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PARTIE I 17 juin 1940 – 8 novembre 1942 : Sous Vichy ou sous l'Occupation, une jeunesse

Chapitre 1 – 1940 : Le scoutisme à l'épreuve de l'armistice et de ses bouleversements

I. Des départs ponctuels vers l'Angleterre : une première résistance qui peine à se faire

Le départ pour l'Angleterre pourrait constituer chronologiquement le premier acte de résistance, contre l'armée d'occupation d'une part, puisqu'il s'agit de fuir son arrivée, son autorité et de s'organiser à l'extérieur du territoire pour lutter contre elle ; et contre le régime de Vichy d'autre part, qui se soumet à l'autorité allemande par les clauses de l'armistice du 22 juin. Il s'agit, sinon de suivre le général de Gaulle, alors encore relativement inconnu, d'adopter le même choix que lui, à savoir quitter la France pour poursuivre la guerre en dehors du sol français ou dans les colonies ralliées à la France libre. Ces premiers départs transforment ces hommes en « Français libres », c'est-à-dire en « communauté des Français qui, à partir de juin 1940, se groupèrent hors de France autour du général de Gaulle »94. Ainsi, un Français libre est un engagé volontaire sous les ordres du

général de Gaulle, du 18 juin 1940, jour de l'appel radiophonique, au 31 juillet 194395. Néanmoins,

ce sont ici les tous premiers ralliements des Français à l'Angleterre, durant l'été 1940, que nous étudions – les suivants seront examinés au quatrième chapitre96.

Le général de Gaulle, sous-secrétaire d’État à la guerre depuis le 5 juin, est à Londres le 9, afin de discuter avec le Premier ministre britannique Churchill de la situation militaire française. Il

94 Crémieux-Brilhac Jean-Louis, La France libre : de l’appel du 18 juin à la Libération, Paris, Gallimard, 2014, p. 33 95 Le 31 juillet 1943, les Forces Françaises Libres (FFL), sous l'autorité du général de Gaulle, et l'Armée d'Afrique,

sous celle du général Giraud, fusionnent afin de former l'Armée de libération. 96 Chapitre 4, p. 144

y retourne également le 14 juin. En France, le président du Conseil Paul Reynaud démissionne le 16 juin devant la défaite des armées françaises et l'avancée des troupes allemandes sur le sol national. Philippe Pétain, jusqu'alors vice-président du Conseil, dernier maréchal en vie et très largement connu et remarqué pour ses victoires durant la Grande Guerre, remplace Reynaud : le 17 juin, son gouvernement entre en fonction et demande l'armistice à l'Allemagne97. De Gaulle, de passage à

Bordeaux où le gouvernement s'est replié, retourne à Londres le soir même. Relativement peu connu en France, il prononce alors un discours le 18 juin – qui ne devient célèbre qu'ultérieurement – appelant à poursuivre les combats et à prendre contact avec la Grande-Bretagne pour continuer la lutte. Cet appel n'est pas particulièrement entendu et n'occasionne pas de départs massifs vers l'Angleterre : le 14 juillet 1040, de Gaulle passe en revue 3 000 hommes98. En Angleterre et dans

l'Empire, les effectifs des Forces Françaises Libres (FFL) comptent, à la fin de l'année 1940, plus de 4 500 hommes pour l'armée terrestre, 3 200 marins, et moins de 200 aviateurs99.

Sur les 309 individus étudiés ici, 15 hommes, soit 4,8% de la population étudiée, rejoignent l'Angleterre entre juin et juillet 1940 : ils constituent bien sûr une minorité, qui n'est pas représentative de la totalité de la population étudiée, mais c'est son extensionnalité qui rend cette minorité intéressante à étudier, afin de comprendre le parcours et les motivations de ces hommes et d'analyser comment le passage à l'acte – quitter la France, sa famille, ses études100 – est décidé et

mis en œuvre.

