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La détention provisoire : une “ présomption de fait de

“ En matière judiciaire, la morale a souvent le visage des évidences trop faciles et les oripeaux de la présomption de culpabilité256” – Eric Dupont-Moretti [63] Du point de vue purement philosophique, la détention préventive ne peut pas être justifiée : si tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été reconnu coupable, il n’est pas permis de priver de sa liberté celui contre lequel il n’existe encore que de simples préventions et de lui appliquer une mesure qui, au fond, ne diffère pas de celle à laquelle il serait soumis si sa culpabilité était déclarée257 .

Pour l’ancien ministre de la Justice belge, la détention provisoire repose sur un paradoxe. En effet, on applique à une personne encore présumée innocente la privation de liberté la plus importante de notre arsenal juridique, dont les effets sont identiques, voir plus importants, que ceux d’une peine d’emprisonnement258. Il paraît pertinent de s’interroger sur les notions de peine et de détention provisoire afin d’en déterminer les différences et les similitudes. La peine est une sanction, c’est-à-dire une conséquence, qui découle d’une déclaration de culpabilité prononcée par un tribunal compétent à la suite de la commission d’une infraction. La peine est tournée vers le passé dans le sens où elle s’attache à une infraction déjà commise. D’ailleurs, la Cour suprême a déjà eu l’occasion d’affirmer qu’on ne pouvait pas voir dans la peine d’emprisonnement l’objectif de réhabilitation259 . La détention provisoire est également en lien avec une infraction, puisqu’elle ne peut être appliquée qu’à une personne mise en examen. Toutefois, au stade de la

255 Jean PRADEL, L’instruction préparatoire, Cujas, 1990, p. 561. 256 Eric D

UPONT-MORETTI et Stéphane DURAND-SOUFFLAND, Condamné à plaider, coll. Bête noire, Michel Lafond, 2012.

257 Exposé des motifs présenté par Victor Tesch, ministre de la Justice, Doc. parl., Ch.

repr., séance du 23 juin 1851, n° 228, pp. 1-2 .

258 L. A

UBERT, préc., note 29, p. 18.

259 Voir notamment les arrêts suivants : R. c. Proulx, [2000] 1 RCS 61 (CSC), en ligne :

<http://canlii.ca/t/527c> (consulté le 7 septembre 2018); R. c. Gladue, [1999] 1 RCS 688, en ligne : <http://canlii.ca/t/1fqp1> (consulté le 7 septembre 2018).

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détention provisoire, et c’est là toute la différence avec la peine, la réalité des éléments constitutifs de l’infraction et la responsabilité de l’auteur n’ont pas été établis par un tribunal. En effet, bien que le placement en détention provisoire requiert, à la fois en France et au Canada, des indices de culpabilité, il ne s’agit pas de prouver une culpabilité à ce stade. Par ailleurs, le Professeur Jean Carbonnier affirme qu’il ne devrait pas y avoir, à cette étape, de préjugés sur la question de la culpabilité du prévenu260. Pour lui, la restriction des droits qui découle de la détention provisoire est forcément injuste si elle est appliquée à une personne présumée innocente. Il propose donc de s’inspirer du Code de procédure pénale italien, et de proposer un cadre neutre “ d’inculpé261”. Ainsi, le prévenu détenu ne serait ni présumé innocent, ni présumé coupable. En ce sens, la détention provisoire se rapproche plus de la mesure de sûreté, qui elle se définit selon le Doyen Carbonnier comme une “ précaution prise contre des individus que leur infraction a révélés comme socialement dangereux262”.

[64] Il voit en cette mesure une dualité. Ainsi, la détention provisoire se tourne tout autant vers le passé que vers l’avenir. D’une part, tout comme pour la peine, qui, teintée de la philosophie rétributiviste de Kant, tend à punir pour réparer un mal commis; dans le cas de la détention provisoire, on veut s’assurer de cette répression. On peut percevoir dès lors une idée de “ rétablissement de la tranquillité publique”, qui s’apparente à une “ pré-peine263”. C’est ainsi que pour le Professeur Faustin Hélie, la détention provisoire est une “ mesure nécessaire”, car elle est la garantie de l’exécution de la peine264. Dans les différents objectifs de l’article 144 du Code de procédure pénale ou de l’article 515(10) du Code criminel, certains tendent à éviter le risque de fuite du prévenu. Pour le Doyen Carbonnier, ce risque de fuite naîtrait du fait que la peine est une souffrance que l’homme chercherait naturellement à éviter. Ce dernier est d’ailleurs très critique envers cet objectif dès lors qu’il ne considère pas que la détention provisoire soit une mesure

