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1 Décadence et contre-décadence : d’un imaginaire à l’autre

Il n’y a pas de décadence au point de vue de l’humanité. Décadence est un mot qu’il faut définitivement bannir de la philosophie de l’histoire. Celui qui envisage la totalité de l’esprit humain ne sait pas ce que sait la décadence.

RENAN

Pierre Citti23 a montré que la sensibilité décadente est à saisir comme un élément d’imagination sociale plus qu’un fait d’histoire nationale. Sa réalité l’apparente ainsi aux phénomènes de la croyance collective. Comme toute certitude admise ou toute évidence partagée, elle évolue de l’état d’opacité diffuse, souterraine et insaisissable, à celui d’une cristallisation ponctuelle, saillante et affichée, tantôt occulte et rampant, tantôt déclaré et patent. Son mode d’existence, instable et volatil, est celui de la vie de l’esprit et de ses abstractions : pour une large part, elle existe indépendamment du réel, à côté des faits et de leur logique historique qu’elle escorte plus qu’elle n’explique…

La décadence est à comprendre comme une conviction collective, et deux précisions chronologiques l’attestent.

Il est notable que pas moins d’une décennie s’écoule entre « l’Année Terrible » et les premières déclarations de la décadence littéraire, période intercalaire que caractérisent, au contraire, le sursaut défensif et la mobilisation générale des esprits, la revanche, la renaissance, bref un universel laboremus, comme si la littérature du pays se

mettait à suppléer les déficiences militaires, dans une fonction de relais fictionnel et moral…

Par exemple, c’est dans le journal La Renaissance (titre - programme !) du 1er mai 1872 que Victor Hugo déclare :

Oui, mes jeunes confrères, oui vous serez fidèles à votre siècle et à votre France […].Même quand vous en semblerez le plus éloignés, vous ne perdez jamais de vue le grand but : venger la France par la fraternité des peuples, défaire les empires, faire l’Europe. Vous ne parlerez jamais de défaillance ni de décadence. Les poètes n’ont pas le droit de dire de mots d’hommes fatigués.

Parole vigoureuse et revigorante d’un aîné à ses cadets, d’un homme de lettres parlant du haut du pinacle à des littérateurs adolescents, emblématique de la posture de l’intellectuel engagé et du mentor responsable, par la bouche de qui advient une parole de chef.

Une rapide analyse suffit à identifier l’interpellation hugolienne comme une parole magistrale. L’apostrophe liminaire avec ses relais pronominaux instaure une connivence d’autorité entre des écrivains épigones et leur chef de file. Les infinitifs substantivés et le présent gnomique, aux accents généralisants et simplificateurs, confèrent au propos sa force d’évidence. Le jeu des répétitions construit un martèlement sémantique et rythmique proche du phrasé oral dont le mimétisme entend restituer la proximité, la chaleur et l’authenticité. Enfin, le lexique géo-politique, parce qu’il est inextricablement mêlé à l’assertion morale, révèle une source énonciatrice au fait des affaires présentes et publiques, significativement campée sur une position doublement légitimée (comme celle de Bourget préfaçant Le Disciple), qui rend le romancier doublement compétent : sensible à la politique du moment et soucieux d’une éthique de toujours. Par sa thématique (la lutte conte le défaitisme et l’esprit de renoncement) et sa pragmatique (affilier et mobiliser un lectorat), ce fragment de texte, axiologique et interpellatif, annonce par la voix tutélaire de Hugo quelques-uns des paradigmes idéologiques et rhétoriques de la parole magistrale des années 90, elle aussi, mais en son temps propre, magistère et messianisme de refondation morale.

Du reste (comment s’en étonner ?), la littérature scolaire joue elle aussi son rôle dans ce relèvement national et moral. Le très célèbre manuel de Bruno, Le Tour de la France par deux enfants. Devoir et patrie (1877), ne témoigne-t-il pas de l’intention de « présenter aux enfants la patrie sous ses traits les plus nobles et de la leur monter grande par l’honneur, par le travail, par le respect profond du devoir et de la justice »24 ?