1. Militaires et Français vivant dans l'Empire : le faible impact du scoutisme sur l'engagement envers la France Libre ?

a) L'appartenance à l'armée, vecteur d'engagement ?

Parmi les 15 individus concernés, cinq sont des militaires de carrière qui rejoignent l'Angleterre en profitant de leur lieu d'affectation en France métropolitaine – à proximité des côtes ou dans des bases militaires – et des circonstances de confusion militaire de juin et juillet 1940. Pierre Marchal, né en 1902, a été scout en région parisienne avant d'entrer à l’École polytechnique en 1919 ; il poursuit sa formation militaire à l’École supérieure d'aéronautique101. En juin 1940, il

97 Crémieux-Brilhac Jean-Louis, La France libre : de l’appel du 18 juin à la Libération, Paris, Gallimard, 2014, p. 43 98 Cointet-Labrousse Michèle ; Cointet Jean-Paul, La France à Londres : renaissance d’un État, 1940-1943, Bruxelles,

Belgique, Complexe, 1990, p. 62

99 Crémieux-Brilhac Jean-Louis, La France libre : de l’appel du 18 juin à la Libération, Paris, Gallimard, 2014, p. 95. L'armée de terre française compte alors trois millions de soldats.

100Cointet-Labrousse Michèle ; Cointet Jean-Paul, La France à Londres : renaissance d’un État, 1940-1943, Bruxelles, Belgique, Complexe, 1990, p. 20-21

rejoint l'Angleterre, sans que l'on sache comment, mais on peut supposer qu'il occupait alors un poste dans l'armée de l'air, ce qui lui a permis de quitter la France. Philippe-Emmanuel Béraud rejoint également l'Angleterre le 23 juin 1940 par Saint-Jean-de-Luz, où des navires font le trajet jusqu'en Angleterre. Il entre à l'école de sous-officiers d'Istres en 1938, et quitte alors le scoutisme, dans lequel il évoluait depuis l'âge de 8 ans à la Rochelle, en tant que louveteau, scout, routier puis chef de troupe (CT) de la 4e La Rochelle, jusqu'en 1938. C'est donc en tant que militaire, et

probablement au poste auquel il servait, qu'il quitte aussi la France, alors âgé de 21 ans. Il contracte un engagement au sein des FFL sous le pseudo de Philippe Dubare en 1940102. Jean-Marie

Hérenguel, scout dans le nord de la France jusqu'en 1934, a été élève à l'école de sous-officiers de Saint-Maixent. Il est stationné à Boulogne-sur-mer en juin 1940 et c'est par ce biais qu'il rejoint l'Angleterre, à l'âge de 24 ans. Hubert Amyot d'Inville, né en 1909 et élève sur le bâtiment de la marine nationale « Jacques Cartier » en 1932, est capitaine dans la marine en 1939. Son bateau coule durant la bataille de Dunkerque et il agrippe une vedette qui le ramène à Cherbourg. Il rejoint alors l'Angleterre, le 12 juin, et se rallie à de Gaulle après le 18. Il devient commandant d'un bataillon de fusiliers marins le 19 juillet103. Jean Ayral, quant à lui, a tout juste 18 ans au moment de

l'armistice : il prépare le concours de l’École polytechnique à partir du printemps 1940 ; ayant entendu l'appel du général de Gaulle à la radio le 18 juin, il quitte la France le 22 par Bayonne. Le chalutier sur lequel il a embarqué passe par Gibraltar entre-temps, et Ayral arrive avant la fin du mois de juin en Angleterre104.

