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Il faut maintenant se poser la question de l’évolution des points focaux dans la perspective que nous venons d’indiquer, c’est-à-dire celle de la répétition de la situation de coordination. Nous suivons ici de très près l’article « The Evolution of Focal Points » de Ken Binmore et Larry Samuelson (2006)216. On se contentera néanmoins d’en reprendre les idées directrices sans entrer dans les détails formels de la démonstration dont la complexité dépasse de beaucoup l’usage que nous pourrions en faire.

On pourrait résumer le problème ainsi : comment les points focaux émergent-ils ? Par quels processus se constituent-ils en tant que tels ? Nous avons vu que les problèmes de coordination de la « vraie vie » étaient toujours accompagnés de cadres qui relient les actions au contexte dans lequel le problème est affronté ; et que grâce à ces cadres, les joueurs pouvaient réussir à se coordonner dans un jeu de pure coordination (on se rappellera l’exemple fameux de « Grand Central Station » que donne Schelling).

Comment le point focal surgit-il de l’information donnée par le cadre?

L’idée centrale, c’est qu’un problème de coordination réel comporte un nombre très imposant de propriétés, et qu’il est donc assez courant de se retrouver submergé par les informations. En effet, toutes ces propriétés sont susceptibles de faire partie du cadre de représentation d’un agent donné, mais ce dernier ne sait pas par avance quelles seront les propriétés pertinentes, celles qui précisément l’aideront à résoudre le problème de coordination. Il faut donc pour rendre compte de la nécessité du choix parmi toutes ces informations introduire l’idée de « coût de la détection » (costly monitoring). Il est clair qu’il est couteux, en termes d’attention, de prendre en compte une information fournie par le contexte : cela traduit l’idée simple que traiter une information, dans un environnement qui en fournit abondamment, ne peut se faire qu’en ignorant quelque chose d’autre (en raison de ressources cognitives nécessairement limitées). Cela est d’autant plus net quand ce traitement de l’information doit se faire en temps réel, avec la pression supplémentaire de devoir réagir immédiatement à l’information reçue, ce qui est typiquement le cas dans l’improvisation collective libre.

Binmore et Samuelson considèrent donc que chaque problème de coordination cache en fait un problème de détection, qu’on peut formaliser par un « jeu de détection » (monitoring

game), jeu de coordination impure217. Si l’on introduit une nouvelle constante c, qui serait le

216 BINMORE, Ken et SAMUELSON, Larry, « The Evolution of Focal Points », Games and Economic

Behavior, Vol. 55, n° 1, 2006, pp. 21-42.

217 Dans un jeu de coordination impure, les joueurs peuvent obtenir davantage s’ils coopèrent (s’ils choisissent la même stratégie). Mais la coopération peut échouer parce que chaque joueur dispose d’une alternative plus sûre,

coût pour prendre en compte cognitivement un nombre n de propriétés, et que l’on déduit ensuite ce coût du gain espéré global, on se rend compte qu’il peut être rapidement désavantageux de prendre en compte un trop grand nombre de propriétés. Cela montre clairement que le rapport entre l’opération de cadrage (déterminer les propriétés de la situation actuelle que l’on considère comme pertinentes et qui font donc partie de notre représentation cognitive du problème) et l’efficacité de la coordination sur des points focaux n’est pas si évident que cela. Dans notre cas, cela signifierait par exemple que l’analyse acoustique très fine que tente un musicien se fait au détriment de sa réactivité, et donc que la prise en compte d’un grand nombre d’informations n’a finalement pas été un bon « investissement » musical pour lui.

Binmore et Samuelson proposent donc de remplacer les jeux de pure coordination par des jeux de prise en compte (dans lesquels les premiers sont compris), et donc de remplacer un problème de sélection d’équilibre par un autre. Mais l’intérêt est alors de considérer l’attitude des joueurs lors de ces jeux de prise en compte comme le résultat d’un processus culturel ou biologique (clairement culturel dans notre cas) plutôt que d’un choix conscient, et d’ainsi introduire des considérations issues de la théorie des jeux évolutionnaire. Il n’est pas utile pour nous de rentrer plus avant dans la démonstration de Binmore et Samuelson qui montrent que les joueurs tendent à sélectionner des choix de prise en compte non optimaux. Le problème n’est pas que les joueurs utilisent mal l’information qu’ils ont à leur disposition, ni qu’il y a un décalage entre ce qui est efficace individuellement et ce qui est efficace collectivement, mais bien qu’ils sélectionnent un équilibre où le gain total espéré ne contrebalance pas le coût initial de la prise en compte. Du coup, sous le poids de l’évolution, ce sont les stratégies où la prise en compte est relativement peu intense qui sont privilégiées, justement pour éviter ce genre de situation contre-productive ; mais alors la prise en compte de l’environnement est trop peu intense pour être vraiment optimale.

