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La ville de Detroit est un objet d’étude qui demande au chercheur une vigilance

particulière. Certes, tout territoire et toute ville possèdent une histoire propre chargée de ses faits réels, de ses mythes et légendes urbaines qui contribuent à en construire une perception

dans l’imaginaire collectif. Mais peu d’entre eux ont un passé et une notoriété – positive comme négative – aussi riches et emplis de significations que Detroit. La ville du Michigan a

fait couler beaucoup d’encre et a fait l’objet de nombreuses études et de nombreux

commentaires par des chercheurs académiques, des artistes ou journalistes indépendants et par les médias de masse, surtout depuis que les effets de son « déclin » sont devenus si visibles. Dès lors, les décennies récentes ont fait l’objet d’une simplification du discours et de la reproduction de clichés sur Detroit qu’il faut savoir discerner et éviter (Desan et Steinmetz,

dansSmith et Kirkpatrick (dir.), 2015).

La faillite municipale déclarée pendant l’été 2013 a renforcé cet état des choses. Avec une

dette dépassant les 18 milliards de dollars, la faillite de la ville de Detroit est considérée

comme la plus importante faillite municipale dans l’histoire des sociétés modernes. Elle a

donc assez logiquement connu une circulation médiatique importante. Cela a eu pour conséquence une inflation des discours et des représentations sur Detroit, ce qui par le jeu de la « trivialité », c’est-à-dire par « le fait que les objets et les représentations ne restent pas fermés sur eux-mêmes mais circulent et passent entre les mains et les esprits des hommes » (Jeanneret, 2008 : 14), a contribué à modifier Detroit en tant qu’objet de représentations.

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Comment une ville, c’est-à-dire une collectivité gérant un territoire et une population,

a-t-elle pu s’appauvrir au point de déclarer faillite ? A cette question, les explications simplistes –

et au racisme parfois déguisé mais certain – sont encore relativement répandues, surtout dans les médias de masse et les cercles conservateurs. La faute incombe aux émeutes raciales (sous-entendu « provoquées par des noirs ») de 1967, aux politiques du maire noir Coleman Young26, aux syndicats, à une spécialisation industrielle trop grande ou encore à la mauvaise qualité des écoles (Glaeser, 2011). Tous ces éléments auraient fait fuir la classe moyenne blanche (white flight) vers les suburbs27 et avec elle les richesses, les emplois et la base fiscale. Perdant ces éléments, Detroit se serait « hyper-ghettoïsée » pour devenir un territoire

presque exclusivement réservé à la classe ouvrière et à l’underclass Africaine Américaine

(Wacquant, 2006). Si certains de ces éléments appartiennent à la réalité, ils n’en forment qu’une facette. Du reste, ils sont souvent pris pour des causes quand ils ne sont que des effets, ou alors sont interprétés sans mention du contexte politique et économique dans lequel ils sont apparus.

Désinvestissement, suburbanisation et ségrégation

Le premier fait qu’il est utile de rappeler est que Detroit ne constitue pas un cas unique. Les caractéristiques principales de son évolution depuis les années 1950 – désindustrialisation, perte de population et d’emplois, white flight, paupérisation, augmentation des indicateurs de violence et de délinquance, difficultés financières – sont partagées par presque toutes les villes américaines de la Rust Belt (en français « ceinture de la rouille »), surnom donné à la région industrielle du nord-est des Etats-Unis. Si nous regardons

26Voir par exemple l’article de Steve Malanga in Wall Street Journal, 26 juillet 2013. Lien :

http://www.wsj.com/articles/SB10001424127887324110404578625581152645480, consulté le 03 octobre 2016. Dans la section commentaire de certains sites Internet, mais également lors de discussions, il n’est pas rare de lire et d’entendre que c’est parce que Detroit a une population très majoritairement Africaine Américaine et a élu des maires Africains Américains de 1973 à 2013 que la ville est si pauvre et a dû déclarer faillite. La pensée raciste de l’impossibilité des noirs à gérer des affaires complexes existe toujours, particulièrement dans les suburbs, et cette opinion est complétée depuis quelques années par l’idée que Detroit doit sa récente « renaissance » à l’élection d’un maire blanc, Mike Duggan et à l’intervention de quelques autres personnalités blanches : Rick Snyder, le Gouverneur du Michigan, les hommes d’affaires Dan Gilbert et Mike Ilitch notamment.

