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Pour une datation des différents types de chaînes sur Jérémie

CHAPITRE 1 : PRÉSENTATION DES CHAÎNES EXÉGÉTIQUES GRECQUES,

V. Pour une datation des différents types de chaînes sur Jérémie

Au début de la première partie de son étude des chaînes exégétiques grecques sur les Psaumes, G. Dorival rappelle les différentes opérations qui permettent d’écrire l’histoire des chaînes : d’abord le repérage des chaînes dans les manuscrits ; ensuite la description de chaque chaîne repérée avec la mise en valeur des éléments qui lui sont propres ; puis l’établissement des relations entre les chaînes ainsi décrites, qui permet d’esquisser une chronologie relative et partielle de la production caténale ; enfin la datation et la localisation des compilations analysées. G. Dorival souligne la difficulté de cette dernière opération, puisque les chaînes sont en général l’œuvre de compilateurs anonymes et qu’elles nous sont transmises par des manuscrits qui peuvent être postérieurs de plusieurs siècles à l’époque de leur confection368.

Pour tenter de dater et de localiser une chaîne, il faut d'abord étudier les éléments concernant le caténiste, observer ensuite les auteurs cités par la chaîne, afin d'obtenir un terminus a quo, puis les témoins manuscrits de la chaîne, afin d'obtenir un terminus ante quem. Enfin, dans un dernier temps, il faut essayer de trouver d'autres critères pour préciser, au sein de cette période, la date de naissance de la chaîne.

A. Origine de la chaîne à auteurs multiples sur les quatre grands

Prophètes

1) Le caténiste

M. Faulhaber a cherché à identifier l’auteur de la chaîne grâce au titre qui précède le prologue à Isaïe dans le Parisinus gr. 159 : Provlogo" tou' logiwtavtou kai;

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paneugenestavtou kurou' jIwavnnou tou' th'" Drouggariva" eij" to;n makavrion jHsai?an369. Le problème de ce titre est qu'il ne se trouve qu’en tête d’un seul des quatre prologues de la chaîne sur les grands prophètes et dans un seul manuscrit. L'information qu'il nous donne est donc très isolée et peu convaincante. D'autre part, ce Jean Drungarios ne nous est absolument pas connu par ailleurs, même si l'on peut supposer, d’après son titre370, qu'il s'agit d'un dignitaire de la cour de Constantinople.

2) Les auteurs cités

L’auteur le plus tardif cité par la chaîne à auteurs multiples sur Jérémie est Polychronius le diacre, qui a vécu au VIe s., mais dont les dates d’existence ne sont malheureusement pas bien connues. La chaîne n’aurait donc pas été composée avant le VIe s. Seuls huit extraits sont attribués à Polychronius sur l'ensemble de la chaîne. Il faut signaler la possibilité que sa présence soit liée à un phénomène d’enrichissement de la chaîne originale. On peut donc seulement dire que l’état final de la chaîne n’est pas antérieur au VIe s.

3) Les manuscrits

Les manuscrits de la chaîne à auteurs multiples qui nous sont conservés ont été copiés entre le milieu du Xe s. (Chisianus gr. 45) et la fin du XVIe s. (Pii II 18). La date de naissance de la chaîne est donc obligatoirement antérieure au milieu du Xe s.

La fourchette de datation ainsi obtenue est immense : la chaîne à auteurs multiples aurait été composée entre 550 et 950 ! Il faut avoir recours à d'autres critères pour essayer de préciser la datation et la localisation de notre compilation.

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M. Faulhaber, pp. 190-202.

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4) Autres critères

G. Dorival définit, à partir des types de chaînes existant sur le Psautier, différentes périodes dans l'histoire des chaînes : la période palestinienne (dès 540-550) illustrée par Procope de Gaza et pendant laquelle sont utilisés prioritairement des auteurs palestiniens (Origène, Eusèbe, Apolinaire), tandis que les autres auteurs sont cités à titre secondaire, puis la période constantinopolitaine (dès 700) avec la nouveauté de l'utilisation massive des œuvres de Jean Chrysostome et, quand elles n'existent pas sur le corpus en question, des œuvres de Théodoret. Le premier modèle constantinopolitain des chaînes est donc une chaîne dont l'auteur de base est Jean Chrysostome ou Théodoret de Cyr. La constitution des chaînes nécessite une bibliothèque riche, un milieu d'érudition, une présence chrétienne bien installée, tous éléments qui sont réunis à Césarée puis à Constantinople.

