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D/ Origine(s) de l’improvisation collective libre

3. Dahlhaus et la critique de l’improvisation

Carl Dahlhaus a consacré des analyses remarquables à ce retour de l’écriture d’action au cœur de la musique occidentale, que ce soit dans les partitions graphiques ou verbales, corrélé à un grand regain d’intérêt pour la pratique d’improvisation, notamment collective. Quelques remarques importantes parsèment à cet égard certains textes, d’abord indirectement, comme dans « La notation aujourd’hui » (1965) ou « Forme » (1966), puis plus directement, dans « La désagrégation du concept d’œuvre musicale » (1970-1971) et « Ehrard Karkoschka et la dialectique de la forme musicale » (1973) ; ces réflexions éparses trouvant leur synthèse dans « Composition et Improvisation » (1972)50. L’ordre des mots du titre de ce dernier article n’est d’ailleurs absolument pas anodin. Dans tous ces textes, il s’agit avant tout d’articuler le concept d’improvisation au contexte compositionnel qui est celui des années 1960.

Si Dahlhaus se saisit brusquement, et avec une certaine urgence (comme en témoigne le fait qu’il y revienne plusieurs fois, selon différents angles d’approche, dans une période assez resserrée), du problème de l’improvisation, c’est bien parce que celle-ci fait un retour remarqué sur le devant de la scène de la musique dite contemporaine, comme nous venons de l’indiquer précédemment. Autrement dit, ce n’est pas en tant que mode de production musicale, partagé par de nombreuses musiques traditionnelles ou par le jazz, que Dahlhaus aborde premièrement le phénomène de l’improvisation, mais en tant que symptôme d’une certaine crise de la composition occidentale classique.

Quel est donc ce contexte compositionnel ? Comment peut-on comprendre cette « tendance à l’improvisation » (Dahlhaus 2004 p. 192) qui se fait jour dans les années 1950-1960 ? Dahlhaus distingue au fil des textes cinq raisons possibles :

1) Une cause interne à l’évolution du langage musical : l’arrivée de l’improvisation, sous le nom de « forme ouverte » ou « musique aléatoire » serait le résultat direct d’une contradiction inhérente au sérialisme intégral51 qui prévalait jusque là. Il était en

50 Tous ces textes sont disponibles en français dans DAHLHAUS, Carl, Essais sur la Nouvelle Musique, Genève, Contrechamps, 2004.

51 L’agencement de tous les paramètres du son (durée, hauteur, intensité, timbre) selon le principe sériel (la série étant une succession pré-établie et invariable), là où le dodécaphonisme se contentait d’organiser les douze demi-tons de l’octave tempérée.

effet impossible de déterminer par les principes sériels, à la fois les détails d’un texte musical et sa forme générale, celle-ci n’étant que le résultat presque fortuit (non contrôlé en tant que tel par le compositeur) de mécanismes de détermination locaux. Il est alors apparu comme une conséquence logique de laisser effectivement la forme non-déterminée et d’en confier la responsabilité à l’interprète se faisant alors improvisateur de cette forme.

2) Une raison musico-culturelle : l’intérêt de plus en plus manifeste de la musique savante contemporaine pour le jazz, où l’improvisation joue le rôle que l’on sait, en tant que forme d’expression artistique à part entière.

3) Une raison idéologique : l’improvisation serait la dernière manifestation de la logique d’émancipation qui a prévalu à certains moments de l’histoire de la musique (le paradigme en étant l’émancipation de la dissonance des années 1910). Elle est une émancipation de la logique sérielle, en revalorisant la dimension de spontanéité inhérente à l’acte créateur, là où la musique sérielle l’avait au contraire détruit par son formalisme combinatoire hyper-rigide. L’espoir est alors que cette spontanéité soit synonyme de contenu musical nouveau, voire révolutionnaire.

4) Une tendance dadaïste : l’improvisation est un des moyens privilégiés de se débarrasser du concept d’œuvre musicale. Celui-ci est en effet lié à un certain mouvement dialectique, déterminant dans l’histoire de la musique occidentale, entre les notions de composition et de notation ; s’en prendre violemment à la notation jusque là en vigueur, c’est donc remettre en cause la pertinence même du concept d’œuvre musicale. On voit ainsi se multiplier les partitions verbales ou les partitions graphiques, qui grèvent l’une et l’autre le lien constitutif entre texte et œuvre. Les partitions verbales (Play ! de Christian Wolff, Aus den Sieben Tagen de Stockhausen, toutes deux de 1968), sont un avatar de l’écriture d’action, c’est-à-dire que le texte ne représente pas la structure de l’œuvre, l’évolution de configurations acoustiques au cours du temps, mais « prescrit les actions des exécutants » (Dahlhaus 2004 p. 141), un geste instrumental plus ou moins déterminé52. C’est donc évidemment le processus, l’exécution qui sont mis en avant au détriment de l’écriture du résultat. La partition graphique (December 52 d’Earl Brown) substitue quant à elle un rapport associatif53 au rapport objet-signe qui est traditionnellement celui en vigueur dans la notation de la musique classique occidentale. Dans les deux cas, ces partitions sont pensées comme

52 Une partition en tablature pour guitare ressort clairement de cette catégorie.

des incitations à l’improvisation ; et dans les deux cas, il s’agit de liquéfier un texte musical considéré comme réification résistante au flux de la création musicale authentique.

