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CHAPITRE 4 : Résilience

4.3 Définitions de la résilience

Cyrulnik a pour habitude, dans ses conférences tout comme dans ses écrits, de vouloir réduire la définition de la résilience à la plus simple expression possible : « La définition de la résilience est donc très simple : c’est un processus biologique, psychoaffectif, social et culturel qui permet un nouveau développement après un traumatisme psychique » (Cyrulnik et Jorland, 2012, p. 8). Une autre définition relativement concordante est : « la capacité d’une personne, d’un groupe, de se développer bien, de continuer à se projeter dans l’avenir en présence d’évènements déstabilisants, de traumatismes sérieux, de conditions de vie difficiles » (Cyrulnik et Duval, 2006, p. 128).

La présence d’un traumatisme, qu’il soit dû à un évènement soudain ou à des conditions difficiles et la reprise d’un nouveau développement sont placés au cœur du phénomène de résilience. Et si ce phénomène apparaît, ce sera sous la forme d’un processus dans lequel l’ensemble des composantes qui constituent l’intégrité physique et psychique de la personne sont en jeu. Quel que soit le type d’atteinte qui fracasse un sujet, il y a des brisures dans son évolution et une effraction de son intégrité psychique. Que vise le processus résilient si ce n’est l’émancipation du fracas ? Ce moment d’émancipation où, comme nous le verrons, « je veux en sortir grandi » prend le pas sur une aliénation qui pourrait se traduire par « je me développe envers et contre tout, sans scrupule ». Ces représentations sémantiques d’une dynamique de résilience seront analysées en détails, mais permettent déjà de positionner un axe sur lequel nous définirons la résilience tout au long des travaux.

Le fracas est une épreuve ressentie comme au-delà des épreuves supportables ; un obstacle de trop ou trop haut à franchir et sur lequel le sujet se fracasse. Cette notion du coup de trop ou de coup trop fort sera à prendre en compte dans une perspective individuelle et temporelle. Ce qui pose la

question : à partir de quand ne s’agit-il plus d’une épreuve de la vie ? (Cyrulnik et Duval, 2006, p. 128)

Avec Anaut, nous pensons que le processus de résilience est un construit multifactoriel qui résulte du maillage complexe entre des aptitudes individuelles (psychiques, cognitives, comportementales) et des compétences psycho-affectives familiales. « Ces dernières peuvent être complétées, ou éventuellement suppléées, par des ressources issues de l’environnement social » (Anaut, 2012, p. 65). Les jeunes que nous rencontrons sont bien souvent mal partis dans la vie. Nous pouvons évoquer les paroles d’un pédopsychiatre qui nous retraçait l’histoire d’un jeune de treize ans, né prématuré et qui évoquait que ses parents se sont « déchirés au-dessus de la couveuse ». La question pour ces jeunes à l’atteinte traumatique du lien profondément ancrée dans leur corps (Bonneville, 2008; Delage, 2012, p. 102; van der Kolk, 2018), pourrait dès lors être : qui a une carte émancipatoire10 au fracas dans son jeu et comment a-t-elle été gagnée ?

Cette question donne à formuler des hypothèses et descend dans les socles fondamentaux de la construction psychosociale du sujet résilient et de sa capacité à métaboliser ses ressources autant que les frustrations et les épreuves qu’il aura eu à traverser dans sa vie. Au-delà des épreuves et de la souplesse des stratégies psychologiques et sociales d’adaptation utilisées, il y aurait aussi la symbolisation des représentations d’un vécu. Etre toujours soi-même ou se retrouver dans l’être de soi-soi-même, garder une cohérence de soi après un fracas, ne serait pas offert à tous. Le traumatisme fige la pensée sur des axes opératoires et pauvres en symbolisation. Il capte et accapare des capacités cognitives pour focaliser les ressources disponibles sur des préoccupations plus immédiates de préservation vitale. Mais alors même que le choc du trauma fait partie d’un passé bien révolu, persiste une forme d’inintelligence dans les stratégies au présent due à la rémanence de l’empreinte du traumatisme.

10 Nous distinguons les suffixes émancipat-oire et émancipat-eur pour, par exemple dans le cas présent, exprimer si la carte a une capacité d’action avérée ou potentielle. Emancipat.eur.trice est un agent avéré d’émancipation, alors qu’émancipatoire n’est qu’un agent potentiellement émancipateur.