Individu Date naiss Parcours scout

Hubert A. D'INVILLE 01/08/09 SCOUT

Jean AYRAL 30/12/21 SCOUT Neuilly (2e)

Philippe-Emmanuel BERAUD 22/12/19 LOUV. La Rochelle (1e) 1931

SCOUT La Rochelle (1e) 1931 1936

ROUTIER La Rochelle (1e) 1936 1938

CT La Rochelle (4e) 1938

Jean-Marie HERENGUEL 16/10/16 SCOUT Bruay en Artois (1e) 1931 1934

Pierre MARCHAL 22/03/02 SCOUT Bourg-la-Reine (1e)

Date de naissance moyenne 10/02/14 Age moyen en juin 1940 26 ans

Tableau 1 : Militaires ayant rejoint l'Angleterre depuis la France métropolitaine durant l'été 1940

102MNSMF, Riaumont, fonds Philippe-Emmanuel Béraud, Lettre de Claude Laurent, 20 mars 1996, p. 2

103MNSMF, Riaumont, fonds frères Amyot d'Inville, Thérèse Haslé, Louvigné-de-Bais se souvient, Louvigné-de-Bais, 16 novembre 1986, p. 2-4

Le fait d’être militaire – et de surcroît d'avoir la possibilité matérielle de rejoindre l'Angleterre en étant stationné dans ou à proximité d'une base militaire – est le premier facteur d'explication du départ de ces hommes. Ils ont en moyenne 26 ans au moment de quitter la France et le scoutisme, qu'ils ont pratiqué dans leur enfance ou leur adolescence, appartient pour la plupart à leur passé. Sans être le motif principal de l'engagement, le scoutisme est cependant un vecteur de patriotisme – au sens de défense de la patrie contre l'occupant – ou d'entretien du sentiment patriotique, que nous évoquons plus tard dans ce chapitre105.

b) Rejoindre la France Libre par le biais de l'Empire

Si l'on parle de résistance de la « première heure », c'est-à-dire à partir du moment où résister constitue une opportunité à la fois possible et évoquée, il ne faut pas oublier qu'elle ne concerne pas seulement le territoire métropolitain français ou même britannique. Rejoindre la France peut également s'effectuer au sein des colonies françaises déjà ralliées à l'autorité du général de Gaulle ou au sein des colonies britanniques. C'est le cas que Pierre Duquesnay qui, né en 1910, est vice-consul de France à Port Saïd, en Égypte britannique, lorsque la guerre se déclenche. Il s'y trouve au moment de l'armistice français et rejoint la France libre en juin 1940 en entrant dans les services civils franco-anglo-égyptiens, ralliés à de Gaulle106. L'engagement au sein des FFL est

similaire chez André Zirnheld, professeur de philosophie à Tunis, qui se trouve au Liban – sous domination vichyste – lors de l'armistice : il rejoint la Palestine britannique pour s'engager dans les FFL. Jean Bouet part quant à lui de Tunisie à bord du sous-marin Narval sur lequel il est engagé en tant qu'aspirant pour rejoindre Malte, colonie britannique, où une partie de l'équipe – dont le jeune homme – décide de contracter un engagement pour les FFL107. Au Congo, François Garbit, officier

dans l'infanterie coloniale, est stationné à Pointe-Noire avec son unité au moment de l'armistice. Décidé à rallier la France libre, il rejoint le Tchad, passé sous l'autorité de de Gaulle à la fin de l'été 1940. René Mouchotte108 et Louis Ducorps109, qui stationnaient respectivement en Afrique et en

Indochine en tant que militaires, s'évadent tous les deux après l'armistice pour rejoindre l'Angleterre à la fin du mois de juin. Enfin, Jean-Baptiste Diacono, qui a le même âge et qui, en raison de son poste de sergent pilote à la base aérienne de Fès, se trouve au Maroc au moment de l'armistice, décide de rejoindre l'Angleterre par la voie aérienne avec d'autres élèves-pilotes et un pilote. Leur avion s'écrase cependant après avoir décollé, le 30 juin, sans que l'on sache si c'est accidentel ou s'il

105 Voir p. 45

106 MNSMF, Riaumont, fonds Pierre Duquesnay, Lettre d'Adrienne Caron, [1994?], p. 1 107 MNSMF, Riaumont, fonds Jean Bouet, Lettre de François Bouet, 23 mars 1994, p. 1 108 MNSMF, Riaumont, fonds René Mouchotte, Lettre de Pierre Philippe, 29 janvier 1996, p. 1 109 MNSMF, Riaumont, fonds Louis Ducorps, Signet funéraire, [1943?], p. 1

a été visé par des tirs110.

