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Des difficultés sociales aux difficultés scolaires

2. La pédagogie en éducation prioritaire : un équilibre difficile à

2.1. Des spécificités contextuelles qui pèsent sur l’acte pédagogique

2.1.1. Des difficultés sociales aux difficultés scolaires

ƒ Difficultés sociales

Les fluctuations de la population scolaire dans les secteurs de recrutement des ZEP, l’instabilité dans les zones les plus sensibles induisent une concentration croissante des difficultés et aggravent la situation pour les populations qui s’y trouvent rassemblées. Les difficultés sociales ne sont pas sans conséquences sur la vie des enfants (alimentation, sommeil, conditions de travail, etc...) dont la qualité conditionne pour une part la disponibilité face aux efforts à fournir pour réussir à l’école. Parmi bien d’autres, cette description des difficultés dans un « réseau ambition-réussite » :

Académie d’Amiens, observation du groupe de travail IGEN-IGAENR, 2006

Les élèves qui fréquentent les cinq groupes scolaires et le collège XXX, sont à l’image du quartier : dotés d’un potentiel intellectuel tout à fait comparable à ceux des enfants des autres quartiers, faisant preuve de curiosité et de débrouillardise, ils sont handicapés par des problèmes directement liés aux conditions socio familiales dans lesquelles ils évoluent. Ainsi, leur santé est-elle fragile : problèmes odontologiques souvent liés à une alimentation trop sucrée, habillement inadapté à la saison, maladies récurrentes faute de soins, hygiène alimentaire catastrophique, etc..., sont cités par l’ensemble de la communauté éducative. Par ailleurs, de réelles difficultés d’attention et de concentration intellectuelles nuisent à leurs apprentissages. Ces difficultés sont liées, notamment, aux violences familiales dont ils peuvent être tout à la fois les acteurs, les spectateurs et les victimes, telles que bagarres entre parents, violences éthyliques, nuisances sonores durant la nuit, etc... Si l’on ajoute que la télévision et les jeux vidéos (en dépit des problèmes financiers des familles, ils ont presque tous la télévision dans leurs chambre ainsi qu’un ou plusieurs téléphones mobiles), qu’ils peuvent utiliser sans limite y compris jusqu’à une heure avancée de la nuit, constituent leur environnement culturel habituel, on peut comprendre que ces enfants éprouvent quelque difficulté de concentration en milieu scolaire. De nombreuses carences familiales peuvent être observées, induisant une perte de limites, souvent citée par les enseignants, ainsi qu’une absence de repères préjudiciable au comportement scolaire. Parfois, l’élève est le seul de la famille à se lever le matin (d’où un taux d’absentéisme élevé le matin de 8h à 9h et le samedi matin), le seul également à savoir lire et écrire, à être capable lorsqu’il atteint l’adolescence, d’effectuer les démarches administratives de la famille. Ceci explique, entre autres, que certains élèves soient brillants et remarquablement matures, dès lors qu’ils ont compris le parti qu’ils peuvent tirer de l’école en matière de réussite personnelle. Pour cette raison, le tableau relativement sombre présenté ci-dessus, doit être compensé par cette remarque importante : d’excellents élèves traversent avec profit la zone d’éducation prioritaire de XXX et réussissent brillamment leur parcours scolaire.

ƒ Répercussion en milieu scolaire

Le contexte social a des répercussions proprement scolaires qui expliquent que les écarts puissent se creuser en dépit de l’action conduite. C’est le langage qui est en cause en premier lieu ; à l’école primaire, c’est dans ce domaine d’abord que des améliorations pédagogiques sont essentielles, ce qui sera développé dans la partie 2.2.1.

Académie de Bordeaux, observation du groupe de travail IGEN-IGAENR, 2006

Pour l’école X., le gros défi est la maîtrise de la langue de l’école pour tous les élèves car si les élèves parlent français, c’est la langue de la cité, à tous égards limitée. Pour le directeur, c’est ce déficit linguistique qui explique les passages à l’acte, pour les parents comme pour les enfants ; il essaie de faire raconter et expliquer, dans son bureau, tous les incidents et constate alors l’absence de mots pour dire les griefs et les actes.