Au message émis et intercepté entre hommes de lettres jeunes et vieux, parvenus et postulants, se superpose donc en ces années d’après-guerre, la leçon d’un même ressaisissement adressé aux enfants et aux jeunes. Le discours patriotique se réalise ainsi sur deux échelles, au sein de l’élite et jusqu’aux frontières du pays.

Agissant dans le cadre de l’institution pédagogique, et selon la logique du réseau d’intellectuels – sur les deux dimensions du cercle fermé et de l’espace national –, un unique magistère se déploie, concepts et vocables apparentés. Cette unité (réelle ou fantasmée ?) d’un commun destin réforme en tout cas et en profondeur le statut de l’écrivain (désormais romancier-pédagogue), l’image du destinataire de la littérature (désormais lecteur à conformer) et la fonction du texte de fiction (désormais livre de socialisation et manuel de civisme).

Seconde précision : les images et les discours de l’esprit décadent se thématisent bien avant 1870 et l’effondrement national, sous le Second Empire précisément. C’est à l’époque baudelairienne en effet que, cumulant les images d’un bas-empire fondé sur le paradigme romain (despotisme, orgie, bassesse mercantile), le règne de Napoléon III cristallise aux yeux des républicains et des monarchistes les jugements de décadence.

Selon Pierre Citti25 « il est très curieux de voir que, littérairement, 1880 semble suivre 1869. Ces jeunes gens du Parnasse, Verlaine et Mallarmé, sont restés presque inconnus pendant dix ans. La jeunesse des cafés littéraires vers 1879 - 1883 (Hydropathes, Fumistes, Zutistes, etc.) rappelle tout à fait celle que Paul Arène décrit dans Jean des Figues, (1870). Le pessimisme de Flaubert et de Baudelaire n’a pas attendu Schopenhauer, et sans lui la vogue du « philosophe bouddhiste » en France serait difficile à comprendre. En somme, pour une grande part, le mouvement « décadent » commence avant 1870, et on dirait que la défaite en a retardé l’éclosion. » On ne repère donc pas de corrélation rigoureuse entre défaite et décadence, entre l’humiliation nationale et le désarroi public d’un côté, l’apparition d’un univers littéraire décadent de l’autre. Ni concomitance ni causalité.

Pourtant, et quel que soit le degré d’autonomie du phénomène littéraire relativement au réel historique, il n’en sécrète pas moins sa propre contestation, précisément attisée autour des années 1890, c’est-à-dire au moment où Le Disciple,

L’Ennemi des lois, et Les Nourritures terrestres voient le jour. Si la décadence n’est pas une notion historique rigoureuse, analysable en terme de consécutivité événementielle, le

sentiment d’être en décadence, lui, est une manière capitale pour les contemporains de situer leur histoire et d’interpréter leur présent ! Le diagnostic de décadence26 alors porté par Bourget dans ses Essaisde psychologie contemporaine est signe des temps : non pas un produit de nature strictement contingente qui résulterait d’une chaîne historique causale, mais plutôt un indice d’ambiance. Lequel va bientôt définir, par la vertu même de la définition qui entérine un concept en lui trouvant une formulation stable, une nouvelle façon d’aborder le fait littéraire, de s’éprouver littérateur et de concevoir son lecteur.

Bourget, Barrès et Gide, considérés en 1889, 93 et 97, apportent donc leur contribution à un moment où l’imagination récuse l’imaginaire décadent qui avait régné au long de la précédente décennie. Il s’agira pour nous de marquer et de préciser les singularités et les infléchissements dont ces auteurs autoproclamés pédagogues colorent leur appartenance à un mouvement de rénovation, étant entendu qu’adossées à un imaginaire combattu, les propositions magistrales qu’ils formulent relèvent elles aussi – comme par nature – d’un contre-imaginaire.