Individu Date naiss. Parcours scout (lieu et dates)

Jean BOUET 02/09/17 SCOUT

ROUTIER Brest (clan ND Navale) 1937 1940

Louis DUCORPS 22/01/13 SCOUT Versailles (3e)

ROUTIER Versailles (3e)

Pierre DUQUESNAY 03/04/10 SCOUT Lille (tr Guynemer)

Jean-Baptiste DIACONO 07/12/21 SCOUT Alger (gr C de Foucauld) ROUTIER Alger (gr C de Foucauld)

ACT Alger (tr Guillot de Salins) 1940

François GARBIT 22/02/10 SCOUT Lyon (1e, gr C de Foucauld)

René MOUCHOTTE 21/08/14 SCOUT Paris (gr St Louis)

ROUTIER Paris (gr St Louis) ROUTIER Limoges (clan St Martin)

André ZIRNHELD 07/02/13 SCOUT Paris

Date de naissance moyenne 26/05/14 Age moyen en juin 1940 26 ans

Tableau 2 : Individus présents dans l'Empire ayant rejoint les FFL

A peine plus âgés en moyenne que les militaires ayant quitté la France métropolitaine pour rejoindre les FFL, les civils et les militaires présents dans l'Empire et choisissant de rallier la France Libre sont des hommes dont le scoutisme appartient également au passé – seul Jean-Baptiste Diacono, le plus jeune des sept évadés, exerce une fonction scoute en tant qu'assistant chef de troupe (ACT), au moment de son départ. À nouveau, le scoutisme ne semble pas avoir eu un impact considérable sur l'engagement de ces individus pour la France Libre. Tout comme pour les militaires de carrière, il ne faut pas négliger l'importance de l'opportunité qui se présente. Le patriotisme semble de nouveau être le seul facteur d'explication de ces départs, comme en témoigne la citation à l'ordre de l'armée de l'air réalisée pour Louis Ducorps après sa mort en 1943 : « S'évadait d'Indochine au lendemain de l'armistice de juin 1940 dans un avion d'école, dans des circonstances particulièrement risquées. S'est toujours fait remarquer pour son patriotisme ardent et par l'amour de son métier. »111. Si le scoutisme peut être, comme on l'a souligné auparavant, un

vecteur de cette volonté de défendre la France contre la présence allemande, le refus de la fin des combats et de la soumission à l'armistice dépasse bien évidemment le mouvement scout.

110Crémieux-Brilhac Jean-Louis, La France libre : de l’appel du 18 juin à la Libération, Paris, Gallimard, 2014, p. 82 111MNSMF, Riaumont, fonds Louis Ducorps, Signet funéraire, [1943?], p. 1

Néanmoins, n'y-a-t-il que des hommes établis, dont le scoutisme appartient au passé, qui rejoignent la France Libre ?

2. Le départ de très jeunes civils

Rejoindre la France libre n'est pas seulement une affaire de militaires : des civils rejoignent également l'Angleterre, à l'instar de Gustave Lespagnol, Gérard Gautier de Carville et Robert Jumel.

