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Vers une définition syncrétique du film documentaire personnel comme film-essa

Introduction au Chapitre

A- Vers une définition syncrétique du film documentaire personnel comme film-essa

Mais les outils existent maintenant - et c’est tout à fait nouveau - pour qu’un cinéma de l’intimité, de la solitude, un cinéma élaboré dans le face à face avec soi-même - celui du peintre ou de l’écrivain - ait accès à un autre espace.

Chris Marker3

Do I contradict myself ? Very well then... I contradict myself. I am large.... I contain multitudes.

Walt Whitman, Leaves of Grass4

Des films qui pensent...

Gilles Deleuze considère les cinéastes comme des penseurs contemporains, sortes de philosophes qui pensent avec des images. C'est d'autant plus vrai lorsque ces mêmes cinéastes se penchent sur le monde qui les entoure, le monde historique ; en d'autres termes, lorsqu'ils manifestent une approche documentaire. La démarche de l'essai refuse le strict formalisme de la pensée comme celui de la forme – c'est ce qui le lie à la démarche documentaire dont nous venons d'évoquer les limites génériques. Ainsi, alors qu'Orson Welles, au cours d'une interview5, parle du nouveau

film documentaire qu'il prévoit d'entreprendre, au journaliste qui l'interroge, « Is it a documentary ? », Welles répond : « A documentary in a very particular style, with drawings, a lot of still photos, conversations, little anecdotes. In fact, it is not at all a documentary, but an essay, a personal essay. » Et à la question suivante « Based on facts ? », Welles répond : « On facts, no.... It is factual like all essays but… this has no pretence to be factual : it just does not lie. It is me on a given subject... And it is even more personal than a point of view ; it’s really an essay. »

3 Chris Marker : Extrait d'un entretien avec Dolores Walfish pour le Berkeley Lantern, novembre 1996. Entretien repris par Guy Gauthier dans Chris Marker, écrivain multimédia, ou Voyage à travers les média, coll. « Audivisuel et Communication », Éditions L'Harmattan, 2003, p.89.

4 Walt Whitman, Leaves of Grass, Vers 1321-1323 (http://www.bartleby.com/142/14.html)

5 André Bazin et Charles Bitsch, « Interview with Orson Welles », in Les Cahiers du Cinéma, n°84, juin 1958, pp.1- 13. En fait, Orson Welles ne parle pas ici de son film Othello (1952), au sujet duquel il réalisera un film-essai documentaire en 1978 (Filming Othello), mais d'un projet de film sur Gina Lollobrigida, qui ne verra pas le jour.

Considérant les films que nous allons présenter dans ce travail, nous avons pris le parti non pas de les opposer et de les circonscrire, mais au contraire de les réunir autour d'une notion que nous allons tenter de définir et d'explorer : la forme de l'essai. Une forme que Jean-Luc Godard qualifie de « [...] forme qui pense... »6 Déjà dans son « Scénario de Deux ou trois choses que je

sais d'elle », il écrit en exergue : « Je me regarde filmer et on m'entend penser...Bref, ce n'est pas un film, c'est une tentative de film et qui se présente comme telle. Il s'inscrit beaucoup dans ma recherche personnelle. Ce n'est pas une histoire, cela veut être un document. »7 Le cinéaste

revient ensuite régulièrement sur la difficulté de faire un film, comparant le cinéaste à un funambule : « En fait, plus j'y réfléchis bien, c'est un peu comme si je voulais un essai sociologique en forme de roman, et pour le faire, je n'ai à ma disposition que des notes de musique. Est-ce donc cela le cinéma ? »

C'est dans cet espace difficile à circonscrire, cet espace mouvant, hétérogène, problématique, et souvent fragmentaire, lacunaire, que nous allons évoluer. L'essai comme forme de ces films se définit par une forme souple, indistincte et ouverte, disponible, et permet au film de respirer, de penser, comme une chambre d'échos du monde extérieur.