Alors que faut-il pour métamorphoser cette empreinte ? Nous pourrions formuler l’hypothèse qu’une ouverture émancipatrice ne serait accessible qu’à celui qui s’est, un jour, posé la question métaphysique, consciemment ou inconsciemment, volontairement ou involontairement, de savoir qui il est dans une confrontation à la finitude. Comme si, pour le résilient, le fracas était une entrée en scène brutale après répétitions en son for intérieur de confrontations à la mort. Une nécessité vitale l’aurait alors poussé à dépasser l’horizon de sa préoccupation égotique. Mais ce n’est là, encore une fois, qu’une hypothèse. Elle est toutefois importante pour décliner cette définition que nous proposons de la résilience. Au-delà d’un « nouveau développement après un traumatisme psychique » (Cyrulnik et Jorland, 2012, p. 8), nous proposons de définir la résilience comme suit :

Un processus dynamique et singulier d’un sujet qui, suite à la perception d’une mise en cause subie des limites acceptables de son humanité, réactive une nécessité vitale pour envisager l’émancipation au fracas. La notion d’humanité que nous proposons dans cette définition est à comprendre dans un sens tant de l’être individuel que collectif. Quand nous proposons de poser les limites acceptables de l’humanité d’un sujet, nous voulons exprimer par-là qu’il peut avoir subi personnellement une atteinte à sa propre limite, mais qu’il peut tout aussi bien avoir été témoin d’une atteinte à l’humanité d’autrui qui mette en cause son sens à lui de l’humain dans l’appartenance qu’il croyait partager de manière inconditionnelle avec ses semblables. Il y a probablement là une croyance, consciente ou inconsciente, en une bienveillance minimale innée qui régirait l’humanité perçue par ce sujet traumatisé comme indéfectible de l’homme. Il aurait fait l’expérience d’un phénomène allant mettre à mal, de manière trop proche ou trop abrupte, ce socle de croyance. Nous posons également comme limite perceptible à l’humanité la capacité d’autrui à porter aide et assistance dans des situations de grande vulnérabilité où des besoins vitaux sont gravement mis à mal. C’est là une perception éthique inconditionnelle de bienveillance, dans le sens de vouloir du bien, qui peut être visée.

Dans un article à paraître que nous avons écrit pour un collectif sous la direction du Professeur Chalmel ayant pour thématique la bienveillance, nous avons

tenté de démontrer que la résilience ne peut se développer que dans un mouvement de bienveillance envers soi-même et les autres. Le fracas, comme nous l’avons dit, sidère sa victime et incruste en elle une image qui reste figée au plus profond de sa psyché. Les jeunes que nous avons rencontrés, ayant été victimes de barbaries silencieuses perpétrées par des personnes malveillantes ; enfants de parents carencés et n’ayant bien souvent pas connu eux-mêmes une bienveillance que l’on aurait pu croire naturellement acquise ; enfants soldats, priés de choisir un camp pour combattre un ennemi sur les champs parfois impitoyables des batailles conjugales, les traumas développementaux se combinent malheureusement bien souvent aux autres formes de maltraitance sur des cibles jeunes et fragilisées. A cela pourront s’ensuivre des parcours d’addictions, de délinquance ou toutes autres formes de troubles intériorisés ou extériorisés qui seront l’expression de leur mal-être au monde. Et pourtant, de l’expérience des récits que nous avons recueillis auprès de ces jeunes, semblant parfois sortir de nulle part, au hasard d’un évènement ou d’une rencontre, quelque chose se passe et tout doucement l’espoir renaît et une petite lueur de conscience dissipe peu à peu leurs brumes compulsives et pulsionnelles. Alors le souci de soi et de l’autre naît ou renaît peu à peu. Et un Moi fracassé osera, ou pas, rassembler les morceaux épars d’un passé compliqué pour se recomposer en se cristallisant dans un présent bien conscient d’un passé porteur de sens et d’un avenir investi de projets réalistes et émancipatoires. Il ouvrira timidement les portes de son devenir, osera l’espoir, l’ouverture, la confiance retrouvée en son humanité et celle de ceux qui auront contribué, au hasard des rencontres, à leur résurgence. Sur les ruines éclairées de son fracas, comme nous pourrons le voir sur les trajectoires de résilience qui se dessineront dans les récits, il ouvrira alors le chantier de sa reconstruction et entreprendra un néo-développement qui révèlera, à sa mesure, un itinéraire de résilience dans sa trajectoire de vie.

Il y aurait, à ce stade de notre réflexion, une tension nécessaire entre souffrance et volonté d’agir. Il s’agirait d’une mise en tension entre ces deux points, comme une corde tendue entre émancipation au fracas et aliénation au traumatisme. Si aucune réaction de puissance vitale ne vient exciter cette corde, c’est l’effondrement psychosocial. Mais si cette corde tendue est excitée

par la volonté d’un mouvement identitaire de résistance, alors des patterns de vécus, des itinéraires de résilience, avec leurs perceptions symboliques se créent. Ce serait là des manifestations de cette nécessité vitale. Et pour qu’elle se manifeste et finisse par prendre une direction émancipatrice, il y aurait autant d’itinéraires de résilience possibles que de patterns qui puissent se dessiner sur le radar d’un vécu que nous explorerons en détail et qui représentera le cœur de la présente recherche.