Individu Date naiss. Parcours scout

Gérard G. DE CARVILLE 15/01/24 SCOUT Vannes (1e)

Robert JUMEL 28/04/20 LOUV. Villemomble (1e, m. St Bernard) 1928 1931

SCOUT Villemomble (1e, tr St Bernard) 1931 1937 CT Villemomble (1e, tr St Bernard) 1938 1940

Gustave LESPAGNOL 13/08/23 SCOUT Brest (5e, tr St Martin) 1939

ROUTIER Brest (5e) 1939

Date de naissance moyenne 29/08/22 Age moyen en juin 1940 17 ans

Tableau 3 : Civils ayant rejoint l'Angleterre en juin 1940

En moyenne âgés de 17 ans, le point commun de ces trois jeunes scouts est qu'ils se trouvent en Bretagne lorsque le maréchal Pétain demande l'armistice à l'Allemagne ; à ce titre, la Bretagne, par sa place géographique, demeure une région de départs vers l'Angleterre et donc un lieu d'engagement précoce dans la Résistance112. Les troupes allemandes sont sur le point de prendre les

villes du littoral breton, lorsque Gustave Lespagnol, chef de patrouille à la 5e Brest (troupe Saint

Martin) puis routier à partir de 1939, rejoint l'Angleterre en juin 1940113. Il n'a pas encore 17 ans, et

part avec trois autres scouts de la troupe. Il rejoint le port de Douarnenez, puis l’Île de Sein114. Son

parcours est semblable à celui de Gérard de Carville, scout à la 1e Vannes, qui quitte la France en

juin 1940, alors qu'il a tout juste 16 ans. Tous deux deviennent Cadets115 de la France libre lorsqu'ils

rejoignent les Alliés, c'est-à-dire élèves officiers, formés en Angleterre entre 1941 et 1944 afin d’être aptes à participer aux combats pour libérer la France – et son Empire – de l'armée allemande.

112 Carichon Christophe, « Servir, se cacher, s'engager. La Bretagne, une province scoute pendant la guerre 1939 – 1944 », cité dans Baubérot Arnaud ; Duval Nathalie, Le scoutisme entre guerre et paix au XXe siècle, Paris, L'Harmattan, 2006, p. 159

113MNSMF, Riaumont, fonds Gustave Lespagnol, Lettre de André Casalis, 17 janvier 1997, p. 1

114Carichon Christophe, « Servir, se cacher, s'engager. La Bretagne, une province scoute pendant la guerre 1939 – 1944 », cité dans Arnaud Baubérot ; Nathalie Duval, Le scoutisme entre guerre et paix au XXe siècle, Paris, L'Harmattan, 2006, p. 159

Au mois d’août 1940, le général de Gaulle souhaite en effet rassembler les plus jeunes volontaires qui l'ont rejoints, afin de leur donner une formation militaire sur le même modèle que celui dispensé par Saint-Cyr avant la guerre. L'école militaire des Cadets, créée en février 1941, forme environ 400 officiers, dont près d'un quart meurt dans les combats de la Libération116. La jeunesse est en effet

une préoccupation importante de la France libre : comment occuper et comment former des jeunes, parfois encore adolescents, au combat ? La vie des Cadets pourrait être assimilée, dans sa forme, à celle du scoutisme, comme le souligne Pierre Lefranc dans la revue Espoir en juin 2003 : « Parant au plus pressé, voici durant l'été 1940 ces volontaires en culottes courtes, habillés en boys-scouts, logés sous la tente et chantant autour d'un feu de camp. Mais ces garçons ne sont pas venus pour ça et ne manquent pas de le faire savoir. »117. A partir de 1941, leur formation militaire commence

réellement.

Robert Jumel, lui, est chef de troupe à la 1e Villemomble en région parisienne, groupe dans

lequel il a également été scout et louveteau118. En juin 1940, il vient d'avoir 20 ans et il a quitté Paris

avec sa mère et ses sœurs lorsque les troupes allemandes y ont pénétré. Il se réfugie en Bretagne avec sa famille, et après avoir entendu le message du général de Gaulle, il quitte la France le matin du 20 juin avec la barque d'un pêcheur. Il écrit dans son journal, le 19 juin 1940 :

