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C/ Forme de l’improvisation collective libre et concaténationnisme Il nous faut donc maintenant répondre à l’alternative que nous posions ci-dessus : quelle

2. Du concaténationnisme de l’écoute au concaténationnisme de la forme

Il n’est pas question de rentrer plus avant ici dans la discussion de cette thèse concaténationniste, qui a suscité un vif débat dans la communauté des philosophes et psychologues de la musique anglo-saxons. On sait que Peter Kivy (2001)189 a notamment développé série d’arguments allant exactement en sens contraire, et défendant une position qu’on peut appeler architectoniciste ; Levinson (2006)190 y a d’ailleurs répondu plus récemment. Il s’agit maintenant d’expliquer pourquoi cette thèse, dont l’objet est l’écoute et la compréhension musicales, peut nous aider à comprendre la nature formelle de l’improvisation collective libre.

188 On peut avoir l’impression que la position concaténationniste nie toute pertinence à la notion de forme musicale (au sens des structures à grande échelle dans une œuvre donnée), et que donc l’idéal de la forme organique (tel qu’indiquée par l’hypothèse formaliste forte) n’est qu’une illusion. Il n’en est évidemment rien. Ce qu’il faut retenir, c’est que la conscience de la grande forme ne joue qu’un rôle mineur dans l’appréciation de la musique. Que l’œuvre soit bien construite est bien sûr nécessaire à la perception esthétique de la cohérence. Mais il ne faut pas se tromper de causalité : la construction d’une grande forme donne la condition de possibilité de la compréhension musicale (et donc du plaisir qui en découle) à l’œuvre dans la quasi-écoute (fluidité des différents moments musicaux en tant qu’unités, aisance de la saisie des transitions…) ; mais la conscience de cette construction n’ajoute rien (ou en tout cas pas l’essentiel) à la compréhension de cette œuvre. Dans cette perspective concaténationniste, c’est donc parce que l’œuvre est construite qu’on la comprend ; mais comprendre l’œuvre ne nécessite pas de comprendre la construction. La grande forme a donc (sans doute) une pertinence causale, mais (sans doute pas) une pertinence appréciative.

189 KIVY, Peter, « Music in Memory and Music in the Moment », New Essays on Musical Understanding, Oxford University Press, 2001, pp. 183-217.

190 LEVINSON, Jerrold, « Concatenationism, architectonicism and the appreciation of music », Revue

À en croire Alain Savouret, qui fut le fondateur de la Classe d’Improvisation Générative au CNSMD de Paris, il y a un lien indéfectible entre la dimension productive et la dimension perceptive dans l’activité d’improvisation libre. Voici ce qu’il en dit dans un entretien191 qu’il nous a accordé pour la revue Tracés :

« A. SAVOURET : Il ne s’agissait pas, dans cette classe, de formation à un genre spécifique de musique improvisée qui vivait bien sa vie (ses hauts et ses bas) sans enseignement, mais plutôt d’une pratique réflexive sur un mode de faire de la musique dont il est incontournable d’en dire qu’il est d’abord un mode d’entendre (du sonore, du monde), et que c’était cela qui était en jeu. L’improvisation libre n’est pas une technique qui s’enseigne, c’est une pratique de l’entendre, nous y reviendrons certainement.

TRACÉS : Pourquoi ce terme d’improvisation générative ? Que signifie-t-il exactement ? A. SAVOURET : Il fallait donc qualifier l’improvisation en question pour la différencier des improvisations idiomatiques déjà pratiquées au CNSMDP. Pour dire vrai, je me serais bien passé du terme « improvisation » lui-même, lui préférant celui d’ « invention » , à la fois plus général et fondamental, renvoyant à « dé-couvrir », sous entendant qu’un musicien improvisateur « dé-couvre » sa propre musique dans l’acte d’improvisation libre. Pour des raisons d’organisation administrative des cursus, Marc-Olivier Dupin devenu directeur tenait à ce qu’un terme relativement plus lisible soit présent pour l’apparition de cette classe dans l’établissement. Restait donc à qualifier l’improvisation en question : elle serait « générative » pour des raisons renvoyant non pas à quelque grammaire pareillement qualifiée, mais par souci de cohérence avec l’histoire électroacoustique que la démarche emprunterait pour une part. Pierre Schaeffer énonçait en son temps que « l’entendre précède le faire » ; il m’a semblé très opportun d’anamorphoser légèrement la formule pour l’adapter à la pratique improvisée libre, ce qui donnait « l’entendre génère le faire », marquant définitivement le terrain de toute effectuation musicale s’inscrivant dans le champ de « l’auralité » (de auris, l'oreille). La classe d’improvisation serait repérée dans l’établissement par cette qualification : la Classe d’Improvisation Générative était née. Il faut signaler qu'un malentendu s'était progressivement installé, faisant croire qu’un genre d’improvisation nouveau s’expérimentait alors qu’il ne s’agissait que de différencier administrativement cette classe d’improvisation des autres ; c’était bien l’improvisation libre qu’il s’agissait de mettre en œuvre, mais le qualificatif « libre » n’avait pas en interne le poids significatif qu’il a hors les murs d’un conservatoire de musique » (Savouret 2010, pp. 239-240).