Les difficultés sociales ont aussi des répercussions sur le comportement des élèves en classe, parfois agités, parfois manquant de matériel, parfois très réactifs pour des motifs divers (parole mal comprise, mauvais résultats, incapacité à entrer dans une activité qu’ils jugent trop difficile, etc...). Le règlement des débordements individuels (colères, éclats de voix, agressivité à l’égard d’un camarade…) et des conflits affecte la conduite du travail qui manque de sérénité souvent, et de continuité parfois : « c’est de la gestion à la minute », dit une enseignante pour signifier qu’il faut réagir vite, et donc interrompre le cours de l’activité.

Académie de Versailles, classe de CM2

L’application du maître à éviter ou endiguer les débordements est perceptible dans cette observation relevée dans un bulletin d’inspection : « M conduit une classe dont les élèves présentent de gros retards scolaires et dont le comportement est particulièrement difficile. (..) Patient, respectueux de leur personnalité, il sait formuler des exigences et parvient à instaurer un climat de travail effectif. Cela est au prix d’une vigilance de tous les instants et d’une relation éducative de grande qualité. »

Les problèmes sociaux et matériels génèrent aussi des tensions entre adultes, et les abords des écoles – écoles maternelles surtout car les parents y accompagnent leurs enfants – sont des lieux d’altercations, de règlements des conflits, ce qui entretient les tensions entre élèves.

Au niveau du collège, les difficultés de comportement de certains élèves se renforcent du fait de la mixité et de l’inscription dans des logiques de territoires :

Académie de Créteil, collège éducation prioritaire, observation du groupe de travail IGEN-IGAENR, 2006

« La principale difficulté reste la maîtrise de la discipline et de l’assiduité des élèves ». Les élèves sont décrits comme sympathiques, mais « écorchés vifs », état d’esprit qui rend toute situation de discussion, de conflit potentiellement dangereuse.

Les élèves sont essentiellement mus par un profond sentiment d’appartenance à la cité dans laquelle ils passent toute leur scolarité, depuis l’école maternelle jusqu’au lycée. La logique de territoire est très forte et conditionne les rapports entre eux (difficulté d’insertion, par exemple, des élèves venant d’autres cités ou d’autres villes, à la suite d’affectations d’office). Le principal les décrit comme un « public captif » ; se déplacer au centre de Saint-Denis est déjà un événement en soi, quant à se déplacer à Paris… La plupart ne l’ont jamais fait, et ne savent pas comment s’y prendre.

L’assistante sociale souligne la grande difficulté de vie des filles, non tant dans le collège que dans la cité, en particulier pour celles qui n’ont pas de « grands frères ». Les problèmes de propagation de « rumeurs » sont en particulier prégnants, et ont dû faire l’objet d’une discussion particulière et d’une mention spécifique dans la

« charte de respect mutuel », élaborée conjointement par les élèves et les personnels, et adoptée par référendum44. La plupart des bagarres et des violences entre élèves (qui commencent dans la cité, se continuent dans le collège, et finissent dans la cité) sont dues à ce problème ; le « code d’honneur » est quelque chose de fort, qui passe au-dessus de tout ce qu’on peut construire comme règles de comportement.

ƒ Conséquences pédagogiques

Les difficultés induites par la question des comportements réagissent sur la pédagogie adoptée par les professeurs au collège, qui peut aboutir à deux types de dérives.

D’une part, l’enseignant a envie que son cours « marche », que les élèves parviennent à réaliser les tâches demandées ; il a tendance alors à parcelliser à l’extrême les consignes, transformant un exercice en une suite de micro activités. Les élèves sont occupés, ils ne font pas de bruit, ils réussissent et sont satisfaits ; pour autant, faute d’avoir été confrontés à un vrai problème à résoudre, les élèves n’ont pas nécessairement construit de connaissance ou de compétence. Sans guide de questionnement, ils ne peuvent reproduire la tâche, d’où l’impression chez les enseignants qu’on recommence sans cesse sans parvenir à consolider.

D’autre part, l’agitation tant redoutée des élèves conduit les enseignants à individualiser au maximum les modalités d’enseignement : peu ou pas de moments d’échange collectif pour discuter de ce qu’on va faire, de ce qu’il faut apprendre, peu ou pas de moment de synthèse collective après la réalisation des tâches individuelles, mais au contraire une aide extrêmement individualisée : l’enseignant passe dans les rangs auprès de chaque élève, et souvent intervient trop vite pour souligner une erreur ou apporter une correction, sans laisser les élèves, individuellement ou collectivement, discuter d’une solution possible.

