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La dédicace est un seuil et une adresse. Placée en dehors du roman et destinée au lecteur, elle n'est pas annexée au domaine du romanesque : le romancier veut y paraître

tel qu'en lui-même, et c'est donc déjà d'une fiction, non encore articulée, qu'il entend toucher de manière inaugurale et inédite le destinataire réel de son livre. Ce moment interlocutoire jouit par conséquent d'un statut particulier, et en quelque manière, paradoxal : il précède la fable alors qu'il est inclu dans le volume matériel du roman ; il reconnaît et accrédite l'existence de son allocutaire-lecteur là où, sauf exception, le discours du roman toujours feint d'ignorer son destinataire effectif… Ainsi, située en amont de la ligne de démarcation où commence l'histoire, en communication préalable et exceptionnelle avec un lecteur confirmé dans son existence d'individu extérieur et automne, la dédicace a ceci de curieux qu'elle s'invite dans un livre dénommé "roman", comme texte par nécessité inassimilable à l'univers de la fiction et comme fragment d'une parole auctoriale véritable c'est-à-dire distincte de la voix du narrateur raccordée au plan de la diégèse. Intruse par la place incongrue qu'elle occupe, étrangère en raison du propos de véridicté qu'elle prétend tenir, la dédicace est une concession faite au réel. Le lecteur en saura gré au romancier : attestant d'une existence enfin reconnu, indubitable, elle hisse le chétif lecteur au rang d'interlocuteur privé apte à "dialoguer" avec l'homme de lettres ! S'il y a effectivement là brisure d'illusion, rupture de l'enchantement, l’amateur de roman y consentira d'autant plus facilement qu'il la sait (par définition) liminaire, transitoire et brève, et qu'il y décèle en outre (par habitude livresque et culture romanesque), une posture attachée à la panoplie des procédés d'écriture en usage dans la prose de fiction. Aussi, l'"anomalie" postulée par la dédicace relève-t-elle d’une tournure énonciative finalement bien admise. Elle reconfigure pourtant un rapport romancier-lecteur d'ordinaire distant voire inexistant, non explicitement pris en charge par le texte, en un face à face déclaré, de caractère oral et discursif, entendu comme un tête-à-tête à dimension pragmatique ; cette situation d'énonciation contrastée (puisqu'elle constitue l'ouverture d'un roman par convention principalement conduit par un narrateur désolidarisé du romancier-créateur comme du lecteur-récepteur) bénéficie donc d'un capital de crédibilité qui la rend admissible aux yeux du public. Tout semble aller de soi si l'on rappelle que la dédicace, comme n'importe quel paratexte satellite d'une fiction, n'est que l'expression réalisée d'un code dont le lecteur connaît les règles et interprète les intentions (ouvertes ou tecites). La latitude du romancier rencontre la connivence du

liseur : la possibilité d'accoler au roman un fragment extradiégétique de régime dialogué dépend d'une convention intériorisée par un public averti. Ce qui de prime abord semblait irréductible au monde romanesque s'incorpore donc plutôt bien à l'univers de la fiction : somme toute, la greffe dédicatoire au roman est sans douleur ni rejet ...

C'est qu'en marge d'un convention qui sait jouer de l'écart entre mensonge et vérité, il faut envisager l'emploi particulier d'un avant-texte qui de manière oblique, réintroduirait l'invention là où elle devait avoir définitivement déserté la place... De fait, rien n'atteste que le je de la dédicace se réfère expressément à l'auteur signataire du roman, ni que de manière symétrique, le tu de son destinataire présumé vise le lecteur en vérité. L'émetteur et le récepteur présents dans l'interlocution dédicatoire ne sont pas, malgré les apparences du dialogisme, des individus existants : des instances textuelles, des voix énonciatives qui

simulent des personnes réelles. Ce qui semble se passer autour, (au-dessus) du roman proprement dit n'est peut-être qu'un autre roman (miniature déportée à la proue du récit principal et qu'il gouverne par la feinte...), dont les deux personnages seraient des valeurs

d'identité auctoriale et lectoriale... De la dédicace, le code donc ne suffit pas : il faut y intégrer sa possible fictionnalisation. De fait, la conviction vériste qui commande le régime dédicatoire s'accommode fort bien d'un tel détournement : son propos débarrassé de l'ancrage référentiel (mais d’un autre côté jusqu'où va la pertinence d'une lecture qui amputerait la dédicace de toute espèce de fixation au réel ?...) peut être analysé comme un "dialogue" médité dans un esprit d'invention et d'imitation. Car, et par-delà les trompeuses machinations qu'il complote au seuil du roman, le mimétisme de la dédicace redéfinit malgré tout un auteur, un lecteur et une conversation, autrement dit des statuts et des contenus d'ordre extradiégétique que l'approche de la maîtrise (magistrale et discipulaire) rejoint et recoupe. N’impose-t-elle pas et comme à dessein le portrait d'un auteur parlant, la silhouette d'un lecteur écoutant et la courbe d'une parole transmise, dans le cadre préparatoire à la lecture d'une oeuvre de fiction, précisément dévolue à l'histoire d'une relation entre un maître et son disciple ?...

Le lecteur était abstrait, intemporel et immatériel, sans trace dans le roman et interdit d'existence textuelle : le voici désormais référable à un tu, interlocuteur visé et destinataire prévu.

L'écrivain était inexistant, caché sous la fiction ou très loin posté derrière l'histoire : le voici assimilable à un je, meneur d'un jeu de parole, doté d'une existence d'intellectuel et fort d'une présence tutélaire.

voici exorté d'un rappel à la réalité de sa réception, désormais en contiguïté avec l'espace et le temps du lecteur qu'il ne feint plus d'ignorer comme son indispensable allocutaire, au contraire prêt à exercer sur lui un pouvoir d'adresse et une parole de persuasion. Aussi, la dédicace réunit-elle les conditions d'un lien de maîtrise extradiégétique. Son placement premier, sa nature ostensiblement a-fictionnelle et son système énonciatif la désignent comme le produit d'une construction discursive qui, par redistribution des rôles de l'écrivain, du public et du roman, prémédite un nouveau rapport romanesque et assigne un statut magistral à l'avant-texte. L'objectif de ce chapitre est de montrer que Paul Bourget l'énonce comme un vis-à-vis maître-disciple réuni pour la passation d'un magistère.

Un premier point propose un ensemble de notations relatives au langage d'auteur tel qu'il se rend perceptible dans les interstices d'une dédicace qui institue, ex abrupto, le régime interlocutoire, le contenu didactique et la symbolique magistrale d'un plaidoyer, d'une instruction et d'une mobilisation. Il signale l'articulation des magistères romanesque et paratextuel, la puissance créatrice d'un tu dont le discours transforme le lecteur profane en lecteur-disciple et renchérit sur le stéréotype d'une jeunesse en besoin de mentor, enfin l'horizon de la lecture de la dédicace à travers les éléments d'annonce véhiculés par la quatrième de couverture et la clôture du roman assimilée à une conclusion idéologique par le thème de la mort des personnages.

Un second temps traitera de la rétrospection historique et de la politique citationnelle en oeuvre dans une préface, écrite pour une légitimation magistrale et une affirmation discipulaire, au carrefour ambivalent qui prend le risque de rapprocher jusqu'à les amalgames la référence littéraire et l'étalon moral...

Ces deux pistes resteront solidaires d'une problématisation générale qui évalue la

dialectique de maîtrise sous l'analyse essentiel d'une interposition livresque à fonction détentrice, médiatrice et captatrice.