27 Le terme de suburbs est difficile à traduire en français tant il témoigne d’un aménagement urbain spécifique aux Etats-Unis. Il s’agit de banlieues pavillonnaires ou de nouvelles villes périurbaines qui se développent sur le modèle du lotissement de maisons familiales individuelles dont la faible densité par rapport aux immeubles d’habitation collective des centres-villes est rendue possible grâce à l’usage de la voiture. Nous ne pouvons pas le traduire par le terme « banlieue » qui, en français, est connoté à la construction des grands ensembles pour loger les travailleurs immigrés à partir de la fin des années 1950, et dont les caractéristiques sociales, économiques, culturelles et urbaines sont entièrement différentes. Le suburb américain est généralement composé de familles de classe moyenne, voire des classes supérieures qui incarnent au mieux l’« american way of life ». Le terme « banlieue pavillonnaire » pourrait peut-être correspondre, mais nous préférerons l’emploi de l’anglais suburbs et de ses déclinaisons tout au long de ce travail. Cela correspond d’ailleurs au sens de l’adjectif « suburbain » qui, à la différence du substantif, est passé dans la langue française.

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l’évolution jusqu’en 2008 des vingt villes les plus peuplées des Etats-Unis en 1960, nous

constatons qu’environ la moitié d’entre elles ont perdu des habitants sur la période, et que

cette perte de population est souvent supérieure à 40 % (Gallagher, 2010). Les causes historiques, sociologiques et économiques de cet état des choses sont similaires dans toutes ces villes. En revanche, à Detroit tant les causes que les conséquences ont pris une plus

grande ampleur. La crise urbaine de Detroit n’est donc pas unique par sa nature, mais

seulement par son degré (Sugrue, 1996).

Un second fait crucial sur lequel nous devons insister est que la ville-centre de Detroit ne

peut pas se comprendre sans son aire urbaine, faite d’un agglomérat de suburbs, généralement appelée « Metro Detroit ». La thèse du déclin économique et démographique à cause d’une désindustrialisation ne tient plus à partir du moment où l’observateur prend en considération l’ensemble de l’aire métropolitaine. Ainsi, de 1950 à 2000, alors que la population de Detroit

passe de 1,85 million à environ 950 000 habitants, celle de son aire urbaine passe de 3,34

millions à 4,83 millions d’habitants. De même, de 1970 à 2000, si Detroit perd environ

400 000 emplois (d’environ 735 000 à environ 345 000), son aire métropolitaine en gagne, passant de 1,94 million à 2,67 millions d’emplois (SEMCOG, 2002)28.

Jusqu’aux années 2000, il n’y a pas de crise économique à Detroit à l’échelle

métropolitaine. Le déclin de la ville-centre est dû aux dynamiques des politiques urbaines et

de l’organisation spatiale de la société américaine. Les chiffres pour les années 2000 et le début des années 2010, profondément marquées par la crise des subprimes, montrent un panorama plus contrasté du déséquilibre entre la ville-centre et ses suburbs, quoique la situation ne soit guère différente. De 2000 à 2010, pour la première fois en cinquante ans,

l’aire métropolitaine de Detroit connaît une baisse de sa population. Celle-ci passe de 4,83 à

4,7 millions d’habitants (- 128,559 habitants, soit - 2,7 %). Cependant, Detroit à elle seule perd 237 408 habitants au cours de la décennie, sa population passant de 951 270 à 713 862 habitants (- 25 %). Au cours de la période, les suburbs ont en fait gagné environ 109 000 habitants.

Sur le plan économique, la vue d’ensemble est similaire. Le revenu médian par foyer (median household income) a effectivement baissé de 7,2 % entre 2010 et 2015 dans l’aire

métropolitaine, passant de 57,722 dollars par foyer en 2010 à 53,594 dollars par foyer en

28 Le SEMCOG est le Southeast Michigan Council of Governments. Il correspond à l’échelon intercommunal sur le plan administratif. Toutefois, il n’y a pas d’intégration régionale sur le plan politique. Il n’y a pas d’élection de représentants politiques et il n’y a donc pas de conseil intermunicipal qui prendrait des décisions à l’échelle métropolitaine. Le SEMCOG assure principalement des fonctions administratives dans les domaines de la planification urbaine, des transports et de la gestion des eaux.