Comme la chaîne à auteurs multiples sur Jérémie utilise en priorité un commentaire de Jean Chrysostome, elle s'apparente au premier modèle constantinopolitain des chaînes et pourrait avoir été composée au début du VIIIe s., d’après les hypothèses de G. Dorival.

L. Vianès, pour dater et localiser la chaîne à auteurs multiples, a voulu seulement utiliser des indices internes tirés des noms d'auteurs et des prologues de la chaîne. Elle fait ainsi l'hypothèse que le caténiste est un monophysite : « le titre "le très saint Sévère" indique sans ambiguïté, à notre avis, que le caténiste qui en fait usage appartient à l'église monophysite »371. Elle pose ainsi le terminus a quo de 538, année de la disparition de Sévère d'Antioche, qui ne peut être qualifié de saint qu'après sa mort, et le terminus ante quem de 639, qui correspond à la défaite finale du monophysisme. L’hypothèse de l’appartenance du caténiste à l’Église monophysite lui permet enfin d’envisager deux localisations possibles : soit en Égypte, soit à Constantinople.

Si la chaîne à auteurs multiples a été composée en Égypte, ce n’est sans doute pas entre 538 et 575, puisque cette période a été marquée par la persécution impériale des monophysites en Égypte et la division du courant monophysite à Alexandrie qui a commencé avant même la mort de Sévère. Après la réconciliation des monophysites en 575,

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on note l’existence d'un centre intellectuel monophysite près d’Alexandrie, au monastère de l'Enaton. Les œuvres de Sévère y étaient probablement conservées, puisque l'évêque y avait vécu et qu'après sa mort, ses cendres y avaient été transférées, faisant de l'endroit un lieu de pèlerinage. C’est là qu’aurait pu être composée, selon L . Vianès, la chaîne à auteurs multiples sur les Prophètes.

Si la chaîne à auteurs multiples a été composée à Constantinople, elle l’a sans doute été sous le règne de Justinien (527-565), dans l'entourage de l’impératrice Théodora qui abritait de nombreux exilés dont des monophysites.

Ainsi, la naissance des chaînes sur les grands prophètes aurait eu lieu en Égypte à l’Enaton entre 575 et 639 ou à Constantinople, dans l’entourage de Théodora, entre 538 et 565.

Ces hypothèses de L. Vianès pour la chaîne à auteurs multiples paraissent très séduisantes. Ne peut-on pas cependant se passer de l’hypothèse du monophysisme ?

Puisque les extraits de Sévère ont un statut particulier, la précision de la source étant presque systématiquement donnée alors que c'est un fait rare dans la chaîne, on pourrait d’abord se demander s’ils n’ont pas été introduits au cours de la transmission de la chaîne, comme c’est le cas pour la chaîne sur l’Octateuque éditée par F. Petit372. La situation est toutefois bien différente : certains manuscrits de la chaîne sur l’Octateuque ne contiennent pas le corpus sévérien, ce qui plaide pour une insertion de ces extraits au cours de la transmission et non au stade de la rédaction, alors que dans la chaînes sur les quatre prophètes, tous les manuscrits contiennent les extraits attribués à Sévère. D’autre part, contrairement à la chaîne sur les quatre prophètes, les attributions à Sévère dans la chaîne sur l’Octateuque ne sont pas marquées par le rappel incessant de sa sainteté. La situation n’est donc pas identique.