Ce terme, dont nous allons brièvement retracer l'évolution de son usage, de la littérature au cinéma, se prête particulièrement bien à notre corpus composé à la fois de films (traditionnellement) documentaires, de films expérimentaux, de films-poèmes, de films politiques, de films personnels enfin et/autographiques – l'essai se développant mieux dans des formes indéfinies, les approches révolutionnaires et l'énonciation ancrée dans un « Je » riche de possibilités. Les cinéastes dont nous parlons, sont tous des essayistes d'une manière ou d'une autre. Ils s'exercent à la pensée d'autrui et exercent leurs propres pensées dans l'espace de leurs films mais aussi en dehors du strict cadre filmique. Ainsi, il est habituel pour ces cinéastes, que l'on parle de Stan Brakhage, de Jonas Mekas, de Robert Kramer ou d'Emile de Antonio, de s'exprimer sur leurs films, soit par des gloses diverses, écrits théoriques ou poétiques, journaux intimes et lettres, articles critiques ou encore dans d'autres films, d'eux-mêmes ou d'autres cinéastes.

C'est ainsi que Guy Gauthier présente Chris Marker - le cinéaste dont on peut dire sans se tromper qu'il a composé des films-essais. Nous reproduisons sa remarque, qui va nous servir, si l'on peut dire, de texte originel, sur lequel on va fonder une famille de films et de démarches

6 Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Éditions Gallimard-Gaumont, Paris, 1998, pp.54-57.

7 Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je sais d'elle – Découpage intégral, coll. « Points/Films », Éditions du Seuil-Éditions de l'Avant-Scène, Paris, 1971, p.12.

filmiques (une famille qui, comme l'essai, n'aura d'existence que dans ce travail) :

Le territoire est donc ce qu’on appelle, faute de mieux - j’ai toujours abominé ce mot, mais le fait est que personne n’a été capable d’en trouver un autre - le documentaire. Entremêlant micro-récits, réflexions, photos, images de toutes sortes, fragments de films romanesques – en bref, tout ce qu’on appelle couramment « documents » - circulant à travers l’espace et le temps, selon les étapes d’une pensée ou les fantaisies d’un poème, cette forme en général sous-estimée (et souvent à juste raison) s’est révélée particulièrement adaptée à ce que Marker appelle les « bumpers » de la mémoire.8

Bien que certaines œuvres introduites ici sont d'une qualité inestimable – nous pensons notamment à l'œuvre de Stan Brakhage, ou celle de Jonas Mekas et Robert Kramer, entre autres – toutes ces œuvres ont en commun, certes une écriture essentiellement subjective, mais également un caractère inclassable, pour ne pas dire marginal. Et comme le dit justement Godard, « C'est par la marge que tiennent les livres. » On verra l'influence qu'ils ont néanmoins sur l'histoire du film américain et des systèmes de représentation.

Il semble que la qualité d'essai soit devenue l'unique possibilité de désigner le cinéma qui résiste face aux productions commerciales (Europe) et hollywoodiennes. Sobre définition qui n'exclut ni la multitude des voies empruntées, ni la réelle innovation créatrice, encore moins la radicalité de cette démarche quand on songe à l'idéal de l'ontologie bazinienne9 - on pense aux

expérimentations américaines sur le matériau pelliculaire même (Brakhage) ou les procédés métaphoriques de Mekas ou des cinéastes-femmes.

Au-delà de la visée somme toute expérimentale du film comme essai, une autre approche s'est parallèlement dessinée, s'inspirant du concept mis à jour par Alexandre Astruc : le concept de caméra-stylo, une nouvelle forme de cinéma, « un langage qui n'est ni celui de la fiction ni celui du reportage mais celui de l'essai ». Astruc poursuit : « Un langage, c'est-à-dire une forme dans laquelle et par laquelle un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire ses obsessions, exactement comme il en est aujourd'hui du roman »10. Néanmoins, il convient de

préciser à nouveau que de Brakhage à Mekas ou Kramer, les pensées seront traduites en « images » – l'influence conjointe de la pensée transcendantaliste et romantique, notamment dans la relation de l'artiste à la nature, a insufflé aux cinéastes une démarche plus physique et plus organique, moins intellectuelle donc, ce qui explique en partie l'inclusion apparemment

8 Guy Gauthier, Chris Marker, écrivain multimédia – Voyage à travers les médias, Éditions L'Harmattan, Paris, 2001, p.216.

