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Formes et manifestations de la subjectivité dans le cinéma documentaire personnel américain (1960-1990)

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(1)

UNIVERSITÉ DE POITIERS Faculté des Lettres et Langues

THÈSE de DOCTORAT

pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE POITIERS Études Anglophones

Présentée et soutenue publiquement le 15 novembre 2008 par : Marie DANNIEL-GROGNIER

titre de la thèse :

Formes et manifestations de la subjectivité

dans le cinéma documentaire personnel américain

(1960-1990)

VOLUME 1

Direction : Monsieur Gilles MENEGALDO

Membres du Jury :

Madame Raphaëlle Costa de Beauregard Monsieur Yves Carlet

Monsieur Jacques Gerstenkorn Monsieur Jean-Luc Lioult Monsieur Gilles Menegaldo

(2)

UNIVERSITÉ DE POITIERS Faculté des Lettres et Langues

THÈSE de DOCTORAT

pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE POITIERS Études Anglophones

Présentée et soutenue publiquement le 15 novembre 2008 par : Marie DANNIEL-GROGNIER

titre de la thèse :

Formes et manifestations de la subjectivité

dans le cinéma documentaire personnel américain

(1960-1990)

VOLUME 2

Direction : Monsieur Gilles MENEGALDO

Membres du Jury :

Madame Raphaëlle Costa de Beauregard Monsieur Yves Carlet

Monsieur Jacques Gerstenkorn Monsieur Jean-Luc Lioult Monsieur Gilles Menegaldo

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Remerciements

Nous tenons en tout premier lieu à remercier Monsieur Gilles Menegaldo qui a accepté de reprendre un projet de thèse qui avait mal débuté. Ses conseils nous ont permis de repartir sur un projet plus viable, avec une problématique plus clairement identifiée et un corpus réduit. Sa compréhension et ses encouragements nous ont permis d'arriver au bout de ce travail de thèse. Nous lui en sommes sincèrement reconnaissante.

Sans oublier...

Salomé pour la mise en page des photos et tous ses conseils avisés,

Michel pour son assistance dans les nombreuses recherches, Joséphine et Rachel pour toute leur patience et leur confiance, Guy pour son oreille musicale...

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RÉSUMÉ

Cette thèse est née d'un long travail de recherche consacré aux diverses formes de l'approche documentaire du cinéma américain, dans ses aspects ontologiques et épistémologiques. Le constat est aujourd'hui quasi unanime pour reconnaître l'investissement subjectif du cinéaste documentariste dans son film, de l'énonciation à l'énoncé. À ceci s'ajoute le fait que la culture américaine s'est depuis toujours fondée sur la notion de l'individu - perceptions et volontés individuelles.

Il s'agit de s'immerger dans les films de type essai de cinéastes ayant une expérience filmique personnelle, dans la saisie des images du monde réel, leur agencement dans le film, montage, archives, sons, commentaire, musique, dans un mouvement double consistant à documenter le monde pour se documenter soi-même.

Afin d'éviter les écueils d'une généralisation aporétique, la méthode retenue est celle, privilégiée par les film studies américaines, du « close reading », sans négliger pour autant le processus créatif, la genèse de certaines œuvres. Ce n'est qu'en proposant une analyse textuelle et esthétique précise de certains aspects significatifs d'un film, qu'on pourra en identifier les manifestations subjectives. Le corpus, circonscrit aux années 1960-1990, présente des œuvres de cinéastes qui ont tous une démarche singulière, tels Stan Brakhage, Jonas Mekas, Robert Kramer, Emile de Antonio, Su Friedrich et Shirley Clarke, ainsi que quelques exemples isolés mais déterminants pour l'avenir de cette forme problématique d'auto-inscription filmique.

Mots-clés : film documentaire, subjectivité, cinéaste-sujet, autodocumentaire, autobiographie, cinéma direct, caméra somatique, engagement politique, subjectivité féminine, expérimentations filmiques et expériences personnelles, exils, histoire, mythes de la nation américaine, individu, artiste, poétique, visions et images, fictivisation, Emerson, Thoreau, Romantisme....

ABSTRACT

This thesis is dedicated to a filmic expression that is often underestimated in film studies, since this long-term work deals with contemporary issues in American personal documentary film. The 60's represent an epistemological break in the history of documentary cinema, in that the filmmaker began to involve himself in the filmic process, both before and behind the camera. What's more, he now assumes that his visions and images of the external world are no longer objective but seen through the prism of his subjectivity, which helps him discover who he really is. Documenting the world, the other, while documenting himself – or herself.

This approach, based on close reading and film aesthetic analysis, eschews aporetic generalization to root itself in issues raised by specific films and filmmakers, such as voice over commentary, music and sounds, editing, found footage, fictionalisation or metaphorical images. The films selected for study belong to idiosyncratic bodies of works of filmmakers like Stan Brakhage, Jonas Mekas, Robert Kramer, Emile de Antonio, Su Friedrich, Shirley Clarke or the Maysles Brothers, among others. They all engage themselves in a process of self-inscription to tell their experiences of birth, childhood, exile, memory, nostalgia, loss, death or legacy.

Keywords : documentary film, factuality, subjectivity, subject, filmmaker, artist, autodocumentary, autobiography, self-inscription, somatic camera, political dissent, woman's subjectivity, filmic experiments and personal experiences, American myths, direct cinema, exiles, History and his-story, poetics, images, fictionalisation, visionary power, Emersonian tradition...

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PLAN DE THÈSE

Formes et manifestations de la subjectivité

dans le cinéma documentaire personnel américain

(1960-1990)

INTRODUCTION GÉNÉRALE...p 8

CHAPITRE 1 : Topiques du film documentaire personnel :

influences, définitions et formes filmiques viables...

p 30

A- Vers une définition syncrétique du film documentaire comme film-essai,

et vers une définition corrélative d'un sujet problématique...p 32 1) Des films qui pensent...

2) De l'essai littéraire au film-essai : permanences et déplacements des enjeux et des stratégies

B- Influences romantique et emersonienne...p 52 1) « The native air they breathe... »

2) Du terreau religieux vers une sécularisation des pratiques : la vision transcendantale des poètes aux cinéastes

3) De la Self Reliance à la subjectivité filmique 4) Vers un cinéma personnel

CHAPITRE 2 : L'héritage disputé des années soixante :

convergences et divergences documentaires, expérimentales

et autobiographiques – le sujet en crise...

p 78

A- Visions métaphoriques du monde : création, concrétion et recréation...p 80 1) Stan Brakhage : de l'épique à l'autobiographique

2) Processus d'identification d'Albert et David Maysles à leur « sujet » : close reading de quelques scènes de Salesman.

B- Vérités et mensonges : perspectives axiologiques

des subjectivités documentaires américa ines ...p 147 1) David Holzman's Diary ou le « paradoxe du menteur »

2) Réflexivité et altérité : La Place du Roi dans My Grilfriend's Wedding 3) No Lies de Mitchell Block, ou le cinéma direct comme « viol »

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CHAPITRE 3 : Les Femmes et le documentaire autographique :

Intervention historique, altérité et engagement dialogique...

p 222

A- Échos du passé...p 225 1) Brève introduction à l'histoire de l'expression de la subjectivité féminine

2) De His-Story à Her-Story et leurs enjeux pour le cinéma documentaire

B- Des formes adaptées au sujet-femme...p 245 1) Le documentaire comme praxis féministe : quelques paradigmes

2) Le cinéma expérimental comme praxis féminine : la performance au cœur du film

3) Les six modalités du regard documentaire : le regard d'intervention de l'ethnographie domestique C- Cinéma documentaire, féminisme et films de famille :

une conjonction privilégiée de la subjectivité féminine...p 296 1) L'ethnographie domestique :

un jeu de détermination mutuelle au risque du sujet-cinéaste 2) Une histoire de filles et de mères : Delirium de Mindy Faber 3) Sink or Swim :

ou comment se construire une identité avec des figures absentes D- Daughter Rite et le film de famille :

une histoire de fiction nécessaire...p 333 1) De l'influence des films de famille sur les cinéastes femmes

2) Daughter Rite : Un réseau complexe d'histoires 3) Le travail de la fiction :

« But why is the film maker trying to dupe us ? »

CHAPITRE 4 : Expériences de l'exil : trajectoires, territoires

et écritures filmiques : Jonas Mekas et Robert Kramer...

p 373

A- Jonas Mekas : cinéaste personnel ...p 376 1) Un cinéaste diariste

2) Les haïkus mekasiens de Lost Lost Lost 3) Partitions obstinées pour cinéaste exilé : déplacements et processus identitaires

4) Images et mémoire dans Reminiscences of a Journey to Lithuania

B- Robert Kramer ou l'éternel voyageur...p 460 1) L'inquiétante étrangeté de l'Amérique,

ou l' « estrangement » comme mise en mouvement. 2) Le Cyclope regardant Ulysse :

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CHAPITRE 5 : Le sujet-cinéaste et sa confrontation avec les figures

de la mort : politiques de l'autorité et de la transmission...

p 512

Préambule : Combler le vide du Réel : la mort et le deuil dans quelques exemples de films documentaires contemporains et les questions afférentes de représentation.