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2015. Le revenu par habitant (per capita income) a également diminué de 3 %, passant de

30,040 à 29,132 dollars par habitant. Mais dans le même temps, la situation s’est agravée de

façon nettement plus brutale à Detroit, où le revenu médian par foyer a enregistré une baisse de 16,4 % (de 30,823 à 25,764 dollars par foyer), tandis que le revenu par habitant diminuait de 8,1 % (de 16,372 à 15,038 dollars par habitant en moyenne)29. La crise n’a pas épargné l’aire métropolitaine et les suburbs, qui a vu sa population stagner et ses revenus diminuer, mais elle a frappé Detroit nettement plus violemment.

En 1950, Detroit est la quatrième plus grande ville des Etats-Unis avec une population de

1,85 million d’habitants. Sa population a connu un boom exceptionnel entre 1900 et 1920, passant d’environ 285000 à un peu moins d’un million d’habitants, puis a encore quasiment

doublé de 1920 à 1950. Cette croissance est due à une industrialisation rapide autour de

l’industrie automobile et – contrairement à ce qu’écrit Edward Glaeser (2011) – d’autres

industries : sidérurgie, métallurgie, industries chimiques et pharmaceutiques (la plus grande

usine pharmaceutique de l’époque était à Detroit), d’autres manufactures (les machines Burroughs par exemple) puis usines d’armement pendant la Seconde Guerre Mondiale (Zunz, 1983)30. Inutile d’insister sur le développement industriel relativement connu de la ville, qui

sera rapidement surnommée « Motor City » à cette époque, bien qu’il faille retenir qu’il ressort clairement que dès 1920 Detroit était devenue une ville d’ouvriers, avec 52 % des chefs de ménages travaillant comme ouvriers qualifiés ou semi-qualifiés et comme

manœuvres (Zunz, 1983). L’identité de la ville est ouvrière et cela continue à avoir une

importance considérable dans les mentalités, les représentations et les discours locaux sur la ville et ses habitants.

En tant que l’une des villes ouvrières les plus importantes des Etats-Unis, Detroit devient

d’ailleurs l’un des bastions du syndicalisme et du mouvement ouvrier aux Etats-Unis. La United Automobile Workers (UAW) est fondée à Detroit en 1935 et obtient rapidement des victoires dans la lutte contre le patronat grâce à des grèves et des sit-in. En 1950, le « Traité de Detroit » entre les firmes automobiles et la UAW représente le point culminant du pouvoir

de la classe ouvrière à Detroit et, en même temps, le début de son déclin. L’UAW demande et

obtient de meilleures conditions de travail pour les ouvriers mais à partir de ce moment, le syndicat se bureaucratise, devient moins militant et cherche avant tout à conserver ses acquis (Meier et Rudwick, 1979 ; Desan et Steinmetz, dans Smith et Kirkpatrick (éd.), 2015).

29 Les chiffres ci-dessous proviennent du SEMCOG. Accès : https://semcog.org/Community-Profiles. 30A cette liste d’activité dressée par Zunz, nous pouvons ajouter l’importance de l’industrie navale, du secteur énergétique avec une forte présence de la Edison Illuminating Energy (Henry Ford y était ingénieur dans les années 1890), devenue depuis DTE Energy qui reste un gros employeur dans la région, et également un secteur commercial important puisque le Hudson’s fut l’un des premiers et plus grands department store des Etats-Unis et que les magasins Kresge (devenus Kmart) se développèrent à Detroit.

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De plus, c’est à partir de ce moment que les industriels décident de délocaliser les usines, à

la fois vers les suburbset vers l’Ohio, l’Indiana et le Sud des Etats-Unis, principalement pour trois raisons : profiter des vastes terrains libres et peu chers en périphérie de la ville pour y

installer de plus grandes usines, lutter contre l’organisation des travailleurs et s’installer dans

des régions aux coûts salariaux plus bas (Sugrue, 1996). Finalement, la désindustrialisation

massive de Detroit n’est pas seulement la manifestation de tendances économiques globales mais également, dans un sens, une punition que le capital et les capitalistes ont infligée aux

travailleurs pour leur audace. Aux yeux de nombre d’historiens spécialistes de la crise

industrielle et urbaine, Detroit fut abandonnée par le capital au moment où les travailleurs firent un pas de géant dans le combat pour une démocratie industrielle, et le fut précisément pour cette raison (Georgakas et Surkin, 1975/1999 ; Meier et Rudwick, 1979 ; Sugrue, 1996). La crise économique de Detroit est donc à la fois un symptôme et un effet dans la défaite de la classe ouvrière en Amérique. En chiffres, au sortir de la Seconde guerre mondiale, Detroit comptait 338 400 emplois industriels ; il n’en reste plus que 27 000 aujourd’hui à l’intérieur

de la ville et 180 000 dans les suburbs (Desan et Steinmetz dans Smith et Kirkpatrick (éd.), 2015).