9 André Bazin, « Ontologie de l'image photographique », in Qu'est-ce que le cinéma ? Éditions du Cerf, 1958- 1985.

10 Alexandre Astruc, « Naissance d'une nouvelle avant-garde », in L'Écran français , 30 mars 1948, repris par Francesco Casetti, in Les Théories du cinéma depuis 1945, coll « Cinéma-image », Éditions Nathan, 1999, p. 99.

paradoxale du champ documentaire dans une vaste pratique expérimentale.

Dans le New American Cinema, l'attention apportée à ce nouveau langage filmique est centrale, ainsi que l'annonce Jonas Mekas dès 1960 :

Le nouveau cinéma américain fait bien plus confiance à l'intuition et à l'improvisation qu'à la discipline. Comme ses collègues, le peintre dynamique, le poète ou le danseur, il faudra saisir l'art dans ce que l'art a de plus transitoire, de plus libre : l'art en tant qu'action, et non statu quo.

Cela signifie que le langage cinématographique ne doit pas être une cage-prison, mais un perpétuel exercice de liberté créative, et aussi que ce langage n'est jamais donné une fois pour toutes, mais qu'il est proche de la mobilité, de la « transience » des choses – d'où le rapprochement avec la démarche artistique totale, picturale, poétique, expérimentale qui participe de cette nouvelle relation du cinéaste au monde et à lui-même, ainsi qu'avec des formes spécifiques, spécifiquement américaines de déplacement, de discontinuité et de fragmentation.

Nous procéderons en plusieurs temps. Dans un premier temps, nous allons revenir sur l'essai littéraire, en tâchant d'en dégager les caractéristiques communes avec ce que nous appellerons l'essai documentaire. Ensuite nous verrons comment le sujet-cinéaste se manifeste dans cet espace : stratégies subjectives (réflexivité, référentialité) et approches autographiques (autobiographie, journal, lettre, portrait, [auto]mythe...) Enfin, nous terminerons par des considérations stylistiques, directement liées au sujet-cinéaste, en montrant les liens étroits existant entre l'essai et la poétique au sens large ; nous prendrons pour ce faire quelques exemples significatifs tels que les paradigmes, symboles et métaphores communs aux œuvres présentées, pour terminer par une question cruciale et significative s'il en est : la signature.

- De l'essai littéraire à l'essai filmique : permanence et déplacements des enjeux et des stratégies

De l'essai littéraire...

Je ne peins pas l’être, je peins le passage, non un passage d’âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute.

Michel de Montaigne, Essais (livre 3, chap.II)

L'essai est un genre11 difficile à définir. les dictionnaires ne sont pas toujours d'accord sur le sens

11 Nous entendons le « genre » dans le sens que lui donne Jean-Louis Leutrat : « Le genre est ce que, collectivement, on croit qu'il est, à un moment donné. », in Jean-Louis Leutrat, « 1895 fims », IRIS vol.1, 1983.

précis à donner à ce genre littéraire appelé couramment « essai ». La définition du Larousse présente assez bien la question :

Les écrivains donnent souvent le nom d'essai à des ouvrages dont le sujet, la forme, la disposition ne permettent pas de les classer sous un titre plus précis, dans un genre mieux déterminé. Il ne faut pas entendre par ce mot un ouvrage superficiel et traité légèrement, mais un ouvrage qui n'entre pas dans tous les développements que comporterait le sujet. On peut aussi y voir un sentiment de modestie chez l'auteur en face d'un sujet large et élevé, dont on n'ose se flatter d'avoir embrassé tout l'ensemble et pénétré tous les détails. L'encyclopédie Wikipedia propose quant à elle cette définition :

An essay is a short work of writing that treats a topic from an author's point of view. Essays are non fictional but often subjective ; while expositary, they can also include narrative. Essays can be literary criticism, political manifestos, learned arguments, observations of daily life, recollections and reflections of the author.