Introduction à la problématique du corpus choisi...p 513 A- Lightning Over Water : l'impossible promesse du documentaire,

ou comment dire 'Cut!'...p 525 1) Ray/Wenders : deux figures en miroir – question d'autorité

2) Allers-retours entre documentaire et fiction, ou le jeu constant du sujet et de l'objet

3) Documenter la mort en direct :

le contre-exemple de Silverlake Lake Life : the View From Here

B- Emile de Antonio : le sujet-cinéaste comme ultime document...p 557 1) Esquisse de portrait d'un cinéaste radical américain

2) Stratégies de antonioniennes : le cinéaste et les images d'archives 3) Mr Hoover and I : de la confrontation à l'auto-inscription. 4) Fin de partie

CONCLUSION GÉNÉRALE...p 659

BIBLIOGRAPHIE ...p 665

FILMOGRAPHIE...p 675

ANNEXES...p 679

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Introduction générale

We can’t change the country, let’s change the subject .

James Joyce, Ulysses1

L’homme n’est que le point où je suis placé et, de là, la vue est infinie.

d'après Henry D. Thoreau, Journal2

La relative tardive reconnaissance que les films documentaires sont des films comme les autres, et qu'ils peuvent prétendre à des récompenses majeures du septième art, représente une avancée en termes de réception spectatorielle et d'économie, mais tend à être dans le même temps, l'arbre qui cache la forêt. D'autant que les films qui se sont frayés un chemin vers le grand public, sont des films particulièrement problématiques pour ce qui est de leurs rapports avec l'idée documentaire (de l'idéal à la simple visée), que ce soit dernièrement Fahrenheit 9/11 de Michael Moore, Le Cauchemar de Darwin d'Hubert Sauper, An Unconvenient Truth d'Al Gore, ou plus récemment Entre les murs de Laurent Cantet (présenté comme une « fiction documentée »), ce dernier ayant obtenu la Palme d'Or au dernier Festival de Cannes.

Le travail que le lecteur s'apprête à lire, est né d'une fréquentation longue et assidue de films anglo-saxons présentant d'une manière ou d'une autre une approche documentaire, c'est-à-dire que leurs images ont toutes pour référent le monde réel. Ou, pour reprendre les mots de Jacques Rancière «Le film documentaire n'oppose pas le parti pris du réel à l'invention fictionnelle. Simplement le réel n'est pas pour lui un effet à produire. Il est un donné à comprendre.3 »

On ne saurait d'emblée fournir une définition exhaustive d'une approche filmique qui n'est pas un genre, qui ne répond pas à des critères précis. Dans l'histoire du cinéma documentaire, il a fallu que certains mouvements fixent un cadre de représentation, pour que les films l'excèdent, et que ces films-là soient précisément ceux qui comportent un intérêt particulier, un intérêt

1 James Joyce, Ulysses, London & New York : Penguin Books, 1986, p.527. (The Corrected Text, edited by Hans

Walter Gabler, with Wolfhard Steppe and Claus Melchior).

2 Nous citons Thoreau de mémoire, car nous n'avons pas été en mesure de localiser la citation précise, même avec

l'aide de Michel Granger, auteur de plusieurs ouvrages sur l'auteur transcendantaliste. Michel Granger souligne que cette idée est récurrente dans les écrits de Thoreau, et que par conséquent nous ne faisons qu'énoncer une idée thorovienne générale.

3 Jacques Rancière, La Fable cinématographique , coll. « La Librairie du XXIe siècle », Éditions du Seuil, Paris,

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documentaire. Afin de mener à bien ce travail, il nous a fallu aller au-delà des étiquettes et des codifications - pour aller à la rencontre de films et de leurs créateurs dans une dynamique sans préconception. La réalisatrice et théoricienne américano-vietnamienne Trinh-T Minh-Ha fait le même constat : «In a completely catalogued world, cinema is often reified into a corpus of traditions »4.

Terminologie et définition(s) : « Documentary is not a name »5

Si la définition de ce qu'est un documentaire ne pourra s'esquisser qu'à l'issue d'un long parcours qui nous mènera au cœur des films, savoir les nommer, les qualifier, les référencer, les classifier semble déjà une tâche ardue et discutable. Plus qu'une notion qui est et restera aussi aussi vaste que vague, le documentaire est une expérience cinématographique pour tout sujet engagé dans le film, du cinéaste aux personnes réelles habitant le film, et au spectateur – expérience dont nous proposons ici d'identifier les modalités et les enjeux.

Observons d'abord les appellations courantes utilisées pour décrire ces films qu'on dit « documentaires » – appellations qui en anglais se résument principalement à deux locutions : d'une part « documentary films », d'autre part, « non fiction films ».

Le terme de « documentaire » est né au XIX° siècle, sous la plume d'un journaliste, et fut ensuite repris par les Anglo-Saxons cherchant à qualifier ces films « qui ont un caractère de document », à l'origine les films du mouvement documentaire britannique6. L'usage grammatical était

initialement celui d'un adjectif qualificatif. Voici une définition qu'en donne John Grierson :

Documentary is said to have come about as a need to inform the people (Dziga Vertov, Kino-Pravda ou cinéma-vérité) and subsequently, has affirmed itself as a reaction against the monopoly that the movie as entertainment came to have on the uses of film. Cinema was redifined as an ideal medium for social indoctrination and comment, whose virtues lay in its capacity for ‘observing and selecting from life itself’, for ‘opening up the screen on the real world’, for photographing ‘the living scene and the living story’, for giving cinema ‘power over a million and one images’, as well as for achieving ‘an intimacy of knowledge and effect impossible to the shimsham mechanics of the studio and the lily-fingered interpretation of the metropolitan actor’.7

Sa progressive substantivisation (moins courante en anglais qu'en français néanmoins) a

4 Trinh-T. Minh-Ha, « The Totalizing Quest of Meaning », in Michael Renov (edited by), Theorizing

Documentary, New York & London: Routledge Edition, 1993, p. 90.

5 Ceci est une remarque de la cinéaste américano-vietnamienne Trinh-T Minh-Ha, qu'elle reprend dans son texte

« The Totalizing Quest of Meaning », in Michael Renov (edited by), Theorizing Documentary, New York & London: Routledge Edition, 1993, p. 90.

6 En France, il est fait mention de « scène documentaire » dès 1906, et de « documentaire » dès 1915. 7 Forsyth Hardy (edited by), Grierson on Documentary, New York : Praeger, 1971, pp.146-147.

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provoqué un quiproquo qui a perduré dans le débat autour du « documentaire », en opérant de fait une distinction sémantique qui le sépare de sa nature initiale : le film. En abandonnant la marque filmique originelle, le documentaire a perdu une composante essentielle de son identité, qui est que le film documentaire est avant tout un film, un film comme les autres – ce que des exemples variés mettront à jour.