Le cadre théorique que nous venons de tracer montre bien le lien problématique qui unit environnement, cadre et point focal. On utilise l’information du cadre (qui est la manière dont on se représente le problème) pour trouver des points focaux. Mais le problème est alors celui de la constitution du cadre, constitution largement inconsciente pour laquelle, s’il faut en croire Binmore et Samuelson, nous tendons à être inefficaces. Ces idées d’attention, de coût de la prise en compte sont essentielles pour penser une situation comme celle de

qui ne requiert pas que les deux joueurs accomplissent la même action pour fonctionner. Cette stratégie est dominante en terme de risque (risk-dominant), c’est-à-dire qu’elle est la meilleure stratégie possible si l’on veut éviter tout risque.

l’improvisation, où le temps de la réflexion se superpose à celui de l’action, où le temps de l’écoute est aussi celui du faire.

« Les théoriciens des jeux ont traditionnellement fait abstraction des effets de cadrage pour créer un monde dans lequel la question de savoir quelle est l’attitude rationnelle peut être étudiée sans distraction. Cet article part dans l’autre sens en interprétant le choix de la quantité d’attention que les joueurs vont consacrer au cadrage du jeu comme un coup dans un jeu évolutionnaire qui inclut le jeu de pure coordination de la théorie des jeux traditionnelle. Le résultat est un jeu dans lequel les forces de l’évolution tendront à sélectionner des intensités de prise en compte insuffisamment hautes218 » (Binmore et Samuelson 2005, p. 24).

L’idée derrière cela est très simple : supposez qu’un mutant qui prend davantage de choses en compte envahisse une population « normale ». Même si cette prise en compte plus fine pourrait être intéressante, il sera le seul à payer un surcoût tout en ne pouvant espérer un gain supérieur (étant le seul de son espèce). Inversement, et pour des raisons symétriques, une population de mutants est très sensible à l’invasion par des gens « normaux »219.

Ce genre d’analyse pourrait donner raison aux critiques de l’improvisation que nous évoquions ci-dessus. Dans l’urgence de l’improvisation, les musiciens ne peuvent prendre en compte toutes les informations sonores qu’ils souhaiteraient (sous peine de contre-productivité, voire de paralysie) ; ils en sont réduits pour éviter ce risque à ne retenir dans leur cadre que les traits les plus saillants (précisément ceux dont le coût est le plus faible), peut-être aussi les plus grossiers, les plus simplistes. Et s’il y a un lien essentiel entre l’enchaînement réussi de points focaux et construction de la forme, alors on peut comprendre qu’un certain scepticisme puisse régner envers l’improvisation libre.

Binmore et Samuelson ne prennent néanmoins pas en compte un critère qui ne paraît pas pourtant improbable : celui de l’atténuation du coût de prise en compte face à la grande répétition du même jeu. Il est en effet plausible que des improvisateurs chevronnés, bien que toujours soumis à la même problématique de superposition de l’écoute et du faire, aient suffisamment automatisé leur pratique pour que le coût de prise en compte des choses évidentes soit presque réduit à zéro, et que par conséquent il leur soit laissé la possibilité d’être plus attentif aux traits subtils et moins saillants.

218 « Game theorists have traditionally abstracted away framing effects in order to construct a world in which the question of what constitutes rational behavior can be studied without distraction. This paper moves in the other direction by incorporating the choice of how much attention players choose to pay to the framing of a game as a move in an evolutionary game within which the pure coordination game of traditional game theory is embedded. The result is a game in which evolutionary forces will tend to select inefficiently low monitoring intensities ».

219 Cela est dû aux tendances de l’évolution à sélectionner des équilibres dominant en terme de risque

(risk-dominant) plutôt qu’en terme de gain (payoff-(risk-dominant) dans les jeux de coordination impure. Plus les joueurs

sont incertains quant aux décisions des autres joueurs, plus ils choisiront la stratégie qui a la base d’attraction la plus large (et qui n’est pas forcément celle qui pourrait aboutir aux gains les plus importants).

Il n’en reste pas moins que c’est un événement doté d’une saillance nette qui a le plus de chance de faire apparaître un point focal stable (susceptible donc d’être utilisé à nouveau par les improvisateurs) : cet événement doté d’une saillance nette, nous l’appellerons un

marqueur formel. Nous verrons par la suite en effet le rôle privilégié que ces marqueurs

peuvent jouer dans la construction collective de la forme en temps réel. Quoi qu’il en soit, nous sommes donc renvoyés in fine à l’importance de la notion de saillance. Les points focaux de l’improvisation collective libre ne peuvent exister sans saillance, sans certains événements qui sont dotés d’une telle prégnance que leur coût de prise en compte cognitif est presque nul.

Si l’on récapitule, on peut donc dire que :

1) L’improvisation collective libre est une suite de problèmes de coordination répétés un très grand nombre de fois et avec une très grande fréquence (puisque dès qu’il y a un changement quelque part, on considère qu’un nouveau test de coordination commence).

2) L’objet de la coordination pour les musiciens est essentiellement de parvenir à manifester la nature éminemment processuelle de l’improvisation et donc à bâtir cette forme séquentielle où enchaînements et transitions jouent un rôle central (en tant que porteurs du sentiment de nécessité et d’irréversibilité du devenir de cette musique informelle).

G/ Une formalisation du processus d’improvisation collective libre