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1.4.1 Les formes de l’intégration régionale

Les définitions de « régionalisation » et de « régionalisme » posent de nombreux problèmes mais cette première partie a permis d’aboutir, nous l’espérons, à des définitions claires. En ce qui concerne « l’intégration régionale », la tâche est plus ardue. Pour ce faire, on s’appuiera pour commencer sur une définition générale de l’intégration proposée Christian Deblock et Christian Constantin, économistes qui collaborent au Groupe de Recherche sur l’Intégration continentale de l’Université du Québec à Montréal. Ils affirment que l’intégration est « le processus de création, d’élargissement et d’approfondissement des réseaux de relations privilégiés entre diverses unités distinctes » (Deblock et Constantin, 2000). On peut parler d’intégration réigonale dès lors que les territoires concernés par le processus tendent à et éventuellement finissent par former un tout

nouveau. Cette nouvelle entité ne se définit pas tant par ses limites que par son contenu qui tend à se densifier. En d’autres termes, l’intégration régionale ne procède pas par découpage a priori mais par inclusion. C’est un processus centripète.

Plus précisément, l’intégration régionale désigne un processus de création, d’accroissement et d’approfondissement des interactions entre des unités territoriales initialement distinctes mais contiguës. Le processus aboutit théoriquement à la formation d’un ensemble régional autonome à l’intérieur duquel les interactions entre les territoires constitutifs sont plus fortes qu’avec les territoires externes. Les ensembles régionaux ainsi définis peuvent être de toutes tailles. Ils peuvent être constitués par les territoires additionnés de plusieurs pays contigus ou former des ensembles transnationaux déployés sur le territoire de plusieurs Etats sans nécessairement inclure ceux-ci en entier, pourvu qu’il n’y ait pas de rupture de la continuité spatiale. Ainsi, afin d’éviter toute ambiguïté, on peut proposer l’expression d’intégration « macrorégionale » dès lors que le processus concerne un ensemble multiétatique. Cela permet de réserver l’adjectif « régional » pour des territoires infra étatiques de petite taille.37 Cette proposition prend le contrepied de celle de G. W. Skinner, cité par Thierry Sanjuan, qui a divisé le territoire de la Chine impériale en 9 macrorégions socioéconomiques à partir de l’observation des armatures urbaines (Skinner, 1977 ; Sanjuan, 2000).

Le processus d’intégration régionale est perceptible dans de nombreux domaines et peut être plus avancé dans certains que dans d’autres. Par exemple, l’intégration économique ne signifie pas nécessairement qu’il existe une intégration politique.

L’intégration peut être symétrique ou asymétrique. Dans le premier cas, les territoires ou les acteurs concernés sont tous de force égale. Dans le second, l’ensemble régional est « polarisé » par un centre dominant ou hégémonique lié à des périphéries.

L’intégration régionale peut avoir un caractère institutionnel ou non institutionnel (formel ou informel). Dans le premier cas, elle est pilotée par les gouvernements ou toute autorité politique légitime ou reconnue comme telle. Dans le second cas, elle est impulsée par d’autres acteurs dont les pratiques tendent à produire un espace régional (des firmes aux individus, en passant par les associations ou des collectivités locales) en renforçant les interactions ou interdépendances entre les territoires où ils sont situés. Dans ce cas toutefois, le rôle des gouvernements voire d’institutions supranationales n’est pas toujours nul car il permet de créer le cadre sans lequel ces pratiques resteraient sans doute marginales voire impossibles. Il arrive donc souvent que l’intégration soit institutionnelle et informelle à la fois, mais l’une peut aller sans l’autre. On pourra éventuellement parler d’intégration fonctionnelle lorsque les interactions croissantes s’appuient sur des complémentarités entre territoires contigus et complémentaires.

37 Le préfixe macro devrait donc en toute rigueur être ajouter à régionalisation et régionalisme. Mais cet usage ne s’est pas imposé.

L’intégration régionale peut être plus ou moins approfondie, selon l’intensité des interactions entre les territoires impliqués, selon le nombre de domaines concernés et selon son degré d’institutionalisation des relations entre les acteurs impliqués. Un niveau avancé d’intégration est atteint lorsqu’ils se dotent de normes voire d’institutions communes et lorsque l’ensemble régional acquiert une visibilité tant à l’intérieur pour ses habitants par exemple qu’à l’extérieur pour ses partenaires. Pour atteindre ce stade, il est généralement nécessaire que les populations concernées partagent des représentations communes, ou au moins convergentes, voire un sentiment d’appartenance commun. Cela signifie que l’intégration ne se mesure pas seulement à partir de l’observation de flux, mais à partir d’autres éléments moins quantifiables.

L’intégration régionale est un processus qui se développe à diverses échelles. Dans le cas de l’intégration fonctionnelle dans un grand ensemble macrorégional multiétatique, il convient donc d’étudier les évolutions des interactions non seulement entre les pays considérés mais entre les régions de ces pays, par exemple entre régions frontalières. En d’autres termes, il faut chercher à savoir si les frontières interétatiques sont des barrières à ces interactions à toutes les échelles, si l’effet frontière est plus ou moins fort à l’échelle locale (entre les régions frontalières) ou internationale (entre les pays auxquels appartiennent ces régions). Cette question pose en réalité de nombreux problèmes car les statistiques qui permettent de localiser et de quantifier les flux ne sont en général pas assez fines pour mener des analyses à ces échelles.