[…] Dois-je partir ? Maman et mes sœurs me poussent à partir, et une occasion se présente sous la forme d'une barque de pêche. Deux kilomètres de marche pour atteindre le port (Portsall) à minuit-30. Maman Monique et Thérèse m'embrassent une dernière fois : c'est fini ! Les reverrais-je un jour ? Si Dieu le veut ! Le lieu est triste, les gens sont tristes, le temps est triste, lugubre même. Sur le haut du talus se découpent des ombres de soldats casqués, armés. Ces soldats prétendent nous empêcher de partir et braquent leurs fusils et fusils-mitrailleur sur notre groupe. Des discussion à n'en plus finir, des menaces, des disputes, enfin le calme renaît, les soldats s'en retournent, des Français auraient-ils tiré sur des Français ? Non, impossible... et pourtant cela s'est vu souvent sur le front. Ô ! Pauvre France ! Maintenant nous embarquons, il est 3 heures du matin, le moteur ne fonctionne pas, et la mer baisse et le jour se lève. L'angoisse me serre la gorge, les deux mousses ont quitté le bateau pour retourner à terre, moi aussi maintenant je voudrais retourner, je ne peux plus... Six heures du matin, impossible de partir, nous débarquons craignant de voir les fridolins. […] Comme c'est dur de partir ainsi ! […]119

Cet extrait montre à quel point le départ vers l'Angleterre relève aussi d'occasions, de « hasards », et combien le départ peut être difficile pour ces hommes qui quittent tout. Robert Jumel a 20 ans, il quitte sa mère, ses sœurs et se tourne vers une terre inconnue, dans des conditions de

116 Casalis André, Cadets de la France libre. L'École militaire, Panazol, Lavauzelle, 1994, p. 108-110 117 Lefranc Pierre, « L’École militaire des cadets de la France libre », Espoir, Juin 2003, n° 135, p. 15-17 118 MNSMF, Riaumont, fonds Robert Jumel, Lettre de Yves Zacchi, 7 décembre 1994, p. 1

voyage incertaines et précaires ; le départ ne se fait pas à contre-cœur, mais il n'est pas heureux non plus. Bien que nous ne disposions d'aucun autre témoignage écrit au moment des faits, on peut poster que l'appréhension voire la tristesse résidant dans le départ ne soit pas un cas isolé – notamment chez les hommes aussi jeunes. Si s'évader reste un choix coûteux, quelles peuvent être les motivations de ces départs vers l'Angleterre ?

3. Le patriotisme, premier facteur de l'engagement envers la France Libre ?

L'occasion de quitter le territoire français se présente à ces hommes, mais peut-on arriver à comprendre pourquoi ils acceptent de la saisir ? Jean Bernier, que nous retrouverons plus tard dans ce chapitre120, est un tout jeune militaire de 20 ans au moment de l'armistice. Rapatrié en Angleterre

après la débâcle, il choisit de revenir en France, où il est finalement fait prisonnier. Le choix de rejoindre l'Angleterre et les Français Libres n'est donc ni évident ni facile à réaliser.

Par ailleurs, en quittant la France et l'Empire en tant que militaires, ils deviennent déserteurs aux yeux de l'armée et désobéissent au maréchal Pétain121 : âgés de 18 à 38 ans122 au moment de

rejoindre l'Angleterre, ces hommes laissent non seulement une carrière, mais aussi leur famille, parfois peut-être une femme et des enfants. Pour ce qui est des trois civils évoqués, leur jeune âge – 17 ans en moyenne – peut également étonner. Quitter la France, c'est également quitter leurs études mais surtout leurs parents, qui demeurent une référence rassurante et d'obéissance à cet âge-là. Il y a donc un pas à franchir entre l'occasion qui se présente et la saisie de celle-ci. Nous pouvions questionner l'impact du scoutisme dans cet engagement, puisque nous étudions exclusivement des jeunes gens actifs ou anciens des Scouts de France. Si des unités s'engagent très rarement en tant que groupe constitué dans la Résistance – nous étudierons d'ailleurs le cas du clan routier Guy de Larigaudie de Belfort au quatrième chapitre123 –, la plupart des engagements sont individuels et le