Le terme de « non fiction films » a été adopté un peu plus tard par les critiques de cinéma américains parmi lesquels Erik Barnouw8 et Richard Meran Barsam9, tous deux auteurs d'une

anthologie classique du film documentaire, pour dessiner une famille de films qui s'opposait aux films de fiction, c'est-à-dire, dans l'esprit d'un Américain, aux produits de l'industrie hollywoodienne, « the Dream Factory » la bien nommée, et son idéologie de l' « escapism » si décrié par John Grierson - alors que son « conseiller » artistique n'était autre que Robert Flaherty. Le règlement de la célèbre Academy of Motion Picture Arts and Sciences américaine stipule que :

Les films documentaires sont ceux qui traitent des sujets historiques, sociaux, scientifiques ou économiques, filmés soit dans leur contexte actuel soit reconstitués, et dans lesquels l'accent porte davantage sur le contenu factuel que sur la distraction.10

On constate aujourd'hui que la critique américaine contemporaine, parmi laquelle Bill Nichols et Michael Renov, réfère aux « documentary films », certains encore parlent de « films of fact » - ce qui ne modifie pas significativement le référent et ne simplifie pas le travail définitoire, ainsi que Bill Nichols l'écrit :

Even after the word documentary began to designate something that seemed to identify a filmmaking practice, cinematic tradition, and mode of audience reception, it remained , and still is, a practice without clear boundaries. How should we represent the lives of social and historical others in film form is a question to which no single set of answers has prevailed.

La cinéaste américano-vietnamienne Trinh-T. Minh-Ha, propose elle aussi une définition intéressante du film documentaire :

There is no such thing as documentary – whether the term designates a category of material, a genre, an approach, or a set of techniques. This assertion – as old and as

8 Erik Barnouw, [Documentary]- A History of the Non-Fiction Film, New York Oxford : Oxford University Press,

1993.

9 Richard Meran Barsam, Nonfiction Film : A Critical History, New York : E.P.Dutton Editor, 1973. Cet ouvrage

ne fut pas réédité, et comporte donc une analyse de la production de films de nonfiction qui va de Robert Flaherty aux films du cinéma direct. L'approche théorique elle-même est datée, puisque la dimension ontologique du médium cinéma n'est pas évoquée, ainsi que l'écrit Barsam : « My concentration has been on what the films say, not on how they say it, because for the most part, the technique of nonfiction film is less important than its content. » (opus cité, p. xviii.)

10 Notre traduction. Lewis Jacob, The Documentary Tradition, New York : W. W. Norton & Company, 2nd edition,

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fundamental as the antagonism between names and reality – needs incessantly to be restated despite the very visible existence of a documentary tradition. In film, such a tradition, far from undergoing a crisis today, is likely to fortify itself through its very recurrence of declines and rebirths. The narratives that attempt to unify/purify its practices by positing evolution and continuity from one period to the next are numerous indeed, relying heavily on traditional historicist concepts of periodization.11

Trinh-T Minh-Ha aborde ainsi l'idée que le film documentaire, même dans flou théorique et formel, représente une expression vivante – une idée que l'on retrouve sous la plume de cinéastes comme de théoriciens. Ainsi, Robert Kramer remarque : « ... Le ' film documentaire' - expression pratique et bon exemple de la façon dont les idées reçues, les vieilles étiquettes font leur chemin - est la branche du cinéma qui se montre tant soit peu vivante ces temps-ci. »12 Il ne se laissera

pas intimider par ses canons, et investira cette idée documentaire d'une manière personnelle. Ou bien, voyons le point de vue de Jean-Louis Comolli :

Il faut reconnaître que le travail intéressant, le travail tant soit peu vivant, se fait dans le cas où le réalisateur, et le film lui-même, se collettent à ce genre de questions. Se collettent, littéralement, au mur qu’il y a entre nous et ce qui semble être là. [...]

Une des raisons du regain du « documentaire » ces temps-ci, c’est que, par sa relation inconfortable, mal commode avec le Réel, il est beaucoup plus impliqué, absorbé, et même étranglé par ce genre de problèmes. C’est là sa chance d’être intéressant, de pouvoir suggérer et vibrer. Il a plus de chances de montrer de brefs et denses moments de complète liberté. Des moments qui sont des percées dans les murs de la prison où nous vivons et que nous nous sommes en partie créée. Ces moments adviennent lorsqu’on éprouve la fraîche impression de voir pour la première fois, comme une fenêtre qu’on ouvre dans une chambre de malade.

Jacques Rancière, pour revenir à lui, met l'accent sur une autre définition ou non-définition du film documentaire, qui nous sera utile au cours de nos démonstrations. Dans son ouvrage La Fable cinématographique, il combat d'emblée l'opposition traditionnelle entre cinéma documentaire et cinéma de fiction, se faisant le partisan d'une identité du cinéma au-delà des distinctions auxquelles l'oblige la structure du film :

Un film documentaire n'est pas le contraire d'un film de fiction du fait qu'il nous montre des images saisies dans la réalité quotidienne, ou des documents d'archives sur des événements attestés, au lieu d'employer des acteurs pour interpréter une histoire inventée. Il n'oppose pas le parti pris du réel à l'invention fictionnelle. Simplement le réel n'est pas pour lui un effet à produire. Il est un donné à comprendre.13

Après nous être interrogée sur cette question terminologique, notamment au moment de décider

11 Trinh.T Minh-Ha, « The Totalizing Quest of meaning », in Michael Renov (edited.by), Theorizing Documentary,

New York London : Routledge, 1993, p.90.

12 Robert Kramer, « Pour vivre hors-la-loi, tu dois être honnête » (traduit de l'anglais par François Niney). Texte

écrit en juillet 1993, à l'occasion d'une programmation du Groupement National des Cinémas de Recherche, sur le thème « Dans le réel, la fiction », Paris.

13 Jacques Rancière, La Fable cinématographique , coll. « La Librairie du XXIe siècle », Éditions du Seuil, Paris,

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d'un titre qui refléterait le large scope de notre corpus, nous avons souhaité ancrer notre réflexion dans cette notion de film documentaire, et d'en accepter les inévitables contradictions. Il nous semble en effet plus représentatif et plus constructif d'associer le cinéma au geste documentaire plutôt que de raisonner par la négative et l'exclusion – films de non fiction. Nous avons déjà fourni quelques débuts de justification en évoquant les positions des uns et des autres, et les exemples particuliers que nous prendrons poursuivront nécessairement cette discussion. Il est d'ailleurs significatif que Bill Nichols, éprouvant le besoin de revenir sur un travail définitoire et plus ontologique du cinéma documentaire (l'erreur théorique fut certainement de persister à définir le documentaire en termes épistémologiques uniquement), après avoir publié quelques ouvrages de référence sur le sujet14, débute son Introduction to Documentary par ceci :

Every film is a documentary. Even the most whimsical of fictions gives evidence of the culture that produces it reproduces the likenesses of the people who perform within it. [...] Documentaries of wish-fulfillment are what we would normally call fictions. [...] Documentaries of social representation are what we typically call non-fiction films.15

Il nous faudrait ajouter une troisième voie, une voie médiane, qui serait ce que nous appelons le « cinéma personnel » et sur lequel nous allons revenir, suivant le conseil dispensé par Bill Nichols d'identifier nos propres modèles : « More than proclaiming a definition that fixes one and for all what is and is not a documentary, we need to look to examples and prototypes, test cases and innovations as evidence of the broad arena within which the documentary operates and evolves. »16

Nous donnerons ainsi un premier exemple de démarche toute personnelle, celle de Robert Kramer :

Ce que je veux dire, c’est que le Réel, l’image du Réel, est une construction. Notre construction. La construction de quelqu’un. Disons que « le monde dans lequel nous vivons » peut être décrit comme une sorte de studio de cinéma, bourré de décors (appelons ça le Studio de Cinéma de la Réalité, the Reality Film Studio), et chaque décor est accompagné des indications nécessaires à bien comprendre ce que nous voyons là, comment s’en servir, et comment en tirer partie.17

14 Nous citerons les ouvrages suivants : Ideology and the Image, (Bloomington : Indiana University Press, 1981) ;

Blurred Boundaries – Questions of Meaning in Contemporary Culture (Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 1994) ; Representing Reality – Issues and Concepts in Documentary (Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 1991).