260 J. CARBONNIER, préc., note 65, p. 800. 261 Id., p. 801. 262 Id., p. 830. 263 Id. 264 Id., p. 808.

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utile pour éviter ce risque265. Selon lui, il y aurait plus de risque que l’inculpé ait la volonté de fuir face à une détention provisoire qui est “ indéterminée et indéterminable” que face à une peine “ déterminée et souvent plus indulgente266”. Il propose une coercition sur l’esprit plutôt que sur le corps, à travers une aggravation de la peine pour le délinquant qui se serait soustrait à la justice. En ce sens, le député Bernard Coulon proposait d’ailleurs un allongement de la prescription de la peine267. Toujours tournée vers le passé, la détention provisoire peut avoir comme objectif d’assurer la marche du procès en en prévenant le danger de collusion. Le doyen Carbonnier est également critique sur ce point, car pour lui, ce danger peut également émaner des proches, qu’on ne pourrait se résoudre à tous emprisonner. Ainsi, le juge serait suffisamment armé face à ce danger pour l’éviter grâce aux perquisitions, aux saisies, aux possibilités d’intercepter les correspondances ou encore de réaliser des interrogatoires rapidement268. La détention provisoire serait finalement, pour le professeur, “ le laboratoire de l’aveu269”. La mesure aurait donc pour but de faire avouer des personnes dont la culpabilité n’aurait pas pu être établie en l’absence de preuve270. D’autre part, d’autres objectifs que poursuit la détention provisoire semblent regarder vers l’avenir, puisqu’ils servent à prévenir la commission de nouvelles infractions. On retrouve ici l’empreinte de la pensée utilitariste conceptualisée par plusieurs auteurs tels que Bentham ou encore Beccaria. Pour ces derniers, la sanction devait revêtir une certaine utilité en prévenant toute récidive. La détention provisoire, lorsqu’elle a pour but de prévenir la commission d’une nouvelle infraction, agit comme une “défense sociale contre l’état dangereux de l’inculpé271”. Cela renvoit dès lors davantage au concept de mesure de sûreté. Mais une fois de plus, la ressemblance entre cette mesure et la peine est frappante. En effet, on observe dans les objectifs de détermination de la peine, tels que celui de la réinsertion, des visées thérapeutiques ou pédagogiques qu’on peut retrouver dans 265 Id., p. 814. 266 Id. 267 Id., p. 815. 268 Id., p. 826. 269 Id., p. 828. 270 Id., p. 829. 271 Id., p. 830.

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le but de la détention provisoire.

[65] Cette mesure, qui se devait d’être exceptionnelle, est donc utilisée comme réponse à des problématiques d’ordre social, dans une visée de plus en plus sécuritaire272. Pour l’avocat général Damien Vandermeersh, le recours à la détention provisoire s’est petit à petit banalisé. Il explique ce phénomène par le fait qu’il s’agirait d’une “ question de culture au sein tant du pouvoir judiciaire que de l’opinion publique273”. Comme nous avons pu le voir plus tôt, la France et le Canada connaissent tous deux une hausse de prévenus incarcérés. Il apparait que la détention provisoire est utilisée plus largement lorsque les questions sécuritaires sont présentes dans les débats. Le législateur français, en réaction aux menaces terroristes de ces dernières années, a durci à la fois le droit pénal et la procédure pénale. Alors que le filet pénal s’agrandit, notamment par la création de nouvelles infractions en matière de stupéfiants ou de terrorisme, ainsi que par une augmentation des peines, le recours à la détention provisoire s’élargit également. Les procédures prévues par le Code de procédure pénale ou le Code de la sécurité publique tendent à devenir de plus en plus liberticides, à travers, par exemple de nouvelles mesures en matière terroriste ou encore par l’allongement de la durée de la détention provisoire dans certains cas. Alors que les discours politiques tendent souvent à s’alarmer sur une hausse de la criminalité, l’idée d’une nécessité d’adopter de nouvelles lois plus sévères grandit au sein de la population. Le sentiment d’insécurité est fréquemment nourri par des idées reçues, selon lesquelles nous vivrions une période d’accroissement de la violence. Dès lors, la détention apparait comme la solution parfaite et immédiate pour la gestion des risques.