5) Une raison sociologique : le retour de l’improvisation va de pair avec la mise au premier plan de l’interprétation par rapport à la composition, peut-être paradoxalement, car comme le remarque Dahlhaus, les promoteurs de l’improvisation, qui sont les compositeurs de l’avant-garde, détestent précisément la pratique du concert qui a rendu ce mouvement possible. L’idée qui l’a emporté dans le public, c’est que ce qui importe vraiment dans la musique, c’est ce qui n’est pas noté, ce qui est au-delà des notes ; et c’est précisément ce que va offrir l’interprète. L’intérêt pour l’improvisation participe donc d’un intérêt plus général, qui est celui d’un public toujours empressé de mettre « l’accent sur l’exécution et non sur l’œuvre » (Dahlhaus 2004, p. 198).

Dahlhaus est évidemment très sceptique face à cette improvisation envisagée comme panacée censée résoudre tous les maux de la musique contemporaine. Il s’attache en particulier à montrer les contradictions inhérentes à l’idée même d’introduire l’improvisation dans la composition, voire de remplacer celle-là par celle-ci. Il propose ainsi les trois arguments suivants :

1) L’improvisation est marquée par la « dialectique de la spontanéité et de la formule toute faite » (p. 197). Faire confiance à l’improvisation, c’est donc prendre le risque de voir surgir une multitude de topoï, là où l’on attend au contraire inouï et nouveauté. 2) L’improvisation obéit au « principe d’économie » (p. 195), c’est-à-dire qu’elle ne peut pas développer de manière équilibrée les différents aspects musicaux (mélodie, rythme, harmonie, timbre…). Ceci se comprend bien en raison des limitations cognitives imposées à l’improvisateur, qui doit créer son discours sur l’instant. Au contraire l’improvisation est plutôt « monolithique. Elle se concentre presque toujours sur un seul élément » (ibid.). Le but de l’improvisateur est alors de créer des effets de surprise en travaillant sur ce seul élément, élément qui doit se détacher de manière remarquable du reste de la trame musicale, quant à elle plutôt statique ou répétitive (la grille harmonique du standard de jazz, qui tourne en boucle). Voilà pourquoi l’improvisation tend à « juxtaposer des effets momentanés » (ibid.), et donc trouve sa réelle puissance lorsqu’elle se « concentre sur le détail » (p. 196). D’où l’absurdité des

formes ouvertes, qui veulent faire au contraire reposer sur les épaules d’un interprète-improvisateur la construction de la forme, en s’appuyant donc précisément sur le point faible de l’improvisation.

3) L’improvisation tend à favoriser les aspects périphériques des configurations musicales (timbre et intensité) au détriment des aspects centraux (hauteur et durée), parce que ce sont précisément les paramètres travaillés de manière privilégiée par l’exécutant-interprète. Elle ne peut donc prétendre se substituer à la composition savante. Elle modifie en effet de manière drastique le rapport de l’auditeur à l’œuvre exécutée. Au lieu de présenter à celui-ci une configuration de hauteurs et de durées (constitutive de la structure de l’œuvre) à même de se solidifier et de se présenter comme « objet » à la conscience de l’auditeur, l’improvisation cherche, en survalorisant les paramètres non structurants, « à raccourcir la distance avec l’auditeur, ou même à la supprimer » (p. 138), l’auditeur devant se retrouver « impliqué dans le processus musical » (ibid.), directement dans le flux, dans la pure matière sonore54. Nous nous sommes permis de rappeler ici certains des aspects centraux de la lecture dahlhaussienne du phénomène d’improvisation car ils nous semblent particulièrement éclairants pour comprendre ce « succès » de l’improvisation auprès d’une certaine musique contemporaine. Mais si Dahlhaus insiste sur l’intérêt développé par la musique contemporaine pour le jazz, il ne rend néanmoins pas compte du remarquable phénomène de convergence qui se produit à partir de la fin des années 1960 entre le Free jazz et cette musique contemporaine faisant appel à l’improvisation. Il est pourtant certain que la similarité des préoccupations qui animaient alors les promoteurs de ces deux « mouvements » ne pouvait aboutir qu’à un rapprochement entre l’improvisation « afrologique » et l’improvisation « eurologique »55.