15 Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2001, p.1. 16 Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2001, p.21. 17 Robert Kramer, « Pour vivre hors-la-loi, tu dois être honnête », traduit de l'anglais par François Niney, à

l'occasion de la programmation du GNCR (Groupement National des Cinémas de Recherche) sur le thème « Dans le réel, la fiction », http://www.derives.tv/spip.php/article58.

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Les enjeux du documentaire

La première observation que nous ferons avant d'entrer dans le vif du sujet, c'est que le cinéma documentaire est impensé par les divers formes de pensée, de la philosophie à la théorie du cinéma, qui comprennent tous le cinéma documentaire comme un cinéma réaliste de fiction.

Les diverses approches théoriques ont buté sur la nécessité de catégoriser, de répartir l'histoire du film documentaire par périodes pour plus de lisibilité. Ainsi, Bill Nichols répertorie-t-il six modes primaires de cinéma documentaire. Bill Nichols débute par le Poetic Mode - certains films des années vingt et trente et quelques exemples comme Nuit et Brouillard ou Koyaanisqatsi. « This mode bears a close proximity to experimental, personal, or avant-garde filmmaking »18.

L'Expository Mode suit une logique argumentative s'orchestrant autour d'un commentaire en voix over ; ce mode se manifeste principalement dans les films de Pare Lorentz, Paul Strand et Willard van Dyke, Luis Bunuel (Terre sans pain) ou de Jean Rouch - « This is a mode that most people identify with documentary in general . »19 Le mode suivant, Observational Mode est

privilégié par les adeptes du cinéma direct, l'école américaine de Wiseman et d'autres cinéastes de la même époque, plus ou moins connus. Puis viennent trois modes nettement plus complexes : Le Participatory Mode engage une interaction entre le cinéaste et son sujet, grâce notamment au dispositif de l'interview et/ou l'emploi d'archives. Les exemples fournis par Bill Nichols sont hétéroclites et vont de Chronique d'un été à Shoah ou Le chagrin et la pitié. Le Reflexive Mode interpelle l'observateur sur la construction du film et sur sa représentation de la réalité, comme c'est le cas avec le cinéma de Peter Watkins, par exemple. Enfin, le Performative Mode met en avant l'approche expressive et subjective du cinéaste, ainsi que les relations de ce dernier avec son sujet (« subject » et « subject matter », protagoniste du film et sujet traité) ainsi qu'avec le spectateur. Le film de Stan Brakhage, The Act of Seeing with One's Onw Eyes, déploie un mode qui est plus explicitement débarrassé de la visée d'objectivité que les autres modes avaient plus ou moins assumée.

Michael Renov quant à lui ne se fonde pas sur une catégorisation de type formel, mais plutôt sur des visées, des intentions de la part du cinéaste, ce qui laisse plus de latitude et de souplesse : « These categories are not intended to be exclusive or airtight ; the frictions, overlaps discernible among them testify to the richeness and historical variability of non fictional forms

18 Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2001,

p.33.

19 Bill Nichols, Introduction to Documentary, Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2001,

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in the visual arts. »20 Dans l'optique d'une poétique du documentaire (« a poesis », « an active

making »), Michael Renov distingue quatre projets : Le premier projet, « to record, reveal or preserve » semble recouvrir les deux modes de Bill Nichols que sont le mode poétique et le mode d'observation. Le second, « to persuade or promote », correspond plus ou moins au mode d'exposition ; le troisième, « to analyse and to interrogate » au mode réflexif, et le dernier projet, « to express » au mode performatif. Cette dernière approche semble englober la plupart des autres gestes documentaires ici répertoriés, et pourtant, Michael Renov souligne son manque de reconnaissance : « The expressive is the aesthetic function that has consistently been undervalued within the nonfiction domain ; it is, nevertheless,amply represented in the history of the documentary enterprise. »21 Le travail qui consiste à répertorier et théoriser des modes

d'expression artistique constitue un travail de thèse en soi, aussi nous conclurons ce point en suggérant que les films dont nous allons ensuite parler, partagent tous cette intention « to express », sans pour autant abandonner des choix formels ou discursifs qui relèveraient d'autres approches plus spécifiques comme le mode réflexif ou le mode interactif, ou d'autres approches encore qui ont été (plus ou moins sciemment) détournées par les cinéastes, comme par exemple les Frères Maysles pour le cinéma direct – c'est là tout l'intérêt et la complexité du travail que nous présentons.

La théorie documentaire a évolué si rapidement ces dernières années – on pourrait d'ailleurs regretter que les pratiques n'ont pas suivi cette dynamique – qu'on s'est finalement rendu compte, un peu tardivement, qu'on ne pouvait éviter la superposition et/ou de la combinaison des diverses approches si précisément identifiées, isolées, comme un laborantin isole une cellule rare. Chaque film documentaire contemporain - c'est-à-dire, nous le rappelons, un film qui se confronte plus ou moins frontalement au réel qu'il tente de représenter avec les outils à la disposition du cinéaste – manifeste un frayage des approches ; c'est d'ailleurs la spécificité du film documentaire que de documenter son travail documentaire ; il n'y a que les films de fiction, comme nous en verrons quelques brefs exemples, qui peuvent proposer, paradoxalement, une forme pure de documentaire, justement parce qu'ils ne sont pas des films documentaires.

Ainsi, pour prendre un exemple personnel très récent (lors des interventions en Master de Cinéma), la question de la nature du film documentaire se pose constamment, dans des ramifications avec d’autres concepts qui lui sont souvent confusément associés. Il est fréquent d’assister à l’exposé d’un(e) étudiant(e) présentant par exemple une nouvelle série américaine,

20 Michael Renov, « Towards a Poetics of Documentray », in Michael Renov (edited by), Theorizing Documentary,

New York & London : Routledge Editions, 1993, p.20.

21 Michael Renov, « Towards a Poetics of Documentray », in Michael Renov (edited by), Theorizing Documentary,

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ou britannique, qui opère de fréquents rapprochements, voire tend parfois à confondre, à prendre l’un pour l’autre, la notion d’approche documentaire et celle d’approche réaliste du cinéma. Une série comme celle diffusée ces dernières années sur HBO, The Wire, dresse un portrait de la ville de Baltimore – portrait si « réaliste » de par les couleurs, les personnages qui croisent l’objectif de la caméra, les accents des acteurs et acteurs sociaux, fidèles aux diverses communautés se répartissant le territoireque l’avis de l’étudiant est que la série peut être considérée comme... documentaire.

Une bonne part des incompréhensions qui demeurent quant au statut du documentaire provient d’une vieille opposition positiviste entre la perception et l’enregistrement d’une part, et l’interprétation de l’autre. On sait aujourd’hui que tout observateur opère comme un réalisateur, même s’il se défend de théoriser, sa perception est programmée par les images mentales que son éducation et sa culture ont déposées en lui. La perception procède d’une expérience mixte, en ce sens qu’elle éveille chez celui qui regarde un potentiel interprétatif et émotif à l’état latent.