Un exemple, parmi beaucoup d’autres, de la façon dont le contexte des zones d’éducation prioritaire agit sur une catégorie particulière d’enseignants, ici, des enseignants d’anglais décrits dans un document des corps d’inspection :

Académie de Versailles, L’enseignement de l’anglais en Zone d’Éducation prioritaire dans l’académie de Versailles, quelques observations, document rédigé par des IA-IPR

44 Un scrutin tous publics confondus avec environ 2/3 de oui.

À supposer qu’une telle définition soit pertinente, ce qui caractérise un élève de ZEP une fois dans la classe, est un déficit observable au niveau des compétences générales de base (maîtrise du langage, lecture, expression orale, socialisation…).

On note donc que, face à cette situation, le professeur en EP tend à recentrer ses choix et pratiques sur le système linguistique proprement dit, de façon réductrice et schématique. La langue tend à devenir objet d’étude et non pas outil de communication45. Nous pouvons imaginer plusieurs justifications à ces choix qui ne sont pas toujours conscients :

– peur de perdre le contrôle de la classe à travers des activités plus ouvertes ;

– repli sécurisant sur des faits de langue identifiés au sein d’un système linguistique qui paraît fini (on « fait » le prétérit) : une confusion apparaît entre la fin (les compétences de communication langagière) et les moyens (les connaissances linguistiques).

– auto-limitation des contenus proposés en prévision du fait que tout prend un temps infini avec ce public qui nécessite une démultiplication permanente de toutes les tâches afin de parvenir à l’objectif défini. D’où une perte observable de contenus ;

– conviction et/ou nécessité de consacrer un temps de classe important aux phases de mémorisation et de rebrassage pour compenser l’absence de travail personnel à la maison, ce qui réduit mécaniquement le temps consacré à l’introduction de contenus nouveaux et à l’entraînement dans le domaine des compétences de communication.

– et, ce n’est pas le moindre, le temps dévolu à la simple gestion du groupe et de mise en place de règles de vie commune.

Pour conclure, les professeurs doivent à la fois gérer l’urgence et gérer en même temps le temps long de l’apprentissage, ce qui est parfois de l’ordre de l’impossible. Confrontés à cette difficulté, ils font des choix qui les conduisent le plus souvent à une réduction dommageable de leurs ambitions dans le domaine de leur discipline pour privilégier une efficacité partielle dans le cadre d’horaires non élastiques.

On constate donc, de facto, un décalage avec les attendus des programmes nationaux.

ƒ Répercussion sur les exigences

Dès l’école primaire, les difficultés sociales objectives ont enfin des répercussions sur les attentes des enseignants qui finissent par limiter leurs exigences : « les enfants sont tellement chargés d’histoires difficiles », selon les mots mêmes d’une enseignante. À l’extrême, l’école peut réduire ses demandes en matière d’apprentissages pour éviter d’accabler des élèves en exigeant d’eux des efforts importants de concentration ou de maîtrise corporelle (posture et application pour écrire par exemple) et pour ne pas les confronter à des difficultés qui risquent d’entamer davantage une estime de soi déjà faible. Les aspects les plus matériels finissent par avoir un poids que l’on ne peut ignorer ; ainsi, dans un secteur très difficile, l’équipe pédagogique ne laisse pas les élèves emporter autre chose à la maison que le livre de lecture et un crayon noir car les outils du travail scolaire (achetés par la municipalité) seraient redistribués aux aînés qui manquent du minimum pour leur propre scolarité.

Au collège, les professeurs peuvent également avoir tendance à limiter leurs exigences, disent que les programmes ne sont pas faits pour leurs élèves mais ils disent aussi que les programmes sont nécessaires), ne demandent pas de travail à la maison (mais pourtant on en donne dans certaines disciplines, dans certains cours). Lors des observations menées sur le

45 Il convient de signaler que ces caractéristiques ne sont malheureusement pas l’apanage d’enseignants en ZEP mais se rencontrent aussi chez des enseignants en poste dans d’autres types d’établissement : le contexte social et familial de l’élève permet alors de compenser certains choix réducteurs.

terrain, au moment des échanges avec les professeurs, les inspecteurs entendent souvent les enseignants exprimer leur étonnement : les enseignants sont surpris qu’on discute avec eux de contenus, de didactique, de pédagogie, et pas seulement des problèmes sociaux, de gestion de classe, de violence, comme s’ils avaient oublié, ou plutôt relégué au second plan, la réflexion sur ce qu’ils ont à enseigner.