A partir du milieu des années 1950, la décentralisation des sites de la production industrielle commence. Les usines ferment à Detroit pour ouvrir à sa périphérie, dans les suburbs qui parfois ne sont encore que des champs et des forêts. Ce déplacement des centres de production (et donc des emplois) de la ville-centre vers la périphérie, désormais appelé étalement urbain (urban sprawl), est évidemment favorisé, ironie de l’histoire, par l’automobile. Ainsi, les grands constructeurs automobiles – le Big Three : Ford, General Motors et Chrysler – construisent vingt usines dans les suburbs pendant les années 1950 (Staszak, 1999), suivant d’ailleurs une logique de décentralisation qui avait commencé dès les années 1920 mais en restant à l’intérieur des limites administratives de Detroit. Bekkering et Lyu (2015) montrent comment, cherchant toujours plus d’espace et pour un coût foncier toujours plus faible, les constructeurs automobiles se sont progressivement éloignés du centre

de Detroit, dès les années 1920 en s’installant autour du « New Center », puis en allant sans cesse plus loin (Bekkering et Lyu, dans Thomas et Bekkering, 2015).

Cet étalement urbain est aidé et accéléré par des politiques publiques fédérales de deux natures promues au niveau national : la construction d’autoroutes qui relient les suburbs au centre-ville où demeure une grande partie de l’activité économique et commerciale et permettent ainsi un trajet domicile-travail (commute) rapide (Sugrue, 1996 ; Staszak, 1999) ;

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et des programmes d’accès à la propriété, mis en place par la Federal Housing Association (FHA), par l’intermédiaire de taux d’intérêt bas et de crédits immobiliers avec des paiements de long terme pour acquérir des maisons suburbaines (Thomas et Bekkering, 2015). La suburbanisation – qui n’est pas unique à Detroit mais dont la Motor City représente une certaine forme d’avant-garde et de « pureté » dans la mesure où elle est la ville de naissance

de l’automobile – explique donc une partie des problèmes de la ville de Detroit. 77 % des

emplois dans l’aire métropolitaine de Detroit se trouvent à au moins 10 miles (16 kilomètres) du centre-ville ce qui fait de Detroit l’aire métropolitaine ayant la répartition d’emplois la plus

décentralisée du pays (Desan et Steinmetz, dans Smith et Kirkpatrick (éd.) 2015).

Mais l’histoire de la suburbanisation à Detroit est également corrélée à l’histoire d’une

ségrégation raciale, spatiale et sociale. Les Africains Américains arrivent à Detroit (et dans les autres villes industrielles du Nord-Est des Etats-Unis) en grand nombre à partir du milieu des années 1910, principalement en provenance du Sud, alors toujours ségrégationniste31. A leur

arrivée dans le Nord cependant, ils se heurtent à d’autres pratiques racistes et discriminatoires quasiment systématiques. L’accès à l’emploi, à l’avancement professionnel, au logement et à

la propriété leur est refusé ou rendu difficile. Dans les usines de Detroit, les noirs sont les

derniers embauchés lorsqu’il y a besoin de nouvelles embauches et les premiers licenciés lors de ralentissements de l’activité économique ; à poste égal, leurs salaires sont inférieurs à ceux des blancs et on leur assigne les postes les plus dangereux et les moins bien payés ; on leur

refuse ou leur attribue très tardivement des promotions, de l’avancement ou des droits relatifs à l’ancienneté (Meier et Rudwick, 1979 ; Sugrue 1996).

Concernant le logement, la plupart des propriétaires et des agences immobilières refusent tout simplement de louer ou de vendre à des noirs et celles qui acceptent de le faire profitent de la situation pour faire payer des loyers à des prix exorbitants, ou encore refusent de faire

des travaux d’entretien et de réparation dans les maisons habitées par des familles noires. Il

était également fréquent que des groupes de blancs intimident, voire attaquent des familles noires lorsque celles-ci emménageaient dans des quartiers à grande majorité blanche (Zunz, 1983 ; Sugrue 1996)32.

31 Ce départ des Africains Américains du Sud pour rejoindre les villes du Nord et y trouver du travail est appelé la Grande Migration (Great Migration). Au total, environ 6 millions d’Africains Américains ont émigré du Sud vers le Nord entre 1910 et 1970.