[66] Certaines formes de délinquance suscitent de tels émois que les voix s’élèvent afin que les personnes soupçonnées soient mises hors d’état de nuire. Si ce n’est pas le cas, revient souvent l’idée d’impunité et d’une “ justice laxiste274”. Il suffit de jeter un regard sur la trop célèbre affaire d’Outreau, pour laquelle la

272 L. A

UBERT, préc., note 29, p. 30.

273 Id., p. 31. 274 Id., p. 240.

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population et les médias se sont érigés contre les dix-sept accusés, dont on peut dire que le droit au respect à la présomption d’innocence a été bafoué. Aux yeux de la population et des médias, ces personnes ont été davantage présentées comme “ présumées coupables”, et, dans cet emballement, la majorité d’entre elles ont été placées en détention provisoire, pour être ensuite acquittées275. C’est donc à travers la mise à l’écart immédiate du “ présumé coupable” que la sécurité publique parait garantie pour une grande partie de la population. Par ailleurs, au Canada, la Cour suprême a déjà pu s’exprimer sur le fait que la majorité de la population, non avertie, avait tendance à réagir de manière trop “ viscérale”. Ainsi, dans l’affaire Saint-Cloud, les juges affirment que :

S’agissant tout d’abord de la perception du public, comme on le sait, face aux criminels ou aux criminels en puissance, une large partie du public canadien adopte souvent une attitude négative et parfois passionnée. Elle veut se voir protégée, voir les criminels en prison et les voir châtiés durement. Se débarrasser du criminel, c’est se débarrasser du crime. Elle perçoit alors indûment le système judiciaire et celui de l’administration de la justice en général comme trop indulgent, trop mou, trop bon pour le criminel. Cette perception, presque viscérale, face au crime n’est sûrement pas celle sur laquelle le juge doit se fonder pour décider de la remise en liberté276.

[67] Bien que non pertinente, puisque passionnée, la perspective de la population a malheureusement un impact sur le processus décisionnel menant à la détention provisoire. C’est ce qu’ont cherché à démontrer de nombreux auteurs canadiens, souhaitant trouver une explication à une croissance inquiétante du recours à la détention provisoire depuis le milieu des années 1980277. Constatant que cette hausse n’avait aucun lien avec le taux de criminalité, qui, au contraire, était en baisse depuis les années 1990, ils se sont intéressés à “ la question du risque dans la sphère pénale278”. En d’autres termes, ces chercheurs ont souhaité

275 Pour plus d’informations, voir : Leila M

ARCHAND, « Comment l’affaire d’Outreau a ébranlé la justice française », Le Monde 2015, en ligne : <https://www.lemonde.fr/les- decodeurs/article/2015/05/19/comment-l-affaire-d-outreau-a-ebranle-la-justice-

francaise_4636450_4355770.html> (consulté le 6 juillet 2018).

276 R. c. St-Cloud, préc., note 62, par. 75 76. 277 L. AUBERT, préc., note 29, p. 92.

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évaluer les facteurs que les juges prennent en compte dans leurs décisions, afin d’estimer le rôle que joue la question du risque. Pour cela, ils ont interrogé plusieurs juges, procureurs de la Couronne et avocats dans trois palais de justice québécois279. Au-delà de la constatation étudiée précédemment selon laquelle le processus décisionnel est le fait de plusieurs acteurs, et marginalement le fait du juge; il est apparu aux auteurs une “ logique d’évitement des risques280”. En effet, les juges ne décident d’une mise en liberté sur remise d’une promesse à comparaître que très rarement, préférant ainsi la remise en liberté avec conditions ou l’emprisonnement. Les auteurs ont également observé le fait que les juges avaient tendance à assortir leurs décisions de remise en liberté de nombreuses conditions très contraignantes, qui parfois, n’avaient pas ou peu de lien avec l’infraction pour laquelle le prévenu était poursuivi281. La Professeure Françoise Vanhamme affirme à ce sujet que pour les juges, au-delà des directives émanant de la hiérarchie, les pressions les plus importantes allant dans le sens contraire à une mise en liberté étaient celles des médias282. Celles-ci toucheraient ainsi à la fois les procureurs de la Couronne et les juges, qui tendraient pour l’un à s’opposer à une mise en liberté, et pour l’autre à rendre une ordonnance en ce sens. En effet, en cas de récidive faisant suite à une mise en liberté, les médias ont tendance à s’embraser. Pour le Juge Roy “ ça a amené beaucoup de procureurs de la poursuite puis, dans une certaine mesure je pense, aussi les juges à être beaucoup plus prudents avant de remettre en liberté quelqu’un qui peut représenter un certain danger283”. La Professeure Françoise Vanhamme nomme ce phénomène le “ principe de précaution” qui consisterait dans le fait “d‘éviter d’avoir à se justifier d’une mise en liberté suivie de la commission d’un crime, alors qu’une mise en détention l’aurait empêchée”.