Mais il faut ensuite signaler que Sévère n’est pas le seul Père de la chaîne à auteurs multiples à être qualifié de saint : c’est aussi le cas de Jean Chrysostome, Théophile d’Alexandrie et Cyrille d’Alexandrie. L’attitude du caténiste est-elle vraiment cohérente sur ce point ? Si le caténiste est un monophysite, le fait qu’il présente Cyrille comme saint ne doit pas surprendre, du fait de l’ambiguité de la formule de ce dernier pour définir le Christ

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« une seule nature du verbe incarné », qui peut être comprise soit au sens monophysite, c’est-à-dire « une seule nature », soit au sens chalcédonien, c’est-à-dire « une seule hypostase et deux natures ». En revanche, il est impossible de justifier, chez un monophysite, l’appellation de saint pour Jean Chrysostome et Théophile d’Alexandrie. Il est enfin très surprenant qu’Apolinaire de Laodicée, qui est cité à plusieurs reprises dans la chaîne, ne soit pas qualifié de saint, alors qu’il est le premier monophysite. Ainsi, il me semble qu’il est un peu artificiel de tirer argument de la sainteté reconnue à Sévère, quand cette qualité est attribuée à d’autre auteurs de la chaîne qui ne sont pas des chefs de file du monophysisme et quand elle ne l’est pas au précurseur de cette doctrine373. La raison pour laquelle le caténiste attribue le titre de saint à quatre seulement des quinze Pères qu’il cite me paraît difficile à expliquer. L’hypothèse du monophysisme en tout cas ne rend compte, à mon sens, que de certains des critères internes et non de leur ensemble.

B. Origine de l’abrégé de la chaîne à auteurs multiples sur les

Prophètes

L’abrégé a été composé entre la date de naissance de la chaîne intégrale et avant le dernier quart du Xe s., c’est-à-dire avant le plus ancien manuscrit qui nous est conservé : le Laurentianus V 9.

Selon L. Vianès, pour Ézéchiel, il ne s’agit pas d’une nouvelle chaîne, mais de la chaîne monophysite vigoureusement remaniée par un simple copiste. Elle précise que la révision a éliminé la moitié de la matière environ (30 scholies sur 57 pour les chap. 1-27) et dégage quelques principes qui ont guidé le choix : les fragments portant le nom a[llo" sont en général omis ; ont été conservés, avec un texte fidèle, presque tous ceux qui appartiennent à Origène ; les autres sont fréquemment excerptés et récrits, ou bien deux fragments d’auteurs différents sont fondus en un seul sous le nom du premier auteur. Il n’y a pas d’ajout de texte nouveau. Sur ce dernier point, il y a une grosse différence avec la chaîne abrégée sur Jérémie : j’ai repéré en effet plusieurs passages originaux et quelques extraits

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M. Fédou, « Monophysisme », in Dictionnaire critique de théologie, dir J.-Y. Lacoste, Paris 1998, pp. 755-757 ; M. Simonetti, « Monophysites », in Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, t. II, Paris 1990, pp. 1669-1673.

qui n’ont pas été empruntés à la chaîne intégrale, mais directement au Commentaire de Jean Chrysostome en tradition directe374. Du fait des trois principes qui définissent l’abrégé de la chaîne à auteurs multiples sur Jérémie : sélection, récriture et enrichissement, il faut considérer cette compilation comme l’œuvre d’un caténiste et non d’un simple copiste.

Cette chaîne a d’abord été appelée « chaîne de Nicétas », parce qu’un prologue en vers sénaires précède la collection de scholies sur Isaïe et donne le nom de Nicétas. En fait, celui-ci n’est pas le caténiste, mais le commanditaire de ces chaînes : Le Laurentianus V 9 appartient, avec le Taurinensis B I 2 (chaîne sur les Douze) et le Hauniensis GKS 6 (chaîne sur les livres de sagesse : Job, Proverbes, Ecclésiaste, Cantique, Sagesse de Salomon, Siracide), à un groupe appelé « Bible de Nicétas » et aurait fait partie d'un projet d'édition de luxe d'une Bible complète commandité par un personnage de la cour de Constantinople dans le dernier quart du Xe siècle : Nicétas375.

Le problème est de savoir si le manuscrit est aussi l’archétype de la chaîne abrégée, c’est-à-dire si le copiste de ce manuscrit est en même temps le caténiste de l’abrégé ou s’il reproduit une chaîne abrégée déjà existante. Comme il existe un autre manuscrit ancien de cet abrégé, le Laurentianus IX 4, datant du XIe siècle et témoignant d’un texte assez différent de celui du Laurentianus V 9, il serait plus juste de penser qu’il existait un témoin plus ancien de cet abrégé dont il est difficile de préciser la date de naissance.