L'essai répond à plusieurs critères ou invariants qu'il partage avec l'approche documentaire ; nous en précisons quelques uns des plus répandus. En premier lieu, l'essai est l'expression d'une subjectivité, ainsi que le rappelle Jean Starobinski : « Le versant subjectif de l'essai, ou la conscience de soi s'éveille comme une nouvelle instance de l'individu, instance qui juge l'activité de jugement, qui observe la capacité de l'observateur. »12 L'énonciateur se manifeste dans le

texte de diverses façons ; il peut se mettre en scène ou s'adresser à un lecteur/spectateur. L'essai est un texte qui propose une réflexion à un stade intuitif, sensible, et ce, dans un contexte total de liberté - une liberté qui peut sembler parfois synonyme de désordre, mais il faut la considérer comme une méthode adaptée à des textes formellement et intentionnellement différents, comme un protocole sine qua none ; l'essai interroge et s'interroge sur des questions existentielles, et en ce sens, comme le film documentaire, relève plus de la philosophie et de la poésie que de la littérature. Dans son texte «Nature et forme de l'essai »13, le théoricien George Lukacs écrit :

« L'essai est une mise en forme des grandes questions de la vie: l'amour, la mort, la justification de l'existence, le pouvoir, l'autre, la vie en société. » Lukacs poursuit en ventant son rôle dans « une période post-moderne où l'absence de repères et d'idéologies cohérentes justifie la quête de nouvelles réponses ; ce serait d'ailleurs le risque contemporain de l'essai : être perçu comme un lieu de réponse alors qu'il n'est qu'un moment de questionnement. »14

L'essai littéraire a fait couler beaucoup d'encre, tant par ses adeptes et praticiens que par ses détracteurs. C'est en effet une forme textuelle qui interpelle le lecteur. Si l'essai comme approche, ou comme genre, trouve son origine dans l'histoire littéraire, alors il revient à Montaigne d'avoir fondé pour ainsi dire le prototype de cette écriture, et de lui avoir donné un nom. Et pour définir aujourd'hui la nature de l'essai, les critiques en reviennent au texte fondateur

12 Jean Starobinski, « Qu'est-ce que l'essai ? », in François Dumont, Approches de l'essai – Anthologie, coll. « Visées critiques », Éditions Nota Bene, Québec, 2004.

13 Georges Lukacs, «Nature et forme de l'essai », in Études littéraires , Vol.5, 1er avril 1972, pp.91-114 (p.92). 14 Georges Lukacs, «Nature et forme de l'essai », in Études littéraires , Vol.5, 1er avril 1972, pp.91-114 (p.93).

de Montaigne, souvent avec l'objectif plus ou moins avoué d'expliquer les traits de l'essai comme genre. Mais à la difficulté éprouvée par Montaigne à se cerner, pour répondre à sa question essentielle « Que sais-je ? », correspond la difficulté de la critique à pouvoir rationaliser et généraliser les qualités de l'essai. En témoigne l'indigence des définitions proposées par les dictionnaires. Ainsi, Le Robert, Dictionnaire de la langue française, propose pour son édition de 1993 par exemple, cette définition qui ne doit pas avoir guère changé au cours du temps : « 1580 : Ouvrage littéraire en prose, de facture très libre, traitant d'un sujet qu'il n'épuise pas ou réunissant des articles divers. 'Les Essais de Montaigne'. Essai philosophique, historique, politique. » En effet, il semble qu'une des caractéristiques principales de cette expérience d'écriture, soit paradoxalement celle, selon Gisèle Mathieu-Castellani parlant de Montaigne d' « inventer son propre modèle, faute de pouvoir s'inscrire dans la série des textes qui constitue un genre défini. »15

D'où la nécessité à chaque fois de rendre compte de cette originalité à l'œuvre, ce sentiment de devoir réinventer la critique parce que le texte – le texte filmique ne semble répondre à rien de connu, ni de comparable ; les exemples de films constituant notre corpus en sont la preuve indiscutable. Lorsque dans un article récent, Jean Starobinski, entreprend de décrire l'essai, il synthétise lui-même la non-résolution de sa problématique dans cette phrase d'ouverture : « Est- il possible de définir l'essai, une fois admis le principe qu'il ne se soumet à aucune règle ? »16