Pas plus que la photographie, la prise de vue documentaire n’est simple mimesis, mais un moyen de traduire la perception à partir d’un point de vue. On ne peut accéder à la réalité qu’à travers des appareils dotés de capacités techniques déterminées et d’une représentation socialement et culturellement codée. L’objectivité documentaire est une vision partielle et partiale, et ne demande qu'à être discutée, disqualifiée, requalifiée comme subjective. Dans son Avertissement à son ouvrage L'Épreuve du réel à l'écran – Essai sur le principe de réalité documentaire, François Niney remarque qu'« au regard de l'appareil médiatique, les notions d'objectif et de subjectif se sont complètement inversées. »22

La discussion sur l’objectivité ne saurait être évitée, car comme l’Hydre de Lerne, on ne peut la décapiter. C’est sans doute que le documentaire est toujours désireux de se substituer à son référent réel, pour la simple raison qu’il lui ressemble. Tandis que le langage verbal ou écrit utilise des signes arbitraires, le langage cinématographique organise des représentations qui peuvent cacher l’auteur derrière une apparence mimétique. Dans son Ciné-Journal , Serge Daney fait le tour de la question :

La fiction, c'est se mettre au milieu du monde pour raconter une histoire. Le documentaire, c'est aller au bout du monde pour ne pas avoir à raconter. Mais il y a de la fiction dans le document comme il y a des roches fossiles dans la fiction, pour la bonne raison que la caméra (c'est plus fort qu'elle) enregistre ce qu'on met devant elle, tout ce

22 François Niney, L'Épreuve du réel à l'écran ; Essai sur le principe de réalité documentaire, 2nd édition, Éditions

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qu'on met devant elle.23

Pour rendre compte de l’attitude narrative et sémiotique du plan, la distinction entre fiction et documentaire est semble-t-il futile. En fin de compte, Jacques Rancière remarque que « Le documentaire n’est qu’un mode de la fiction, à la fois plus homogène et plus complexe. Plus homogène parce que celui qui conçoit l’idée du film est aussi celui qui le réalise ; plus complexe puisqu’il enchaîne ou entrelace le plus souvent des séries d’images hétérogènes »24

En définitive, le documentaire n'est ni un genre ni un objet filmique, mais une expérience cinématographique, « une aventure qui transcende les genres », pour reprendre la tournure de Micheline Créteur25, et pour revenir à notre postulat de départ.

Spécificités américaines : une terre de fiction - « The vivid image came to overshadow the pale reality »26

La question de l’Américanité a également sa place dans cet aperçu que nous tentons d’avoir du terreau sur lequel a prospéré le film documentaire américain dans toute sa variété. L’histoire du documentaire américain s’inscrit dans une sorte de course généralisée à l’image, à l’illusion. On évoquera ici la pensée extravagante mais pertinente de l'historien et sémiologue Daniel Boorstin qui cherche à prouver, dans son ouvrage de référence The Image : A Guide to Pseudo-Events in America, que l’Amérique est un pays fantasmé pour lequel l’image est tout, elle a tout remplacé :

In this book I describe the world of our making ; how we have used our wealth, our literacy, our technology, and our progress, to create the thicket [hallier, fourré, maquis] of unreality which stands between us and the facts of life. (I recount historical forces which have given us this unprecedented opportunity to deceive ourselves and to befog our experiences.27)

Boorstin parle d’un pays tombé dans une hypnose nationale et volontaire (« self-hypnosis ») : « We want and we believe these illusions because we suffer from extravagant expectations. We expect too much of the world […] We expect anything and everything. We expect the contradictory and the impossible. »28 Il distingue ensuite deux attentes qui [les] gouvernent :

D’une part les attentes de ce que le monde peut leur donner, ce qui n'est qu'un voile de fumée

23 Serge Daney, Ciné-Journal , vol.1 1981-1982, coll. « Petite Biblithèque/n°21 », Éditions des Cahiers du Cinéma,

1998, p. 166.

24 Jacques Rancière, La Fable cinématographique, coll. « La Librairie du XXIe siècle », Éditions du Seuil, Paris,

2001, p.203

25 Micheline Créteur, « Filmer à tout prix », in le Documentaire en Europe, n° 4, Publications Video-doc,

Bruxelles, Éditions Edima, 1990.

26 Daniel Boorstin, The Image – A Guide to Pseudo-Events in America, New York : Vintage Books, 1992, p.3. 27 Daniel Boorstin, The Image – A Guide to Pseudo-Events in America, New York : Vintage Books, 1992, p.2. 28 Daniel Boorstin, The Image – A Guide to Pseudo-Events in America, New York : Vintage Books, 1992, p.4.

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puisque les attentes en question sont bien supérieures à ce que le monde peut offrir. D’autre part, et ceci est bien plus intéressant pour notre recherche, des attentes liées au pouvoir [à leur pouvoir] à façonner le monde :

Our power to shape the world, our ability to create events when there are none, to make heroes when they don’t exist, to be somewhere else when we haven’t left home ; to make art forms suit our convenience, to transform a novel into a movie, to turn a symphony into mood-conditioning. […] To invent our standards and then respect them as if they had been revealed or discovered.

Toutes ces illusions ne font que tromper les Américains qui paient pour elles : « The making of the illusions has become the business of America, some of its most necessary and respectable business […] The story of the making of our illusions – the news behind the news - has become the most appealing news of the world »29 Le problème est qu’en demandant trop au monde, nous

demandons à ce que quelque chose soit fabriqué pour combler les déficiences du monde – c’est ce qui explique la demande d’illusions. Le résultat est qu’à force de vivre dans l’illusion, l’illusion a remplacé la réalité, le monde est devenu un monde d’images : « We are haunted, not by reality, but by those images we have put in place of reality. »30 Boorstin poursuit sa

démonstration en apportant la notion de « pseudo-événement » - le préfixe « pseudo » vient du Grec ancien signifiant « faux « , fait pour tromper, pour faire illusion, qui n’est pas authentique. D'emblée, on le voit, la notion même de documentaire s'impose comme problématique dans un pays qui présente un tel symptôme de déni de la réalité. Dans une société habituée à l’illusion, au factice, quel intérêt y a-t-il à placer tous ses « espoirs » dans la représentation de la réalité ? Cette réalité sera dès lors une affaire individuelle, une question de perception personnelle, une question d'interprétation subjective.

Dans le même temps, l’Amérique est une terre mythique, une culture des grands récits fondateurs. Comment inscrire la démarche documentaire dans cette tradition ? Dans les années trente, les films du New Deal, également appelés Frontier Films ont su dans leur ensemble allier la visée documentaire alors propagandiste, aux notions traditionnelles de la conquête d'un territoire, de progrès et d'efficacité. Le Département de l'Agriculture a ainsi permis de réaliser des chefs d'œuvre comme The Plow That Broke The Plain et The River de Pare Lorentz, The Power and the Land de Joris Ivens, Native Land de Paul Strand, avec en contrepoint, The Land de Robert Flaherty31. On notera que c'est grâce à l'absence de sons réels, à l'ajout d'une musique

lyrique spécialement composée pour les films, et d'un commentaire en voice over orientant la

29 Daniel Boorstin, The Image – A Guide to Pseudo-Events in America, New York : Vintage Books, 1992, p.5. 30 Daniel Boorstin, The Image – A Guide to Pseudo-Events in America, New York : Vintage Books, 1992, p.6. 31 De retour dans son pays, Robert Flaherty entreprend un tour des États-Unis pour documenter les inégalités

agricoles sur le territoire américain, notamment en dénonçant l'usure des sols dus à une exploitation intensive, sans rotation des cultures, et à une mécanisation inhumaine.

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lecture d'images souvent panthéistes, que le mélange discours propagandiste / discours mythique pouvait s'effectuer. Comme nous allons le voir, c'est un peu pour les mêmes raisons, absence de sons, mais aussi de musique et de commentaire, que les films du cinéma direct tendent à perpétuer cette vision mythique du monde extérieur – un monde où l'image règne en maître.

Questions de subjectivité

Nous en sommes restée à la nomenclature du champ documentaire effectuée par Bill Nichols et Michael Renov et à notre proposition d'aller au-delà des apparences (ou prétentions) formelles, pour nous concentrer sur une notion voisine de l'expression : l'expression du sujet-cinéaste, c'est-à-dire la subjectivité à l'œuvre dans le film documentaire.

On constate ces dernières années dans le vaste paysage du cinéma américain, une convergence entre cinéma documentaire et cinéma expérimental, en particulier par le biais d'une démarche autobiographique permettant l’exploration ou la problématisation de l’identité personnelle et culturelle. Il s’agit de se tourner vers le sujet dans le cadre du film documentaire de ces dernières décennies qui ont vu resurgir la subjectivité refoulée durant presque un siècle de pratique documentaire américaine.