C. Origine de la chaîne à deux auteurs sur le début du livre de

Jérémie

G. Dorival cite cette chaîne parmi les « fausses » chaînes à deux auteurs dans lesquelles, au lieu d'une alternance systématique entre les commentaires de deux auteurs, il y a un auteur « de base » qui est complété, pour certains passages, par un second auteur376. On pourrait penser que, dans la chaîne à deux auteurs sur Jérémie, l’auteur de base est Théodoret, dont le commentaire est donné en entier sur l’ensemble du livre de Jérémie,

374

Cf. « De la chaîne intégrale à la chaîne abrégée » infra, chap. 3 pp. 231-240.

375

Cf. supra, p. 61 ; H. Belting et G. Cavallo, Die Bibel des Niketas, ein Werk der höfischen Buchkunst in Byzanz und sein antikes Vorbild, Wiesbaden 1979.

376

tandis que des scholies de Jean Chrysostome viennent le compléter seulement sur les chap. 1-4. Cette chaîne antiochienne appartiendrait ainsi à la période constantinopolitaine des chaînes qui débute dès 700-750377. Si on la rapprochait de la seconde chaîne théodorétienne sur les Psaumes, qui utilise elle aussi comme auteur de base Théodoret et comme auteur complémentaire Jean Chrysostome, on pourrait, d’après les conclusions de G. Dorival, la dater des années 780-850378.

Toutefois, une analyse plus détaillée du texte de la chaîne me conduit à remettre en cause le statut de « fausse » chaîne à deux auteurs que G. Dorival lui accorde. En effet, malgré le fait que la chaîne est partielle, Jean Chrysostome est cité sur Jr 1-4 dans une alternance systématique avec Théodoret et non pas seulement pour le compléter : ses extraits sont tout aussi abondants que ceux de Théodoret et ils sont même donnés en première position après chaque lemme biblique. D’autre part, si on compare les extraits de la chaîne à la tradition directe des deux auteurs379, il apparaît que les textes de Jean Chrysostome et de Théodoret de Cyr sont tous deux au complet sur Jr 1-4 et qu’il y a volonté délibérée de la part du caténiste de les faire alterner. Comme ces deux critères sont propres aux « vraies » chaînes à deux auteurs, il me paraît finalement plus juste d’inclure la chaîne partielle sur Jr 1-4 dans cette catégorie.

Dans ce cas, il faut chercher à dater notre compilation d’après les hypothèses de G. Dorival pour les vraies chaînes à deux auteurs380. Comme celles-ci sont de véritables éditions synoptiques permettant de confronter deux commentaires anciens, il suggère qu’elles n’ont pu être élaborées que dans des milieux témoignant d’un intérêt et d’un respect tout particuliers pour les grands Commentaires patristiques. Les chaînes à deux auteurs, dans la mesure où elles citent l’intégralité des Commentaires, sont le fruit d’un véritable retour aux Pères caractéristique du premier humanisme byzantin (IX-Xe s.). La chaîne à deux auteurs sur Jérémie serait donc plus tardive que la chaîne à auteurs multiples sur les Prophètes et serait née vers les IX-Xe s., en tout cas avant le XIe s., date du plus ancien témoin manuscrit conservé qui nous la transmet (le Bononiensis gr. 2373).

377 Ibid., t. I, p. 29. 378 Ibid., t. IV, pp. 170-231. 379

Cf. « Les phénomènes de récriture » infra, chap. 3, pp. 265-275.

380

La datation des différents types de chaînes est un problème délicat et à peu près insoluble, comme en témoignent les pages précédentes. J’ai essayé de mettre en valeur les différentes hypothèses émises par les uns et les autres et de les appliquer prudemment aux trois types de chaînes existant sur le livre de Jérémie. Cette incertitude qui pèse sur la date de naissance des chaînes n’empêche pas d’en faire une étude approfondie. C’est justement une analyse du texte même, dans sa forme littéraire et ses tendances exégétiques, qui pourra nous donner des indices sur le projet du caténiste et sur le contexte dans lequel il a travaillé.

VI.

Le corpus prophétique de la Septante d’après le