ƒ Et pourtant des enseignants qui réussissent

Mais, dans ce contexte de difficulté, les inspecteurs de toutes les disciplines témoignent de la réussite, souvent remarquable, d’enseignants en collège ZEP ou « ambition-réussite » ; parmi d’autres, deux exemples :

Académie de Nantes, collège éducation prioritaire, cours de SVT, classe de 4ème

N enseigne depuis (x années) dans cet établissement, classé en ZEP. Ce jour, avec 23 élèves de quatrième, nous achevons l’étude de la « machine Terre, notamment l’expansion océanique ».

N met très rapidement les élèves au travail, après un bref rappel des connaissances acquises récemment : plis, failles, subduction, collision, formation de chaînes de montagne. Une fiche d’activité propose de comparer le visage de la Terre, à moins 250 Ma, avec l’état actuel. S’appuyant sur leurs observations, les élèves posent le problème suivant : comment de nouveaux océans apparaissent-ils ? Des diapositives, des documents sur le golfe d’Aden, des fiches d’activité servent de supports à la recherche individuelle et en équipe. Le professeur, utilisant un modèle de tectonique, montre ce qu’est un fossé d’effondrement. Des schémas permettent de bien comprendre la naissance d’un jeune océan et la formation du plancher océanique. En fin de séance, les élèves émettent des hypothèses sur les conséquences de ces modifications de la Terre.

Jeune, souriante, N conduit sa classe avec beaucoup de dynamisme et d’aisance. Elle reste vigilante et maîtrise bien les relations qui se nouent au sein de la classe. Elle met rapidement ses élèves au travail sans discours inutile. L’ambiance de travail est très satisfaisante.

Des phases de travail individuel alternent, selon un rythme soutenu, avec des travaux d’équipe et des phases dialoguées collectives. Les élèves sont constamment en activité ; ils sont acteurs dans la construction du savoir.

Madame N. sait adapter son attitude et sa voix lorsqu’elle passe du collectif à l’individu. Elle apporte une aide personnalisée, appréciée des intéressés. (...)

Le cahier de texte, très soigné et à jour, présente le plan, les notions, les méthodes, les contrôles, les travaux à la maison. Les classeurs d’élève distinguent bien les connaissances exigibles et les activités. Le contenu scientifique est clair et structuré. Un léger retard dans la programmation, sans doute lié à la faiblesse des élèves, s’explique aussi par une durée exagérée de la première partie.

Madame N. effectue avec beaucoup de sérieux et de conviction, un travail remarquable auprès de ses élèves, plutôt faibles et difficiles. Responsable d’études dirigées en 6ème, elle leur apporte une aide méthodologique.

Madame N. possède des qualités humaines et pédagogiques qui lui permettent d’assumer pleinement sa mission d’enseignante dans ce collège situé en ZEP.

Académie de Versailles, collège éducation prioritaire, cours d’anglais, classe de 3ème

Tout au long de la séance Monsieur XYZ se montre exigeant, mais il donne en permanence aux élèves le sentiment que ce qu’il leur demande est on ne peut plus naturel, qu’il s’agisse de la correction linguistique ou des références culturelles. Tout porte pourtant à penser que même dans cette classe « européenne » peu d’élèves sont familiers d’Irving, de Bernstein ou de Berlioz ; mais ils adhèrent tous au projet du professeur parce qu’ils perçoivent bien qu’il s’appuie sur leurs capacités intellectuelles et leur assure la dignité qui convient dans ce domaine. Loin de toute démagogie, l’enseignement de Monsieur XYZ exige pour élever. C’est la marque d’un professeur de très grande qualité, conscient de tous les enjeux intellectuels éducatifs et sociaux de son métier, qui sait associer vraiment apprentissage de la langue et formation de l’esprit.

Il y a donc, en ZEP, des lieux où l’enseignement est de grande qualité, des professeurs qui réussissent à conduire leur classe en maintenant l’exigence des programmes. Mais ces

réussites ne vont pas de soi, elles ne tiennent pas non plus du miracle; elles dépendent en partie de la qualité de la formation continue, en partie de l’encadrement de proximité. La façon dont le contexte social pèse sur l’acte d’enseignement est à prendre en compte dans la réflexion sur la formation continue (voir ci-dessous) et sur l’accompagnement des enseignants (voir ci-dessous).