Il semble curieux de constater que Lorsque Philippe Lejeune structure sa définition du récit autobiographique (Le Pacte autobiographique ), il note, pour définir le genre, que des transitions s'établissent avec d'autres genres de la littérature intime ; et s'il indique cependant en quoi le journal, les mémoires et l'autoportrait se différencient de l'autobiographie, de l'essai, nul développement, nulle allusion, à part le terme même « d'essai » qui partage avec les autres modes d'expression le fait qu'il y ait identité au niveau de l'énonciation, de l'auteur, du narrateur et du personnage. L'absence d'une systématisation de l'essai, à cause de sa réalité sémiotique complexe et pluridimensionnelle, a amené maints critiques à le situer du côté d'une anarchie du genre, d'une rébellion vis-à-vis des normes institutionnelles, littéraires et/ou cinématographiques - Spinoza fait ainsi remarquer que « l’ordre des choses n’est pas le même que l’ordre des idées »17, et l'on remarquera que l’espace du film de non fiction privilégie de fait l’ordre des

idées, c’est-à-dire, l’ordre subjectif de celui qui ordonne, agence, présente et re-présente ; l’ordre subjectif vient avant l’ordre objectif chez Kramer, par exemple. Hors du genre, le propre de

15 Gisèle Mathieu-Castellani, Montaigne, l'écriture de l'essai , Presses Universitaires de France, Paris, 1988, p.6. 16 Jean Starobinski, « Qu'est-ce que l'essai ? », in François Dumont, Approches de l'essai – Anthologie,

coll. « Visions critiques », Éditions Nota Bene, Québec, 2003, p.123.

l'essai serait d'être pluriel, polyvalent. Il est ainsi avant tout l'exercice d'une liberté – ce que Jean Starobinski dit ainsi : « L'essai suppose risque, insubordination, imprévision et une dangereuse personnalité. Je crois que la condition de l'essai, sa matière première, c'est la liberté d'esprit . »18

En fait, l'essai est l'exercice d'une certaine forme d'énonciation. Bien que quelques dimensions sémantiques et syntaxiques puissent découler de l'énonciation qui caractérise ce genre, c'est au niveau de l'énonciation et des fonctions du texte qu'il faut chercher sa spécificité ; c'est ce que nous proposons d'entreprendre en abordant chaque œuvre, chaque film.

Il a été beaucoup écrit sur l’essai. Les philosophes ont cherché en particulier à placer l’essai dans une perspective de la connaissance. Si, pour certains, l'essai se présente de manière dynamique, positiviste – pour Georg Lukàcs, que nous avons déjà cité, l’essai est un « poème intellectuel »19 ;

pour le philosophe espagnol Eduardo Nicol, l’essai est « almost literature, almost philosophy »20,

pour d'autres, l'essai est indéfendable : Reda Bensmaïa écrit que « l’essai est atopique, excentrique, bref, un genre impossible »21. Enfin, pour certains auteurs et théoriciens influents, la

forme de l'essai est, pour schématiser, une forme hérétique.

Le philosophe Theodor W. Adorno a écrit un texte de référence en matière d'essai : « The Essay as Form », dans lequel il développe l'idée de l'essai comme forme radicale, subjective et anti- systématique, invitant les philosophes modernes à adopter cette forme, alors que toutes les autres formes, plus « autoritaires », ont été une à une disqualifiées. Il écrit que « the essay’s innermost formal law is heresy »22 Et Derrida de confirmer : « L'essai est une forme hérétique. »23 Pour

revenir à Adorno, la forme de l’essai selon lui n’a cependant pas encore parcouru le chemin conduisant à l’autonomie, que sa sœur, la poésie, a parcouru depuis longtemps - le chemin du déploiement à partir d’une unité primitive avec la science, la morale, l’art24. En Allemagne,

l’essai provoque une réaction de défense, car il exhorte à la liberté intellectuelle. Il poursuit : On ne peut assigner de domaine particulier à l’essai : au lieu de produire des résultats scientifiques ou de créer de l’art, ses efforts mêmes reflètent le loisir propre à l’enfance, qui n’a aucun scrupule à s’enflammer […] il réfléchit sur ce qu’il aime et ce qu’il hait, il parle de ce dont il a envie de parler, il dit ce que cela lui inspire, s’interrompt quand il sent qu’il n’a plus rien à dire, mais pas quand il a épuisé le sujet. Ses concepts ne sont ni construits à partir d’un élément premier, ni convergents vers une fin ultime.25

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