Le philosophe situationniste Raoul Vaneigem définit la subjectivité dans le rapport de soi à l'autre et de soi à soi, et ce faisant, introduit la notion de subjectivité en lien avec l'identité et l'altérité :

Ma subjectivité se nourrit d’événements, de faits. La réalité m’emporte avec elle, et dans mon imagination, tout est transformé. Une perspective radicale saisit les hommes par leurs racines, et les racines des hommes se fondent sur leur subjectivité. Il y a une racine commune à toutes les subjectivités, bien qu’elles soient toutes uniques et irréductibles : c’est la volonté de se réaliser soi-même en changeant le monde,la volonté de vivre toutes les sensations complètement. C’est quelque chose que l’on rencontre chez tout le monde, mais à des niveaux de conscience et de détermination très variés. Son véritable pouvoir repose sur le degré d’unité collective qu’elle peut atteindre sans perdre son infinie variété. La conscience de cette unité nécessaire vient de ce que l’on peut appeler un « réflexe d’identité ». La subjectivité radicale ne peut qu’être fondée sur ce principe d’identité. En fait, ce que je cherche dans les autres, c’est la part de moi la plus riche qui est cachée dans les autres. La subjectivité radicale est le front commun d’une identité retrouvée, re-découverte : ceux qui ne peuvent pas se voir dans les autres sont condamnés à n’être que des étrangers pour eux-mêmes.32

Associer l’idée de subjectivité à celle de documentaire aurait pu jadis sonner comme un

32 Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations , coll. « folio/actuel », Éditions

Gallimard, 1967-1992, p.246. Nous ne commentons pas ici cette remarque extrêmement lourde de sens, mais nous aurons l'occasion d'y revenir au fil de nos démonstrations.

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oxymore, ou tout au moins comme une provocation rhétorique. Le film documentaire, c’est le discours de l’expert, celui de la science – et ce, bien que le film documentaire n’ait jamais joui de la respectabilité des autres sciences, mêmes humaines. Le documentaire ne saurait par conséquent faire l’économie de quelques mythes tenaces, et sa revendication supposée pour le discours de référence, de l’expert, n’est que le moindre de tous ces mythes qui entourent la naissance de cette expression cinématographique qu’on a tôt fait de distinguer de l’envahissant et protéiforme cinéma de fiction - cinéma tout court.

Faire tomber l’auréole pour voir la réalité d’une idée, d’un projet qui se fait lui-même multiple, paradoxal et instable, n'est pas chose aisée pour le cinéaste comme pour le critique. Ôter la gangue théorique, faire craquer le carcan idéologique de ces distinctions erratiques et pratiques pour revenir à une pratique artistique qui se définit par l’emploi d’une caméra pour filmer le monde, l’autre. Bill Nichols reconnaît la complexité de l'entreprise :

Documentarists may now be more self-conscious of their specialized calling and craft than their turn-of-the-century predecessors, but how they choose to undertake the act of representing themselves and others remains open to extraordinary variation.33

Dans le champ documentaire, outre les considérations sémiologiques relatives à tout film qui relève d’une « grande syntagmatique », la subjectivité est principalement (pour ne pas dire presque essentiellement) prise en charge par l’auteur. L’auteur est l’observateur, même si le cinéaste n’est pas un acteur (au sens basique) de la scène filmée – et même si le cinéaste appartient au champ de la représentation, comme chez Michael Moore par exemple, la subjectivité est encore largement prise en charge par le regard documentaire qui se substitue au dispositif cinématographique metzien.

On pourra s’étonner de l’absence d’essais critiques sur les questions de subjectivité au cinéma - une question qui prend son sens dans le champ de la représentation personnelle et documentaire. On peut trouver à ce silence quelques raisons : la subjectivité est déjà un sujet ardu en littérature, faisant appel à une connaissance et maîtrise des discours de la philosophie, de la psychanalyse etc… De plus, le cinéma est, comme il est couramment admis, un art iconoclaste bouleversant les discours académiques et refaisant l’histoire du cinéma presque à chaque film, en tout cas, dans chaque œuvre de cinéaste. Aussi, dans chaque œuvre de cinéaste, il y a une subjectivité singulière, irréductible, nomade – un auteur, un regard, un corps qui s’expriment et représentent le monde singulièrement, personnellement.

33 Bill Nichols, « Foreword », in Barry Keith Grant & Jeannette Slonioswki, Documenting Documentary, Detroit

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La subjectivité fait partie des conditions objectives de l’analyse - Barthes l’a maintes fois souligné dans ses ouvrages. Et comme l’observe Jean Bellemin-Noël à propos de la psychanalyse des textes littéraires : « Le critique associe forcément les textes avec ce qui le constitue comme sujet.»34

Une autre raison est la domination incontestable, dans l’imaginaire social, du film de fiction, nous l'avons déjà sous-entendu. Pour l’immense majorité des gens, le seul cinéma qui compte, le cinéma « tout court », c’est le film de fiction. Christian Metz le notait déjà35 : « La formule de

base qui n’a pas changé, c’est celle qui consiste à appeler « film » une grande unité qui nous conte une histoire, et « aller au cinéma » c’est aller voir cette histoire ».

L'écriture documentaire est une sorte de substance d'expression. Racine commune de la parole et de l'écriture, le cinéma documentaire est une langue. Ainsi que Jonas Mekas, Robert Kramer ou encore Wim Wenders ou Emile de Antonio en font la remarque explicite, on y entre en oubliant ou en renonçant aux autres – ce n'est pas pour autant qu'elles ne font pas retour, sous une forme ou une autre, le rythme musical d'un soliloque, la répétition d'un leitmotiv, la plastique d'une image arrêtée etc....

Le sujet-cinéaste

Y a-t-il avantage à remplacer une photographie floue par une qui soit nette ? L’image floue n’est-elle pas souvent ce dont nous avons précisément besoin ? Wittgenstein, Investigations Philosophiques

Le film documentaire ne reposant pas sur une mise en scène et un jeu d’acteurs qui seraient chargés de prendre en charge la subjectivité (l’observateur), la subjectivité dans le film documentaire est quelque peu déplacée sur la figure de l’auteur, qu'elle soit visible ou hors-cadre, ou en voie de disparition, comme le remarque Raymond Bellour : « La précarité du sujet voué à l'image, qui pourtant est l'alliée indispensable du film autobiographique, s'accentue dès que la forme du récit proprement dit disparaît .»36

Le sujet-cinéaste est une entité si complexe qu'il est difficile de l'identifier avec certitude dans les replis de son texte filmique, ce que corrobore encore Raymond Bellour : « De quelque côté qu'on

34 Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, coll. « Que sais-je ? » n°1752, Presses Universitaires de France,

Paris, p.108.

35 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, Éditions Klincksieck, Paris, 1968, p.68. 36 Raymond Bellour, « Autoportraits », in Communications n°48, 1988, p.327.

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se tourne, il semble difficile de fixer les traits du sujet qui se cherche. Prenez Brakhage, Morder, Cocteau, Fellini : À différents extrêmes, ils composent à peu près un spectre des postures ; ensemble, ils dessinent les contours d'une impossible autobiographie. »37

Contrairement à la notion de subjectivité documentaire qui s'impose aujourd'hui, celle de « sujet » a déjà bien vécu. Le cinéma offre un espace de redéfinition du sujet cartésien, mais l'espace filmique reste et restera un espace problématique. La défaite du sujet est annoncée par la post-modernité (Lyotard), mais le sujet-cinéaste qui se lance dans une entreprise filmique aussi hasardeuse, est un sujet constitutionnellement en crise. Si le sujet est parfois considéré comme appartenant au passé, relevant d’une histoire révolue, déconstruite, Lacan intervient pour proposer un nouveau jeu qui fait du sujet du « passé », un enjeu à venir – ce que Slavoj Zizek résume ainsi dans son texte La Subjectivité à venir : « Il s'agit de reposer la problématique d’un sujet de la modernité, s’affrontant à l’extérieur, aux blessures de l’histoire, et en luttant à l’intérieur, contre l’hégémonie de l’injonction surmoïque lui prescrivant de se dissoudre dans une jouissance festive et obscène. »38 Il semble que le sujet-cinéaste ait encore un rôle crucial à

jouer dans le champ du politique comme dans celui de l'éthique – de l'esthéthique.