1.4.2 Pour une approche interdisciplinaire vers de nouveaux chantiers de recherche

Après avoir présenté l’état de la recherche et montré l’apport de différentes disciplines à l’étude de l’intégration régionale, on peut voir que de nombreux axes de réflexion mériteraient d’être explorés. Premièrement, il est indispensable de développer les initiatives de recherche interdisciplinaires, à l’image de ce qu’ont commencé à faire Christian Taillard et Christian Girault, mais de façon plus systématique. Economistes, internationalistes et géographes et d’autres doivent s’associer dans des travaux communs et ne pas se contenter de juxtaposer leurs analyses.

Une réflexion commune pourrait par exemple être engagée au niveau conceptuel, pour à clarifier le vocabulaire en usage et éviter les glissements de sens, et au niveau méthodologique, pour élaborer des outils capable de saisir et de mesurer l’intégration régionale. De même, des travaux de recherche communs pourraient être menés sur des cas d’études nombreux, dans une perspective comparative. Les géographes apporteraient leur connaissance de la région, leur capacité à travailler aux différentes échelles, leur connaissance intime de l’espace et surtout leur savoir faire en matière de représentation cartographique. A ce propos, il est très étonnant de constater que les économistes

construisent des méthodes et des indicateurs très raffinés pour saisir l’intégration régionale, sans cartographier les résultats. De nombreux économistes portent depuis longtemps un regard très attentif sur l’espace, à travers la question de la distance, de la diffusion de la croissance, des rendements croissants et de la localisation des firmes… Mais les seuls qui ont ont consenti un effort cartographique important sont ceux qui font de l’économie géographique (Combes, Mayer et Thisse, 2006).38Et il est non moins étonnant que les spécialistes des relations internationales ou du droit international public aient écrit tant de choses importantes sur les processus d’intégration sans prendre vraiment la peine d’intégrer l’espace et la géographie dans leurs analyse et sans s’attaquer au problème pourtant central de la définition du concept de région.

Ce travail de réflexion commun ne doit pas s’arrêter à ces disciplines. Il est indispensable d’y associer, entre autres, les sociologues qui ont également fait d’importantes avancées dans l’étude du processus d’intégration, en explorant entre autre la question des réseaux sociaux et celle des normes. Le concept de région leur est en général indifférent mais l’étude des réseaux sociaux, placée au cœur de cette discipline, donne du crédit à l’idée d’intégration régionale informelle non fondée nécessairement sur des accords internationaux (Degenne et Forsé, 1994 ; Lazega, 1994). Le concept de réseau a d’ailleurs été largement repris et exploité par les spécialistes des relations internationales (Nye, 1990). Les réseaux peuvent être transnationaux et mettent en interaction des individus ou des groupes. Ils peuvent former de vastes espaces horizontaux informels qui peuvent se déployer en dehors de la logique verticale des Etats. De ce fait, on peut faire l’hypothèse qu’ils jouent un rôle non négligeable dans les processus d’intégration régionale, éventuellement non institutionnalisée, en raison de leur fonctionnement associatif. Posée en ces termes, l’hypothèse amène les chercheurs à s’intéresser à l’action d’acteurs des relations internationales tels que les salariés des firmes, les ONG, les réseaux professionnels, les réseaux de cabinets d’avocats d’affaires (Dezalay, 1992), ainsi que les diasporas (Colonomos, 1995 et 1998) auxquelles les géographes se sont aussi intéressés (Ma Mung, 2000 ; Sanjuan, 2010). Les géographes se sont intéressées aux réseaux aussi mais essentiellement aux diasporas. Cela n’épuise pas les possibilités offertes par ce champ de recherche très vaste de la sociologie.

La sociologie des multinationales s’intéresse à la façon dont des réseaux de personnes peuvent prendre en charge la stratégie des firmes et orienter leurs choix de localisation et d’organisation à l’échelle macrorégionale, à l’interface entre la sphère publique des États et la sphère privée de l’entreprise (Fennema, 1985 ; Degenne, Forsé, 1994). D’autres auteurs ont montré que les réseaux pouvaient être à l’origine d’un régionalisme « informel » ou fonctionnel, pour reprendre le qualificatif de certains spécialistes des relations internationales (Vayrÿnen, 2003 ;

38 Pour une présentation des travaux de l’économie géographique, on peut lire également le livre de Matthieu Crozet et Miren Lafourcade, La nouvelle économie géographique, Paris, La Découverte, 2009.