54 Selon une opposition de catégories assez classique, renvoyant directement à l’opposition platonicienne de la forme et de la couleur, qui voudrait que les hauteurs et les durées soient du côté de la forme, tandis que timbres et intensités seraient du côté de la matière.

55 Voir à ce sujet l’article de LEWIS, George, « Improvised Music after 1950 : Afrological and Eurological Perspectives », Black Music Research Journal, Vol. 16, n° 1, 1996. Ces deux néologismes renvoient à des systèmes de croyances, des ancrages socio-culturels, des communautés musicales spécifiques à chacune de ces deux « traditions ». Nous ne discuterons pas plus avant les thèses de Lewis, notamment la question de savoir s’il y a bien eu une sorte d’occultation (par l’historiographie dominante) des éléments proprement « afrologiques » qui ont irrigué le mouvement des musiques improvisées. Mais il montre également (LEWIS, George, « Afterword to « Improvised Music After 1950 » : The Changing Same », in FISCHLIN, D., et AJAY, H., éd., The Other Side of Nowhere : Jazz, Improvisation, and Communities in Dialogue, Middletown, Wesleyan University Press, 2004, pp. 163-172) les différences, musicales et idéologiques, qui ont existé au sein de la deuxième génération du Free jazz, entre la Free music largement européenne et les continuateurs afro-américains du Free jazz (comme l’AACM de Chicago) ; comme il l’explique très bien, la première rencontre organisée entre des musiciens issus de ces deux scènes, en décembre 1969 (ils s’ignoraient largement les uns les autres jusque là), n’a pas été de tout repos, malgré toutes les caractéristiques musicales partagées.

4. Convergences

C’est bien l’improvisation qui est au cœur de ce rapprochement, de cette convergence qui aboutit à la constitution de la Free music européenne et à ce qu’on appelle plus simplement par la suite « musiques improvisées » : logique de la liberté poussée à son terme dans le jazz et logique de la dissolution des notions d’œuvre et d’écriture dans la musique classique. Ces deux logiques se rejoignent sur le concept d’improvisation qui apparaît tout aussi central dans les deux domaines. Citons Denis Levaillant :

« Nous voici donc au début des années 1970, en présence de deux courants que tout devrait opposer, mais que beaucoup trop de similitudes rendaient soudain perméables l’un à l’autre. Le terreau de cet échange fut l’improvisation, au sens où elle devint pour beaucoup, de façon tout à fait évidente et sans aucun remords, la meilleure manière possible de trouver le jeu, donc la collectivité, donc le plaisir partagé. « L’œuvre ouverte » tend vers elle, on l’a vu, comme une utopie. Le jazz s’en sert, lui, comme nécessité quotidienne » (Levaillant 1996, p. 52).

Cela aboutit à la constitution d’un groupe de musiciens « mixtes », ayant pratiqué à la fois l’improvisation libre dans la droite continuité du Free jazz américain et la musique contemporaine auprès de certains compositeurs d’avant-garde : Michel Portal, Vinko Globokar, Jean-Pierre Drouet, Jean-François Jenny-Clark, pour se limiter aux musiciens s’exprimant principalement en France. Ce sont eux, entre autres, qui vont contribuer à donner sa couleur spécifique à la Free music européenne, qui ne se contentera pas d’être un pâle décalque du Free jazz américain56. Le jazz n’est plus la seule référence de ces improvisateurs, la musique savante contemporaine y occupe également une grande place, ce qui apparaît très nettement dans le vocabulaire utilisé, dans le refus presque systématique d’une pulsation continue (trop associée au jazz, justement) et dans un certain souci formel (ce que Denis Levaillant appelle le « surcroît de culpabilités formalistes »). Mais c’est dans la fusion de ces deux influences (le Free jazz et la musique contemporaine euro-américaine des années 1950-1960) qu’on doit rechercher la spécificité des musiques improvisées.

Un autre trait remarquable de cette Free music, ou de la deuxième génération du Free jazz, c’est la tendance très forte qu’ont les musiciens à se constituer en collectifs ou groupes (relativement stables) d’improvisateurs : le New Phonic Art (France), Circle, l’AACM et l’Art Ensemble of Chicago (Etats-Unis), le Musica Elettronica Viva (Italie), l’AMM

56 On sait que le jazz européen s’est toujours développé dans l’ombre intimidante de son grand frère américain. Il s’agissait avant tout pour les artistes européens d’imiter, le mieux possible, leurs aînés américains. Vincent Cotro a bien montré dans son livre Chants Libres que ce rapport change avec l’arrivée du free jazz : l’injonction de libération prôné par celui-ci est en quelque sorte prise au sérieux par les musiciens européens qui vont alors sortir de leur rôle d’émule.