Le combat de la subjectivité se situe, chez Zizek, autant dans la dimension de la réalité sociale que dans le champ du réel, en tant que le réel se distingue de la réalité - le réel, c’est ce reste de toute histoire qui échoit au sujet, excédant le sujet lui-même. Le réel est sa part la plus intime et en même temps la plus étrangère, la condition même de la subjectivation. L’apport de Lacan permet de passer du « sujet supposé croire » au « sujet supposé savoir », en d'autres termes, du sujet de la science au sujet de la vérité, sans cesser d’être et de devenir sujet du désir.

À l’instar de Zizek, il ne s’agit pas de poser les films qu’en termes esthétiques ou qu’en termes philosophiques. Dans tous les cas, c’est la même question posée : où est le réel du sujet ? Comment le situer aujourd’hui dans son nouage au symbolique et à l’imaginaire personnel, idéologique ? La problématique qui en découle vise à ne pas systématiquement associer politique, idéologie et esthétique - toute la problématique du documentaire !

Vers une redéfinition de la notion de cinéaste

Ce travail qui vise à identifier les diverses manifestations de la subjectivité documentaire, revient à redéfinir la notion même de cinéaste et de sujet-cinéaste. Dans son ouvrage de référence, Erik

37 Raymond Bellour, « Autoportraits », in Communications n°48, 1988, p.339.

38 Slavoj Zizek, La Subjectivité à venir ; Essais critiques sur la voix obscène, Éditions Climats, Castelnau-le-Lez,

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Barnouw a réparti ses chapitres en identifiant chaque période à un type de cinéaste, ce qui, bien que limité – bien que se voulant une étude internationale, l'accent est nettement mis sur la pratique anglo-saxonne, et les autres exemples sont isolés ; et de plus, le système instauré d'une figure exemplaire, perd de sa pertinence à mesure que les distinctions se font moins claires et les exemples plus nombreux - comporte aussi quelques avantages, notamment en centrant la démarche documentaire non pas sur des considérations extérieures au sujet-cinéaste, mais sur le cinéaste qui s'impose dès lors comme le point nodal de toute représentation documentaire. Prenons quelques exemples tirés de l'ouvrage de Barnouw : Ce dernier débute par « The Prophet » (Muybridge et autres précurseurs), puis « The Explorer » (le modèle Flaherty), « The Reporter » (modèle Dziga Vertov) ; « The Painter » (modèles : Walter Ruttman, Jean Vigo et Joris Ivens) ; « The Advocate » (Modèles : Grierson et le mouvement britannique, Pare Lorentz et le mouvement américain, Leni Riefenstahl) ; « The Bugler » (films de compilation, Dojvenko, Humphrey Jennings ou Frank Capra) ; « The Prosecutor », « The Chronicler », « The Promoter « , « The Poet » ; « The Observer » (les cinéastes du cinéma direct), « The Catalyst » (Jean Rouch). Les derniers chapitres ne se cristallisent plus sur des figurées données, mais se déplacent sur des types d'approches : Guerilla , Movement etc... Cette répartition montre bien la multiplicité des approches au fur et à mesure que la praxis documentaire se développe, et que la tentative de catégorisation est désormais obsolète. Aujourd'hui, si l'on devait poursuivre le système de Barnouw, il nous faudrait attribuer à chaque cinéaste une fonction, une posture, une catégorie, puisque chaque cinéaste refait pour ainsi dire l'histoire du cinéma à chaque fois.

Approche et méthodologie : identifier des figures où le monde et l'écriture se nouent à un sujet

Puisqu’on ne peut sortir de la subjectivité, il faut que le critique renonce à coup sûr et qu’il partage la fortune des auteurs.

Jean-Paul Sartre, Situations II39

Aussi, après mûres réflexions et expérimentations diverses, le choix a été fait de brosser le portrait de cinéastes qui proposent chacun un regard personnel, original, à la fois sur le monde qui les entoure, et sur eux-mêmes comme plus petite unité signifiante de ce monde. Cinéastes de l’altérité dont le but ultime serait une empathie avec ce qui est de l’autre côté de la caméra. Cinéastes de l’identité dont le but ultime est la connaissance de soi et par-là même de l’autre. Cinéastes exilés dont la vision, la perception se trouve hypertrophié par la différence, le décalage, le sentiment d’étrangeté ; cinéastes dont la vie a consisté à s’opposer de l’intérieur, du

39 Jean-Paul Sartre, Situations ; Littérature et engagement, Tome II, coll. « Blanche », Éditions Gallimard, 1999

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« corps de la bête », à être éternellement l’Autre d’une Amérique centralisatrice.

Quelle est la position la plus juste d’un critique de cinéma documentaire ? On pourrait d’abord commencer à répondre par ce qu’elle ne serait pas. Sans doute pas celle qui consiste à se placer au-dessus des œuvres et des films, dans un point de vue théorique, abstrait et surplombant qui ne permettrait pas de percevoir la subjectivité souvent diffuse, ou contrariée, qui se dégage de ces textes visuels et sonores. Aujourd’hui, il semblerait que la position la plus adéquate à la réception des textes filmiques, c’est celle du lecteur, du spectateur, ou encore de l’analyste, qui s’engage dans le corps du film, qui met en gage sa subjectivité pour accéder à celle du cinéaste ; un simple sujet-lecteur qui cherche à distinguer un ordre, une direction, dans une masse de textes filmiques dont le sujet commun est qu’ils racontent la vie de quelqu’un de réel, que ce soit par le biais du journal intime, de l’autobiographie ou encore de modes personnels mixtes de représentation – ce que confirme Brian Winston dans son ouvrage Claiming the Real : « According to this view, documentary’s truth is a function of the viewers’ interaction with the text rather than any formal quality of the text itself »40

La méthode employée pourra frapper par son caractère iconoclaste, ne serait-ce que par le fait de mettre en relation deux films, comme on peut mettre en relation deux images qui se mettent instantanément à raconter une histoire, (prises en « flagrant délit de fabulation », comme dirait Gilles Deleuze). Le choix du corpus est déjà une interprétation significative de la notion de film documentaire – ce que nous avons fini par assumer.

La sélection du corpus s'est effectuée en plusieurs temps distincts. Dans un premier temps, nous avons effectué une recherche exhaustive de tous les films documentaires accessibles ; c'est ainsi l'approche sensible qui a été privilégiée : voir de nombreux films pour se construire une sorte de paysage de ce qui se présente comme « film documentaire. » Il a fallu alors comprendre que l'histoire du film documentaire se caractérisait par des ruptures aussi bien épistémologiques qu'ontologiques, et que la discontinuité était de mise. Nous aurons le souci de recourir aux propos tenus par les cinéastes sur leur œuvre, comme une part de leur parole, de leur subjectivité, chaque fois que cela sera nécessaire. Comment parler de subjectivité sans être le plus proche possible de la source du sens ?