Grieco, 1997), voire contribuer au succès d’un régionalisme impulsé par des gouvernements (Cowling, Sugden, 1999 ; Koch, Fuchs, 2000). Le concept de réseau a donc de nombreux mérites : il intègre des aspects formels et informels, il a un contenu dynamique et il ne présuppose pas systématiquement des régions qui juxtaposeraient des territoires d’États en entier. Par ailleurs, il implique des acteurs de toutes natures (individus, firmes, États, régions, ONG), à l’image de certains travaux de sociologie des relations internationales appliqués à l’intégration européenne, qui mettent l’accent sur des phénomènes où les États n’ont pas un rôle central et sur la transnationalisation des acteurs non étatiques (Saurugger, 2008).

Dans ce cadre, certains sociologues se sont intéressés aux normes européennes comme facteur d’intégration, y compris aux effets des normes européennes en dehors de l’Union, en cherchant à si certains acteurs et certains instruments sont des vecteurs de changement induits par des procédures européennes (Saurugger, 2008). L’hypothèse de départ est que certaines normes, une fois institutionnalisées, guident les comportements de certains acteurs : intégration signifie donc européanisation et inversement. L’incorporation de la norme, finalement partagée, contribue à la socialisation des acteurs – c’est-à-dire essentiellement les élites politiques dans ces études - et donc à l’intégration régionale (Finnemore, Sikkink, 1998 ; Saurugger, Surel, 2006). D’autres analyses montrent que l’intégration peut passer par des transferts institutionnels (Dolowitz et Marsh, 2000). Ces approches sont appliquées à différents objets, parmi lesquels les procédures de jumelage entre des territoires situés dans des pays membres et dans des pays tiers, même si leurs résultats sont mitigés (Bafoil, 2004 ; Tulmets, 2006). Incontestablement, la contribution des sociologues à l’étude des phénomènes d’intégration est précieuse et nuancée. Leurs apports, pour peu qu’ils donnent plus de place à la composante spatiale, fourniraient des résultats très utiles aux géographes dont les travaux sur le concept de région sont tout à fait complémentaires. Et rien ne dit que d’autres disciplines telles que l’ethnologie ne pourraient pas s’associer à d’éventuels programmes de recherche communs.

Enfin, il est nécessaire de construire des outils statistiques qui permettent de mieux observer et analyser les processus de régionalisation à d’autres niveaux que celui des Etats. Certains acteurs situés plus bas dans l’échelle géographique et politique participent au processus, en particulier les collectivités locales qui sont aujourd’hui en mesure de développer un dense tissu de relations avec leurs homologues dans d’autres pays sans passer par les gouvernements nationaux. Cela pose un problème de taille. De telles études sont possibles dès lors qu’elles développent des approches qualitatives. Mais des études quantitatives sont délicates car les statistiques dédiées aux flux renseignent en général sur les échanges de pays à pays et non sur les échanges internationaux de régions à régions. Une telle grille de lecture serait pourtant très utile avoir un regard plus fin sur les

échelles de l’échange. Cette question est importante pour tous les États du monde, à fortiori pour des États aussi vastes que la Russie dont les régions présentent sans doute des profils géographiques d’échanges très variés. Il y a là un chantier immense et indispensable. Des données fragmentaires existent en Europe (Bélarus, Russie) mais leur valeur est sujette à caution et elles ne sont sans doute pas comparables d’un pays à l’autre.39

Les définitions de la régionalisation, du régionalisme et de l’intégration régionale étant maintenant posées, de nombreuses questions émergent à propos de l’Union européenne et de son voisinage oriental. Y a-t-il une régionalisation des échanges commerciaux et d’autres types de flux et d’échanges à l’échelle d’un grand ensemble qui engloberait ces deux parties du monde ? Au-delà d’un simple processus de régionalisation, y a-t-il même une intégration macro régionale ? Quelles en sont les modalités spatiales ? Quels sont les rôles joués par l’Union, d’un côté, et la Russie, de l’autre, dans un tel ensemble s’il existe ? Et le régionalisme de l’Union européenne, à savoir l’ensemble des instruments financiers, contractuels et réglementaires mis en œuvre par elle pour réguler ses relations avec ses voisins, joue-t-il un rôle dans cette intégration ? En d’autres termes, ces instruments contribuent-ils à produire une « macro région » en organisant et en stimulant les interactions entre les territoires de l’Union européenne et ceux des pays du voisinage oriental ? Est-on en mesure de dire jusqu’où se déploie le voisinage oriental de l’UniEst-on européenne ? Est-il limité au périmètre éligible à la politique de voisinage y compris la Russie ? Ou bien existe-t-il aussi un voisinage fonctionnel qui se déploierait bien au-delà, jusqu’à l’Asie centrale par exemple ? Autant de questions qui seront abordées dans les quatre chapitres à suivre.

39 Un autre chantier est celui de la meilleure prise en compte de la dimension temporelle de la régionalisation des échanges. L’équipe de Marc Flandreau à l’Université de Genève (Institut des Hautes etudes internationales et du Développement) est déjà bien avancée sur cette voie. Elle a reconstitué une matrice mondsiale d’échanges commerciaux pour la période 1830-2005. C’est une base de données que nous n’avons pas pu utiliser dans le cadre de cette étude.

Chapitre 2. L’UE et ses voisins orientaux :