian Licoppe montre que cette modalité d’organisation du travail prend une place croissante avec le web 2.0 et souligne que « les exigences de réactivité et de disponibilité » (Licoppe, 2009, p. 95) qui lui sont associées resignifient l’interruption vis-à-vis des actions s’inscrivant dans la durée : l’interruption acquiert une place croissante et positive, normalisée. Ce régime de disponibilité reposant sur les notifications témoignerait alors d’une valorisation de l’événement sur le plan.

Par ailleurs, non seulement l’application Hackcess Angels avait vocation à être utilisée lors d’imprévus, d’aléas, mais elle venait aussi redéfinir le public du service à la mobilité. En effet, ce n’étaient pas les personnes correspondant aux catégories traditionnelles et administratives du handicap qui étaient concernées, mais l’ensemble des voyageurs susceptibles de se trouver en situation de handicap, selon l’idéal de la logique d’accessibilité. Lors d’une présentation de l’application au sein de son entreprise11, Cédric résumait la volonté de l’équipe de repenser les

problèmes de mobilité dans un sens large, au-delà des catégories juridico-administratives (figure 3.2) :

« La principale cible c’était quand même les personnes qui ont besoin d’accessibilité, les personnes à mobilité réduite par exemple. […] Il y a la partie officielle entre guillemets, mais notre application on voulait aussi qu’elle s’applique à d’autres personnes, un peu plus larges, parce que les problèmes de mobilité ça peut vous toucher aussi si vous vous cassez une jambe, c’est très temporaire, ou alors quand on est très très chargé, ça regroupe un spectre plus large que les handicapés entre guillemets. » Cédric, chef de projet Hackcess Angels, Présentation bilan au sein de Canal TP, le 19 septembre 2015.

11 Cette présentation a eu lieu suite à la fin de la collaboration entre l’équipe et Transilien. Cédric a

invité le reste de l’équipe à présenter le projet dans les locaux de son entreprise, Canal TP. Une telle démarche s’inscrit dans la volonté de l’entreprise à voir ses employés s’engager dans des projets « à côté » de leur travail salarié (side projects), pour ensuite faire bénéficier de leur expérience de l’ensemble de leur collaborateur.

CHAPITRE 3.LE SMARTPHONE COMME INSTRUMENT DE LA RELATION DE SERVICE ?

Figure 3.2Diapositive présentée par l’équipe Hackcess Angels pour illustrer les situations de handicap concernées. Présentation bilan au sein de Canal TP, le 19 septembre 2015.

Source : équipe Hackcess Angels.

Le collectif de code reprenait ainsi dans la définition du public de l’application la ligne

argumentative des défenseurs de la logique d’accessibilité dont nous avons vu les ressorts au premier chapitre :

« Selon l’approche universaliste, « nous sommes tous potentiellement handicapés » : une personne en fauteuil roulant, un adulte et son enfant en poussette, une femme enceinte, une personne âgée ou une autre chargée de paquets sont tous confrontés à des difficultés similaires, suscitées par des escaliers, des portes trop lourdes … bref, par un environnement « incapacitant ». Une telle perspective suppose que c’est toute la société qu’il faut changer, sauf à ne considérer comme norme de référence que les hommes jeunes et en bonne santé, sans enfant en bas âge ni fardeau à porter. »

Ville et al., 2014, p. 76.

Cette résonance est importante car elle implique l’introduction d’un principe d’égalité de traitement entre les personnes à mobilité réduite reconnues administrativement et les autres

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voyageurs. Les militants, comme les membres de l’équipe Hackcess Angels, font valoir la revendication que la personne à mobilité réduite soit reconnue comme un voyageur comme un autre. Cette ambition, que l’on peut qualifier de « sociale » en opposition à l’approche « individuelle » de la logique de compensation, vise un service « pour tous » (Larrouy, 2007).

Pour résumer, les deux services diffèrent sur cinq dimensions :

1. L’infrastructure du service : Hackcess Angels mobilise les technologies numériques (les smartphones) dans une approche distribuée (tous les agents de gare reçoivent l’information), alors qu’Accès Plus Transilien fonctionne sur des technologies comme le fax, une centrale d’appel et des carnets de dépêches.

2. Le public du service : Hackcess Angels doit concerner un public aux frontières flottantes, celui des personnes en situation de handicap, quand Accès Plus Transilien n’est destiné qu’aux personnes correspondant aux catégories administratives du handicap.

3. La situation prise en charge : Hackcess Angels propose de prendre en charge les différentes crises qui peuvent se produire lors de déplacement fluide et autonome, alors qu’Accès Plus Transilien traite une épreuve clairement identifiée : l’accès aux trains.

4. La temporalité du service : la logique d’Hackcess Angels est celle de la spontanéité, de l’immédiateté (autrement dit, dans le vocabulaire des nouvelles technologies, du « temps réel »), quand celle d’Accès Plus Transilien est celle de la réservation dans la temporalité des horaires de bureaux.

5. L’organisation du travail nécessaire au fonctionnement du service : Hackcess Angels repose sur le régime de la disponibilité, impliquant l’interruption du cours de l’action des agents, et incluant un nombre limité d’intervenants. Accès Plus Transilien s’inscrit dans un régime d’anticipation et repose sur un nombre plus important d’acteurs (la centrale d’appel, les agents des autres gares).

Il faut toutefois noter que si ces services présentent deux logiques différentes d’une assistance à la mobilité pour les personnes handicapées, ils sont considérés comme complémentaires par les responsables de Transilien et l’équipe Hackcess Angels : l’un venait traiter l’organisation du voyage et l’accès au train, quand l’autre ne portait que sur la rupture

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dans le déplacement. Mais, pour que ce dernier service puisse fonctionner comme son script le suggérait, encore fallait-il l’accorder à l’ensemble des publics de l’accessibilité (c’est-à-dire, à toute personne rencontrant une situation de handicap). Or, comme nous allons le voir, étendre les publics d’un tel service connecté n’a pas les mêmes implications que l’aménagement d’un espace physiquement accessible : en passant de l’architecture au service, on demande une disponibilité accrue des travailleurs, en l’occurrence des agents d’accueil.

3/ Définir les utilisateurs, équiper les agents : compromis dans la logique