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Des mésophases biologiques aux matériaux organisés

Chapitre 2 – Le collagène, un mésogène

II. Cristaux liquides et biologie

2. Des mésophases biologiques aux matériaux organisés

queue

sac entonnoir canal filière

Certains organismes tirent profit de mésophases transitoires afin de produire des matériaux hiérarchiquement organisés.

Pour tisser une toile résistante capable d’arrêter des insectes en plein vol, une araignée doit extruder des fils de soie dense et structurée. Ces fils de soie sont constitués majoritairement de deux protéines, les spidroïnes I et II. Ces protéines de haut poids moléculaire (250 kDa) ont une séquence primaire assez similaire : elles sont composées de longs domaines hydrophobes (polyalanine) séparés par de petits espaceurs hydrophiles et flexibles (séquence riche en glycine) [23]. Au sein de la fibre de soie, les domaines hydrophobes des spidroïnes sont associés en feuillets β étendus qui forment de véritables cristallites. Ces cristallites, dispersés dans une matrice amorphe constituée des espaceurs hydrophiles, sont alignés le long de l’axe de la fibre [9, 23, 24]. C’est cette structuration des protéines à plusieurs échelles qui donne à la soie ses propriétés mécaniques exceptionnelles [23, 24].

Cependant, afin de produire ses fils, une araignée doit extruder une solution dense (environ 50% de protéines) et très visqueuse (de l’ordre du kPa.s) de spidroïne à travers un canal de quelques dizaines de microns de diamètre. Si la mise en forme d’un tel matériau représente un véritable challenge [25], l’araignée a adopté une stratégie originale et énergétiquement avantageuse : elle se place dans des conditions physico-chimiques où la spidroïne forme une phase nématique. L’alignement relatif des protéines permet de diminuer grandement leur friction au cours de l’extrusion. La mésophase de spidroïne se comporte alors comme un matériau rhéofluidifiant [26]. Holland et

al. [27] ont d’ailleurs comparé le travail à fournir pour créer, par cisaillement,

des structures fibrillaires à partir d’une mésophase de soie et d’un fondu isotrope de polymère synthétique (polyéthylène haute densité). Ils ont estimé que la formation de fibre de soie requiert une énergie mille fois moindre que celle du PEHD !

Figure 17 : Schéma de la glande ampulacée majeure de l’araignée. La glande est composée de 5 parties. Les cellules épithéliales de la queue et du sac sécrètent les protéines séricigènes. Dans le sac, la solution dense de spidroïne se comporte comme une phase nématique. Cette solution est ensuite expulsée à travers l’entonnoir et le canal où les domaines hydrophobes de la spidroïne sont étirés et alignés sous la contrainte élongationnelle. Dans la partie finale du canal, la mésophase préalignée est stabilisée sous la forme d’une fibre de soie solide. La fibre est finalement expulsée à travers la filière (d’après [28]).

Figure 18 : Mise en forme de la soie à partie de mésophases de protéines séricigènes. A gauche, les longues protéines amphiphiles (ex : spidroïne, fibroïne de ver à soie.) se replient sous la forme de micelles capable de s’associer en mésophase. Soumises à une contrainte élongationnelle et après une modification progressive des conditions physico-chimiques (pH, concentration en ions, degré d’hydratation, etc.), les micelles se déplient et les protéines adoptent une conformation en feuillet β étendu. A droite, la structure en bâtonnet des petites protéines (ex : fibroïne d’abeille.) leurs confèrent directement un caractère de mésogène. Comme pour les micelles, la formation d’une mésophase permet de fluidifier et d’orienter les protéines séricigènes (d’après [25]).

L’utilisation d’une mésophase de spidroïne, sous contrainte élongationnelle, contribue également à la formation des cristallites de feuillets β [ref]. Chez l’araignée, la spidroïne des fils de trame est sécrétée par les cellules épithéliales de la queue et du sac de la glande ampulacée majeure (voir figure 17). Comme nous l’avons vu précédemment, cette solution de spidroïne est dense et se comporte comme une phase nématique. La conformation de la spidroïne dans cette solution n’est pas clairement comprise mais elle diffère grandement de celle observée dans le fil de soie [23]. Jin et al. [29] ainsi que Walker et al. [25] suppose que la spidroïne se replie tout d’abord sous la forme de micelles (voir figure 18). Dans le sac de la glande, les micelles concentrées formeraient des agrégats ; agrégats organisés sous la forme d’une phase nématique. En passant à travers le canal, sous une contrainte élongationnelle, les micelles se déplient progressivement et les domaines hydrophobes des

spidroïnes s’étirent et s’alignent, favorisant la formation de futurs cristallites. Dans la partie finale du canal, la mésophase, ainsi pré-alignée, est stabilisée sous la forme d’une fibre solide, la fibre de soie.

De nombreux organismes (abeille, ver à soie, mite, etc.) sont capables de produire de la soie. La composition de ces soies et la structure des cristallites qui les constituent varient assez fortement d’une espèce à autre. Toutefois, le passage par une mésophase de protéine séricigène, afin de fluidifier et organiser le matériau final, est une stratégie commune à tous ces organismes (voir figure 18). Cette stratégie semble donc présenter un avantage évolutif [25].

Figure 19 : Nacre d’abalone observée au microscope électronique à balayage. Les plaquettes d’aragonite, d’épaisseur contrôlée, sont empilées régulièrement en une structure dite en « mur de brique ». La matrice organique n’est pas observable sur ce cliché (d’après [30]).

Mon second exemple de mésophase biologique transitoire concerne la synthèse de la nacre. La nacre est un matériau hautement organisé constitué de plaquettes d’aragonite (95%) dont la disposition est dite en « mur de brique » (voir figure 19). Les plaquettes sont « cimentés » par une matrice organique (5%) comprenant des cristallites de chitine et des protéines.

La structure de ce « mur », chez les mollusques bivalves (ex : moules, huitres, etc.), est représentée sur la figure 20. La particularité de ce « mur » de nacre se situe dans sa mise en forme : c’est le mortier, ici, qui est disposé au préalable avant de combler les espaces vacants par des briques !

Figure 20 : Représentation schématique de la structure de la nacre chez les mollusques bivalves (d’après [31]).

Premièrement, dans l’espace extrapalléal, les cellules épithéliales du manteau sécrètent un mélange de cristallites de chitine, de protéines et de précurseurs inorganiques. Les cristallites de chitine, bâtonnets polyosidiques rigides de vingt nanomètres de diamètre pour quelques centaines de nanomètres de longueur, s’associent alors en une phase cholestérique. L’espace extrapalléal étant très étroit, les cristallites ne peuvent former qu’une seule couche de cristal liquide. Par ce procédé de déposition de mésophase de type « layer by layer », les mollusques bivalves forment de nouvelles membranes interlamellaires tout en contrôlant la distance entre ces dernières. Les précurseurs inorganiques, en présence de protéines acides, polymérisent ensuite dans le nouvel espace interlamellaire pour donner des plaquettes d’aragonite de taille et de forme contrôlée [31]. La mésophase de chitine est finalement « solidifiée » par l’incorporation de protéines supplémentaires [32].

Au cours de la synthèse in vivo de la nacre, les mollusques bivalves utilisent donc la déposition de couches de mésophase afin de créer un réseau tridimensionnel bien défini au sein duquel la composante inorganique peut ensuite cristalliser. Cette démarche biomimétique qui consiste à tirer profit de l’organisation d’une phase cristalline liquide afin de réaliser un matériau hautement structuré est celle que nous souhaitons utiliser pour recréer des tissus à base de collagène.