Le travail de recherche et de réflexion s'est d'abord porté sur des films « classiques », référencés, notamment les films des années trente qui comportent une visibilité importante car ils appartiennent au Patrimoine britannique et/ou américain, que nous parlions des films produits par

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le mouvement documentaire anglais sous la houlette de John Grierson, ou des films du mouvement des Frontier Films, aussi appelés New Deal Films ou Roosevelt Films, majoritairement financés par les ministères et départements concernés. Si bien que ces films présentent un semblant d'unité théorique et esthétique appréhendable pour le chercheur, et surtout un discours clair, à l'image de la déclaration d'Hans Richter en 1930 : «The Age demands the documented fact.... »41. Or, cette démarche, inscrite dans un projet socio-politique global – le

projet d'instaurer une social-démocratie en Europe pour Grierson et son mouvement, et celui de communiquer sur les efforts gigantesques de l'Administration Roosevelt pour sortir des « gloomy Thirties » et hisser les États-Unis au premier rang des nations – a été interrompue par la seconde guerre mondiale. Au sortir d'une guerre qui a opéré une profonde rupture dans l'histoire des représentations, et à part de rares exceptions, le geste documentaire n'est plus à même de rendre compte de l'horreur qui a fait irruption dans le réel. Entre le film hollywoodien des années cinquante et la démarche expérimentale qui se développe sur la base d'une abstraction du monde réel, la démarche documentaire va entamer une profonde mutation et éclater en de nombreuses expérimentations. Trouver une forme, des formes qui soient en contraste complet avec le cinéma commercial, idéologique américain : un cinéma de l'improvisation, de la performance, du non-événement, de la parole brute. Les années soixante voient ainsi l'aventure du cinéma direct, les cinéastes expérimentaux s'essayer à documenter le monde qui les entoure, mais subjectivement cette fois-ci, en se plaçant au centre de la perception, à la fois derrière et devant la caméra, comme Stan Brakhage qui invente ainsi, après Maya Deren, un immense pouvoir de dire « Je ». L'artiste multimédia et critique de cinéma Fred Camper résume ainsi ce qui est en jeu :

The great achievement of American avant-garde film has been the interiorization of the cinema image : the creation of a body of films whose techniques are geared not toward using the film image for objective presentation of external events but for the exploration of the varieties of the private personas and inner visions of their makers.42

Dans notre résumé vertigineux de 1930 à 1960, on constate que l'objet ultime du documentariste des premières heures, c'était le fait, ce qui présuppose d'avoir une prise sur la réalité, et d'envisager le cinéma comme un outil transparent. Or, quelques trente années plus tard, le point nodal s'est déplacé de l'extérieur – la réalité extérieure, le fait, la vocation collective – vers l'intérieur, c'est-à-dire la subjectivité du cinéaste comme prisme à travers lequel on perçoit la réalité – une réalité déformée par tout ce que le sujet-cinéaste engage dans cette relation, son histoire, ses références culturelles, ses attentes etc...

Nous avons été tentée de traiter le film documentaire comme Godard traite sa commande de film

41 Hans Richter, lors du second Congrès international du film d'avant-garde, 1930, Belgique. 42 Fred Camper, « Seconds of Ecstasy », in The Chicago Reader, 17 janvier 1986.

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sur la ville de Lausanne dans sa Lettre à Freddy Buache, c'est à dire renverser l'objet du film en des considérations sur la perception que le cinéaste a des couleurs qui composent la ville ; pour notre travail, cela revient à renverser les considérations théoriques aporétiques du film documentaire, ce qu'il est et surtout ce qu'il n'est pas, en une traversée personnelle des films du corpus. Cette démarche risquée présuppose d'assumer une part importante de subjectivité – on entendra « subjectivité » comme le point de vue personnel du critique qui agit comme un prisme dans la perception d'un film – film qui lui-même est une « interprétation » personnelle des éléments extérieurs. Repérer les inventions esthétiques en matière de cinéma documentaire, non comme des innovations purement formelles, mais comme une succession de redéfinitions de nos relations historiques de et à la réalité, au monde qui nous entoure.

Il nous a fallu repenser le découpage de la réalité, la relation sujet/objet qui en constitue le champ de significations, et le langage audiovisuel qui permet d’en exprimer et communiquer le sens - « .[..]...tel apparaît le pari réinventé de l’expérience documentaire, chaque fois qu’elle tente d’arracher une projection du mon de » écrit François Niney.43

Le choix du corpus

Il convient de préciser que les cinéastes présentés et les films évoqués et/ou analysés ne présentent pas tous le même statut documentaire ou personnel. Pourtant, ils se sont progressivement imposés dans ce qu'ils avaient d'unique et de problématique, au risque de constituer un corpus pouvant paraître de l'extérieur hétéroclite et discutable, mais qui n'en constitue pas moins les contours souples d'un paysage documentaire aux multiples facettes. Rendre compte des multiples approches documentaires d'auto-inscription, assumées ou pas, fictivisantes ou documentarisantes, pour reprendre l'expression de Roger Odin44. Proposer des

lectures personnelles de films méconnus ou bien de films lus dans un contexte épistémologique précis. Ainsi, si l'on extrait les films des Frères Maysles de leur carcan du cinéma direct, on peut tenter plusieurs lectures où la subjectivité des cinéastes éclate au grand jour. Introduire l'œuvre confidentielle d'Emile de Antonio, avec ses difficultés à articuler un démarche documentaire historique et subjectivement désinvestie et une démarche essentiellement autographique. Chaque œuvre, chaque film propose une expérience spécifique et personnelle de la praxis documentaire. De la cinéaste féministe recourant à la reconstitution partielle pour traiter d'un Réel intenable (Michelle Citron), ou de celle qui exploite le film documentaire comme une matrice qui va lui

43 François Niney, L'épreuve du réel à l'écran. Essai sur le principe de réalité documentaire , 2nd édition, coll. « Arts

et cinéma », Éditions De Boeck, 2002, p. 317.

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permettre une nouvelle naissance comme sujet (Su Friedrich), au cinéaste iconoclaste qui entend gommer les distinctions fiction/documentaire pour un cinéma vérité à la manière de Godard (Jim McBride), au cinéaste qui sait l'impossibilité d'un accès complet à la réalité, à l'autre, et qui choisit d'envoyer son double vivre le voyage qu'il filme (Robert Kramer), au diariste qui tente de documenter la vie de ses compagnons d'exil et qui finit par se documenter lui-même (Jonas Mekas), au cinéaste qui n'assume pas jusqu'au bout son travail de documentation de la mort en direct (Wim Wenders). Finalement, le documentaire documente l'articulation du film au réel dans chaque espace filmique, chaque œuvre. Le chemin est plus ou moins long (Brakhage, Kramer), plus ou moins court (Emile de Antonio, les Frères Maysles).

Par ailleurs, ainsi que le souligne justement Jean-Louis Comolli, à la suite de Jean Douchet, il faut aimer les films dont on parle. Un bon critique ne peut se satisfaire de la confrontation, d’éreinter un film. Notre sélection s'est aussi opérée dans ce même esprit.

L'inclusion de citations

« Nous ne faisons que nous entregloser... »45, écrivait déjà Montaigne dans ses Essais. Et ici,

nous n'échappons pas à la règle. L'infinie dérobade de la vérité quand on tente de comprendre un film – a fortiori documentaire et/ou personnel - donne à toute analyse, à un point ou à un autre de son développement, un arrière goût de glose. Afin de remédier à cette dérive théorique et en même temps subjective de la part de l'observateur/analyste, Jean-François Colleyn propose, dans son ouvrage intitulé Le Regard documentaire : « Peut-être finalement faudrait-il produire d'autres films pour éclairer un film, de telle sorte qu'il reste dans une nouvelle œuvre, quelque chose de la spécificité de l'image. »46

Nous avons néanmoins fait le choix de proposer des citations en exergue au fil des Chapitres et des points abordés. La citation est l'extraction d'un bloc (Deleuze) qui se voit arraché de son contexte et de sa temporalité diégétique pour être ensuite utilisé à des fins de rencontre et d'articulation poétique avec d'autres citations. Sans être systématiques, elles se sont progressivement imposées au fil des lectures et des multiples correspondances qu'elles ont elles-mêmes créées dans le texte global. Elles se chargent de pourvoir les textes de ce qu'ils ne disent pas, soit parce qu'elles proposent une vision décalée, métaphorique ou poétique, soit parce qu'elles proposent une autre vision sur les thématiques explorées, une ouverture sur d'autres discours possibles. Ainsi, un film de Brakhage peut se résumer par un poème de William Blake, un vers même : « To see a world in a grain of sand ». L'étrange conversation que Wenders

45 Montaigne, Essais III, Chapitre 13 « De L'Expérience », Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p.281. 46 Jean-Paul Colleyn, Le Regard documentaire, Éditions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1993, p. 21.

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