Notons qu’Alain Savouret, quand il parle d’improvisation générative, parle bien d’improvisation libre, comme il le souligne lui-même. La remarque d’Alain Savouret concernant l’improvisation libre, « l’entendre génère le faire », semble très pertinente pour notre propos. En effet, si cette idée est correcte, alors on peut comprendre pourquoi l’hypothèse formaliste faible est l’hypothèse adéquate pour penser le mouvement formel de l’improvisation collective libre : c’est que la discrétisation imposée par la quasi-écoute se retrouverait par un lien génétique dans la production sonore de l’improvisateur. Nous avons,

191 SAVOURET, Alain, « Enseigner l’improvisation. Propos recueillis par Clément Canonne », Tracés, n°18, 2010, pp. 237-249.

dans le même numéro de Tracés, soumis cette idée à Jerrold Levinson192, qu’il n’a pas semblé désapprouver :

« TRACÉS : Dans votre article en quasi-hommage à Wittgenstein, « Musical thinking »

(Levinson 2003), vous distinguez les formes de pensées musicales inhérentes à la composition, à l’interprétation et à l’improvisation (disons à l’activité musicale poïétique en général) de celles inhérentes à l’écoute (l’activité esthésique). Vous dites même que ces formes de pensées diffèrent fortement : suivre (comme quand on suit attentivement une mélodie) serait l’activité première de l’écoutant, tandis que l’improvisateur aurait à cœur de générer (créer de la musique sur le moment). Bien sûr, comme vous le rappelez, les choses ne sont pas si simples, et les différentes formes de pensée s’interpénètrent dans les différentes activités. Que pensez-vous alors de cette belle définition de l’improvisation collective libre (appelée parfois improvisation générative, justement) du compositeur Alain Savouret : « L’entendre génère le faire » ? Pensez-vous également que dans le cas de l’improvisation collective (libre, qui plus est), on puisse carrément subordonner ainsi la pensée génératrice, qui est celle de l’improvisateur, à la pensée qui appartient en propre à l’écoutant ? En fait, si l’on acceptait cette idée, on pourrait presque dire que le cas de l’improvisation musicale libre, où la forme est souvent extrêmement séquencée, quasiment narrative, constitue une preuve indirecte de votre thèse concaténationniste ! Ce serait alors parce que l’on écoute une réalité acoustico-musicale de telle manière (concaténationniste) que l’on produit en improvisant une musique qui a précisément ces caractéristiques formelles (ou plutôt informelles).

J. LEVINSON : L’essentiel, me semble-t-il, est de reconnaître qu’il y a une différence grosso

modo entre la pensée poïétique (ou générative) musicale et la pensée esthésique (ou réceptive)

musicale, même si en pratique ces deux modes s’entrelacent et se chevauchent, et aussi se relayent à tour de rôle, dans presque toute activité musicale. Quant à la remarque frappante (je ne peux pas toutefois la considérer vraiment comme définition) qui tient que dans le cas de l’improvisation collective libre « l’entendre génère le faire », on peut dire, comme vous le suggérez, que la pensée générative est d’une manière subordonnée à la pensée réceptive qui, en suivant de près ce qui surgit à chaque moment, est menée presque inéluctablement à une continuation ou une prolongation convenable.

Vous me posez finalement la question de savoir si l’espèce de forme qui se dessine ou se dégage le plus souvent et le plus naturellement à l’occasion d’une improvisation collective libre, de caractère linéaire, séquentiel et quasi-narratif, ne constitue pas une confirmation indirecte de la thèse concaténationniste. En effet, du moins pour ce genre de musique ! Et comme vous le proposez également, s’il en est ainsi, c’est probablement parce que la façon dont les musiciens suivent ce courant musical spontané et imprévisible est à mettre en parallèle avec la manière dont ils poursuivent et dont ils alimentent ce flux collectif, toujours naissant et renaissant » (Levinson 2010, p. 220).

Dans le cas de l’improvisation collective libre, à l’écoute concaténationniste correspondrait donc une forme concaténationniste, de type « séquentielle », procédant moments par moments, l’enjeu pour les musiciens étant alors de faire sentir la nécessité et la cohérence des enchaînements, la finesse des transitions, la pertinence des articulations, l’implication réciproque des moments contigus. Mais pour qu’il en soit ainsi, il faut que notre prémisse initiale soit correcte, c’est-à-dire qu’il y ait bien un lien direct entre l’activité de perception et l’activité de production dans l’improvisation.

192 LEVINSON, Jerrold, « De la philosophie de l’action à l’écoute musicale. Propos recueillis par Clément Canonne », Tracés, n° 18, 2010, pp. 211-221.