[68] Beaucoup de juges, conscients de cette problématique, la critiquent tout en continuant d’emprisonner ou d’exiger des conditions contraignantes. Le Juge M,

279 Pour en savoir plus : Laura AUBERT, La détention préventive : comment sans sortir ?, Larcier,

2017, p. 92 et suivantes. 280 L. A UBERT, préc., note 29, p. 101. 281 Id., p. 102. 282 F. VANHAMME, préc., note 27, 39. 283 Id.

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du palais de Justice de Montréal affirme en effet que « La chose la plus facile à faire, c’est d’exiger la détention. Pour un juge aussi, la chose la plus facile à faire, c’est détenir. Tu ne prends jamais une chance quand tu détiens284». Cette réalité est un problème lorsqu’on la confronte au droit fondamental à la liberté285. Ce principe de précaution a pour conséquence un report de responsabilité dans la chaine décisionnelle au Canada. En effet, les policiers tendraient à laisser la responsabilité de la remise en liberté à la Couronne, qui elle, sera plutôt portée à s’y opposer, ouvrant donc la voie vers une audience d’enquête sur la mise en liberté. C’est ainsi que les auteurs Webster, Doob et Myers parlaient en 2009 d’une “ culture d’évitement du risque”. Le Juge Roy confirme cela : “ à l’époque où j’étais procureur de la Couronne, on les prenait les décisions, on la prenait la chance, le risque, on assumait nos décisions. Aujourd’hui, les gens (…) sont peut-être moins prêts à prendre ce risque là et préfèrent se faire valider par l’autorité286”.

[69] En France également, la commission de suivi de la détention provisoire tente d’expliquer l’augmentation du nombre de prévenus détenus. Elle serait le fait, dernièrement, du contexte terroriste. En effet, la commission affirme qu’ “au-delà des poursuites en matière de terrorisme, on peut supposer que les magistrats ont été incités à prendre moins de risques pour le maintien en liberté ou la remise en liberté de prévenus dont le profil peut être rapproché de celui de personnes ayant été impliquées dans des affaires de terrorisme ou d’apologie du terrorisme287 ». Pour autant, le Doyen Carbonnier n’était pas moins critique de la situation antérieure en France, qui apparaît comme fort similaire. En effet, pour lui “la peur des responsabilités des magistrats instructeurs joue immanquablement au détriment de la liberté, car ils craignent davantage de se perdre aux yeux de leurs supérieurs en laissant échapper un délinquant que de se déconsidérer aux regards des théoriciens en incarcérant – nous ne disons pas : à tort, mais : inutilement – un inculpé288.” Tout comme le Magistrat Christian Guéry, le Doyen Carbonnier

284 L. AUBERT, préc., note 114, par. 14. 285 F. V

ANHAMME, préc., note 27, 40.

286 Id., 41.

287 COMMISSIONDESUIVIDELADETENTIONPROVISOIRE, préc., note 26, p. 31. 288 J. C

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propose d’encadrer plus strictement le recours à la détention provisoire en modifiant la loi. Il faudrait en effet limiter la liberté qui est laissée au juge d’incarcérer si facilement289.

[70] Après avoir relevé, en l’étudiant à travers nos deux systèmes juridiques français et canadiens, le paradoxe d’une privation de liberté à l’encontre d’une personne encore présumée innocente, il est apparu que l’effectivité de certains droits de la défense se trouvaient fortement affectée par la procédure pénale et son application dans le cadre de la détention provisoire. En effet, nous avons pu constater que la question de culpabilité du prévenu se posait bien avant son procès, dès le stade de la décision de placement en détention provisoire, et était influencée par une sur-médiatisation, et une pression importante de l’opinion publique. Il convient dès lors de s’interroger sur l’incidence de cette décision sur le processus de détermination de la peine. En effet, si au stade de la question sur la culpabilité, la détention provisoire atteint les justiciables dans leurs droits, qu’en est-il lorsque les juges doivent se prononcer sur la peine ?

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Partie II - La détention provisoire : une atteinte au droit à un