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PARTIE II : LES METAMORPHOSES DU SQUELETTE A L’EPOQUE

B- De l’équité à l’aspérité de la fossoyeuse

« Je renouvellerai la tradition : il ne s’agit plus de refaire le cortège macabre imaginé par l’Église pour servir à l’édification des âmes dévotes […] mais de montrer le visage inégalitaire de la honteuse Camarde !236 ».

Durant l’époque médiévale, le squelette macabre évoque le caractère universel et égalitaire de la mort qui emporte, sans distinction hiérarchique, les représentants de la société d’ordres. Au XIXe siècle, le collectif se subordonne à l’individu et l’homo hierarchicus laisse place à l’homo aequalis. La Noblesse, le Clergé et le Tiers-État sont remplacés par de nouvelles classes sociales : la classe dirigeante bourgeoise, la classe moyenne et la classe ouvrière. A l’époque contemporaine, les mutations politiques, culturelles et sociales engendrent une métamorphose des attitudes devant la mort. La « privatisation de l’existence237 » génère des inégalités devant la mort et la « classe inférieure », c’est-à-dire la classe ouvrière, subit les affres de sa condition sociale. Sous l’Ancien Régime, le thème de la danse macabre représentait l’égalité de tous devant la mort. Il ne prenait pas en compte l’impact de la qualité de vie sur le décès prématuré des vivants. Au XVIIIe, le naturaliste Georges-Louis Buffon ira jusqu’à affirmer que « si l’on fait la réflexion que […] le riche, le pauvre, l’habitant de la ville, celui de la campagne, si différents entre eux par tout le reste […] ont chacun le même intervalle de temps à parcourir entre la naissance et la mort ; [on peut dire] que la différence des climats, des nourritures, des commodités, n’en fait aucune à la durée de vie [et que] la durée de vie ne dépend ni des habitudes, ni des mœurs, ni de la qualité des aliments238 ». Il faut attendre le renouvellement du thème au XIXe siècle pour que les inégalités devant la mort, et plus précisément, les inégalités devant la vie soient dénoncées. Dans sa lithographie Les arènes législatives ou les ruines de la Chambre en 2870, Honoré Daumier (1808-1879) dénonce les inégalités du système judiciaire français. En effet, pendant que les indigents meurent en masse à cause de leurs conditions de vie, les bourgeois opulents votent des lois, des réformes et des amendements. Ici, le lithographe français personnifie les inégalités devant la vie sous les traits de la mort239.

236 KAENEL Philippe, « La danse macabre de l'ouvrier et du soldat : Edmond Bille face à la Première Guerre

mondiale », in Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, 2003, p.9. [En ligne]. [Consulté le 15 juin 2018]. Disponible sur : https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=cmo-001:2003:19::59

237 LAURENT Alain, Histoire de l’individualisme, Paris : PUF, 1993, p.46.

238 BUFFON Georges-Louis, Histoire naturelle de l’homme, Bruxelles : Th. Lejeune, 1829, p.58.

239 DAUMIER Honoré, « Les arènes législatives ou les ruines de la Chambre en 287 0 », in Le Charivari, n°138,

19 mai 1837. [En ligne]. [Consulté le 15 juin 2018]. Disponible sur : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53027044p.item

Figure LXXI : Honoré Daumier, « Les arènes législatives ou les ruines de la Chambre en 2870 », in Le

Charivari, n°138, 19 mai 1837.

En effet, à l’époque contemporaine, ce sont les populations les plus défavorisées qui sont exposées à une mort précoce. A titre d’exemple, lors de l’épidémie de choléra de 1832, 19.000 âmes périssent. Il s’agit majoritairement de populations indigentes situées en zone urbaine. Les conditions de vie insalubres, la vulnérabilité face aux maladies, l’absence de soins médicaux, et le rythme de travail, contribuent au décès prématuré des représentants de la classe ouv rière. Dans sa gravure sur bois, La Mort comme étrangleur. Première apparition du choléra lors d’un bal masqué à Paris en 1831, l’artiste allemand Alfred Rethel (1816-1859) représente la mort de masse dans les milieux défavorisés. En effet, les cadavres qui jonchent le sol semblent appartenir à des classes sociales « inférieures ».