(Angleterre)…57 Il ne s’agit clairement pas d’une musique de soliste mais d’une musique collective qui renvoie à un double mouvement de contestation : la contestation de la figure du

leader (en jazz) et celle de la figure du compositeur (musique contemporaine)58. Ces grands

collectifs d’improvisateurs sont moins répandus aujourd’hui, peut-être aussi parce que c’est l’idée même de rencontre qui est souvent privilégiée dans l’improvisation collective libre (cf.

supra). Mais le « petit groupe » (entre deux et cinq personnes) à la durée de vie parfois

éphémère reste quelque chose d’extrêmement présent sur la scène des musiques improvisées. Pour terminer sur ce point, ajoutons qu’au fil des années la référence au jazz s’est faite de plus en plus mince pour les musiciens pratiquant l’improvisation libre, de même que se sont assouplis les contraintes et le contrôle issus d’un langage post-sériel ; l’improvisation libre est presque devenue un genre en soi59 (la sphère, ou plutôt la nébuleuse, tant les contours en sont indéterminés, des « musiques improvisées »). Là où l’improvisation était une modalité de l’action musicale, partagée par de nombreuses cultures (musique occidentale, jazz, musiques extra-européennes), elle est maintenant plutôt pensée comme genre, mais un genre d’une nature assez paradoxale puisqu’à la fois singulier (doté de ses propres codes, conventions stylistiques, acteurs… et à ce titre identifiable comme tel : « c’est de l’improvisation », ce qui, surtout dans les années 1960 est aussi une des manières de désigner l’avant-garde) et pluriel (en ce qu’il revendique la perméabilité aux autres genres, la capacité d’accueillir les pratiques improvisées existantes, dans leur multiplicité).

Les musiques improvisées d’aujourd’hui sont, en quelque sorte, bien symptomatiques du post-modernisme musical qui naît dans les années 1980, tant dans le jazz où il prend la forme d’une réaction (retour à une esthétique post-bop après le Free jazz et la fusion) que dans la musique classique contemporaine où s’épanouissent ironie, distanciation et citation. Les membres d’un même groupe d’improvisation libre peuvent venir d’horizons extrêmement variés : jazz, composition contemporaine, musique électronique, rock, hip-hop, musiques traditionnelles. Les improvisateurs se retrouvent donc face à un matériau culturel très riche

57 À ce sujet, il faut citer la toute récente thèse de Matthieu SALADIN, Esthétique de l’improvisation libre.

Étude d’une pratique au sein des musiques expérimentales au tournant des années 1960-1970 en Europe, Thèse

de Doctorat en Esthétique, Université Paris I, 2010. L’auteur y étudie dans le détail les activités des ensembles AMM, Musica Elettronica Viva et Spontaneous Music Ensemble avant d’en dériver quelques unes des caractéristiques esthétiques et politico-idéologiques (les deux ensembles de caractéristiques étant en fait intimement liés) de l’improvisation collective libre à cette époque.

58 Il ne faut pas bien sûr oublier le contexte socio-politique : l’idée même de vie en communauté comme expression du rejet d’un système économico-politique était assez répandue à la fin des années 1960…

59 Il est d’ailleurs intéressant de mettre en parallèle le fait que quelque chose comme un genre de l’improvisation apparaisse avec l’autonomisation croissante du concept d’improvisation, mobilisé de plus en plus fréquemment comme concept opératoire pour comprendre divers phénomènes (l’organisation sociale, la conversation, la réponse aux situations d’urgence…).

dont les règles, schémas et conventions, d’origine idiosyncrasique, peuvent être tour à tour adoptés librement. Cette dernière génération de la musique improvisée est donc traversée par la tension entre le souvenir des avant-gardes passées (Free jazz et Free music), expressions improvisées en phase avec un certain modernisme de la musique contemporaine, et la tentation du post-modernisme qui se greffe sur une identité nominale de pratique (l’improvisation) entre différentes cultures.

La sphère actuelle des musiques improvisées se caractérise donc par une grande hybridation des genres musicaux (classique, jazz, rock, acousmatique) et des cultures (toutes les traditions musicales « du monde »). Cette forme d’improvisation étant libre, « non-idiomatique », elle pourrait s’accommoder de tous les idiomes : voilà une position qu’il n’est pas rare d’entendre aujourd’hui. L’universalité n’est donc pas recherchée du côté d’un langage musical particulier mais du côté d’un mode d’expression : l’improvisation, truchement idéal des rencontres interculturelles de toutes sortes60. L’improvisation libre ne serait donc pas tant aujourd’hui une forme qu’un forum, un lieu où explorer les interactions stratégiques, conflictuelles et coopératives.

E/ L’improvisation collective libre comme « Western Improvised