32 Sur les questions de discrimination raciale à Detroit, nous invitons le lecteur qui serait intéressé à se référer à l’abondante littérature académique sur le sujet : l’ouvrage de Thomas Sugrue, The origins of urban crisis: race and inequality in postwar Detroit, Princeton University Press, Princeton, NJ, 1996 ; davantage centré sur les relations avec les employeurs et les syndicats, l’étude de Meier et Rudwick, Black Detroit and the rise of the UAW, Oxford University Press, New York, 1979 ; ou plus récemment DARDEN J. T., THOMAS R. W., Detroit: Race riots, Racial Conflicts and Efforts to bridge the racial divide, Michigan State University Press, East

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Ces pratiques qui commencèrent dès les années 1920 et se prolongèrent jusqu’aux années

1960 eurent de nombreuses répercussions directes pour les Africains Américains à Detroit,

toujours visibles aujourd’hui. La situation empira dans les années 1940 et 1950 lorsque, dans

le cadre de politiques de renouvellement urbain et pour faire place à la construction d’une autoroute, la plupart des ghettos Africains Américains sont rasés malgré l’absence de

solutions immédiates de relogement (Ryan, 2008 ; Thomas, 2013 ; Thomas et Bekkering 2015). Dans le domaine du logement, la situation résidentielle des Africains Américains est

telle que les démographes ont dû créer le terme d’hyperségrégation pour la distinguer des modalités de la ségrégation affectant les autres groupes ethniques. Selon Loïc Wacquant, « [p]ilier de l’ordre socio-racial américain, la ségrégation résidentielle reste le grand tabou de la vie politique et intellectuelle du pays (Wacquant, 1996).

Bien qu’ils soient généralement appelés « ghettos », ces quartiers étaient le centre de la vie sociale des Africains Américains qui y tenaient des commerces, des restaurants, des bars, des

clubs de jazz. Leur destruction a eu pour conséquence d’affaiblir le tissu économique et social de cette communauté. Ces éléments fournissent des causes structurelles aux « émeutes » (riots

en anglais) de 1967, terme de plus en plus contesté, souvent remplacé aujourd’hui par le

terme moins péjoratif « rebellion » (en français « révolte » ou « rébellion »), autant dans la communication ordinaire (surtout au sein de la communauté Africaine Américaine mais pas seulement) que dans les discours médiatiques33 et académiques (Darden et Thomas, 2013 ; Safransky, 2014). Certes la fuite des blancs vers les suburbs s’est accélérée après 1967, à la

fois à cause du traumatisme provoqué par les émeutes puis à cause de la paupérisation et de

l’augmentation de la délinquance et de la violence dans la ville, mais celle-ci avait commencé bien avant et tous les facteurs structurels la favorisant étaient en place dès les années 1950.

Par ailleurs, à partir du début des années 1970, l’État fédéral se retire progressivement du financement des politiques urbaines, jusqu’à l’administration Reagan sous lequel les dépenses en politique urbaine passent de 12 % à 3 % du budget fédéral (Sugrue, dans Clark (éd.), 2014).

Enfin, la récession économique et la crise des subprimes de la fin des années 2000 ont eu un impact particulièrement lourd à Detroit. A la fin des années 1990 et au début des années 2000, des prêts immobiliers à risque (subprimes mortgages) se sont multipliés à Detroit,

Lansing, 2013 ; et THOMAS, J. M., Redevelopment and Race: Planning a finer city in Postwar Detroit, Wayne State University Press, Detroit, 2013.

33 Sources : https://www.mlive.com/news/detroit/index.ssf/2016/03/riot_or_rebellion_the_debate_o.html, consulté le 24/09/2018 ; https://eu.freep.com/story/news/2017/07/05/50-years-later-riot-rebellion/370968001/, consulté le 24/09/2018.

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principalement dans des quartiers populaires et de classe moyenne, proposés aux acheteurs par différentes institutions financières et de prêt. La conjonction de la récession économique, de la hausse du chômage, des grandes difficultés de Chrysler et General Motors (firmes toujours importantes à Detroit malgré tout) et de la présence des prêts à risque a provoqué une grave crise de saisies immobilières (foreclosure crisis).

Ainsi, le nombre de propriétés saisies pour défaut de paiement des prêts immobiliers a augmenté de 6 665 en 2005 à plus de 15 000 en 2007, avant de redescendre jusqu’à environ