Figure LXXII : Alfred Rethel, La Mort comme étrangleur. Première apparition du choléra lors

d’un bal masqué à Paris en 1831, Dresde : H. Bürkner, 1851240.

En France et en Allemagne, le thème réapparaît durant le conflit franco- prussien de 1870. En effet, 139.000 soldats français et 51.000 soldats prussiens perdent la vie durant les affrontements guerriers. Face à ce constat, les artistes francophones et germanophones se manifestent. Les belligérants sont accusés d’avoir causé la mort d’une pléthore de soldats au profit de leurs intérêts personnels. Dans sa lithographie Un cauchemar de M. von Bismark, Honoré Daumier, représente la Mort en train de remercier ironiquement Otto von Bismarck pour cette « récolte » de cadavres. Considérée comme inique, la guerre franco- prussienne engendre un retour de l’imagerie de l’inégalité devant la mort. Ici, les finalités du conflit apparaissent comme arbitraires et les victimes de la guerre comme des marionnettes du pouvoir politique.

Figure LXXIII : Honoré Daumier, « Un cauchemar de M. von Bismarck », in Le Charivari, 22 août 1870, lithographie, 24 × 22,3 cm, Museum Abteiberg Mönchengladbach.

Au début du XXe siècle, les inégalités sociales devant la mort refont surface. En effet, les conditions de vie du milieu ouvrier sont déplorables. Les hommes travaillent près de dix heures par jour pour un salaire de misère, et les femmes et les enfants décèdent de malnutrition ou de maladies pulmonaires. Dans sa série de gravures, Elle, l’artiste Albert Besnard (1849-1934) dénonce la surmortalité des vivants dans les milieux défavorisés.

Figure VXIV : Albert Besnard, « Lequel ? », « La mort charitable », « Indifférente », in Elle, 1900- 1901, lithographies, Musée des beaux-arts de la ville de Paris.

Dans la gravure Indifférente, Albert Besnard représente un travailleur agricole qui meurt seul, au détour d’un chemin, dans l’indifférence la plus totale, piétiné par la Mort. Dans les gravures Lequel ? et La mort compatissante ou charitable, l’artiste français dénonce la vulnérabilité des classes sociales les plus pauvres face à la mort. Côté suisse, la thématique de l’inégalité devant la mort n’est exploitée qu’à partir de la Grande Guerre. Dans sa série Une danse macabre, Edmond Bille représente la surmortalité des ouvriers et la menace constante qui plane sur les employés agricoles. En effet, que la mort soit collective ou individuelle, les classes sociales les plus défavorisées sont en sursis face au spectre de la Mort.

Figure LXXV : Edmond Bille, « Les ouvriers », « Le paysan », in Une danse macabre, 1919, chromolithographie.

En définitive, si le thème de l’inégalité devant la mort apparaît au XIXe, c’est parce que les sociétés modernes se sont intronisées sur un système faussement égalitaire. En effet, malgré la disparition de la société d’ordres, la bourgeoisie remplace la Noblesse, la classe moyenne remplace le Clergé, et la classe ouvrière remplace de Tiers-État. Par conséquent, lors des épidémies, des guerres, et des crises politiques et sociales, ce sont les représentants du peuple qui sont les plus exposés à la mort. Cette inégalité devant la vie et devant la mort engendre une résurgence du caractère satirique de la danse des morts. Le squelette macabre n’incarne plus l’égalité de tous devant la mort, il devient la proie des dessins d’actualité qui s’en servent comme un exutoire. Dès lors, le squelette incarne les « victimes » de la société contemporaine. Il représente les vices, les inégalités économiques et sociales, les déboires du pouvoir politique. A l’époque médiévale, le rictus sardonique du squelette servait à avertir les vivants de l’arrivée ex abrupto de la mort. La satire sociale de la danse macabre permettait aux vivants d’utiliser l’image comme memento mori pour se purger des angoisses eschatologiques. Au XIXe siècle, la tendance s’inverse. Le rire intervient comme une arme redoutable contre le pouvoir politique et le squelette macabre devient la risée des vivants pour mieux disqualifier les actions politiques, économiques et militaires des hauts dignitaires de la société.