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La définition de l’égalité entre les femmes et les hommes : d’enjeux structurels à enjeux individuels

Chapitre 4 : Analyse

4.3 La définition de l’égalité entre les femmes et les hommes : d’enjeux structurels à enjeux individuels

Par ailleurs, le choix du vocabulaire utilisé dans les divers programmes gouvernementaux à l’étude pour définir l’égalité n’est pas anodin. Il participe à produire une conception spécifique de l’égalité et, plus globalement, à imposer une vision du monde. Pour Bourdieu et Boltanski (1976), « le discours dominant est une politique, c’est-à-dire un discours puissant, non pas vrai, mais capable de se rendre vrai […] en faisant advenir ce qu’il annonce, en partie par le fait même de l’annoncer » (51). En effet, le discours produit par l’État participe à orienter sa politique et à la légitimer. Le vocabulaire utilisé par l’État n’est donc pas désintéressé ou anodin puisqu’il guidera ensuite ses actions. Ainsi, l’État rend vrai son discours parce qu’il a les moyens de le faire et parce qu’il trouve intérêt à le faire (Bourdieu et Boltanski, 1976 : 55). D’ailleurs, le discours sur l’égalité, et plus précisément le vocabulaire utilisé pour définir ce concept, diffère dans les différents programmes gouvernementaux selon les années. L’État produit ainsi, de façon contingente et conjoncturelle, sa « vérité » de l’égalité et détermine sa façon de se saisir du problème qu’est l’inégalité entre les femmes et les hommes. Par exemple, dans le programme Pour les Québécoises : égalité et indépendance de 1978, l’inégalité entre les genres est

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d’abord définie comme un système de discrimination qui est produit et reproduit socialement. Par conséquent, l’État devient responsable de proposer des solutions concrètes aux inégalités systémiques et d’agir en ce sens. Puis, au fil des années, il y a une volonté d’ouverture de la question de l’égalité aux hommes : ils ont, comme les femmes, « des réalités et des besoins » (2011 : 17) particuliers dont l’État doit tenir compte. L’égalité entre les sexes devient progressivement un enjeu individuel où chacun et chacune rencontre des obstacles distincts en regard du genre. Ainsi, cela permet à l’État de choisir d’orienter une majorité de ses actions vers la « promotion » ou la « valorisation » de certains comportements, comme illustré auparavant par le programme À égalité

pour décider et par le concours Chapeau, les filles!, au lieu de chercher à s’attaquer aux inégalités

systémiques.

Pour Francis Dupuis-Déri (2013), l’ouverture de l’égalité comme une notion englobant également les intérêts des hommes, et non pas une approche de défense des droits des femmes d’abord et avant tout, est problématique car elle passe sous silence les rapports de pouvoir et le système patriarcal qui sont à la base des inégalités de genre. À cela s’ajoute la vision individualisante de l’État néolibéral qui suggère que l’égalité est « déjà là » (Dupuis-Déri, 2013 : 165). Pour Dupuis-Déri, cela représente la manifestation d’un antiféminisme dans l’État. Cet antiféminisme d’État se manifeste dans des actions faites avec l’objectif d’atténuer ou de faire reculer les revendications du mouvement féministe dans l’État. Une fois de plus, le néolibéralisme, qui priorise les individus au lieu des rapports sociaux, est identifié comme l’une des causes du recul du féminisme d’État (Sawer citée dans Dupuis-Déri 2013 : 164).

Il n’est donc pas étonnant, au regard de la transformation de rationalité gouvernementale, que les autres programmes gouvernementaux à l’étude suivent aussi cette logique quant à la définition de l’égalité entre les femmes et les hommes, qui passe d’une compréhension de l’égalité d’un point de vue systémique vers une définition plus symétrique et donc individualisante. Dans le programme de 1978, il est affirmé que même avec des droits égaux entre les femmes et les hommes, les femmes se retrouvent en position de dépendance. D’où l’importance de « remettre en question [l]es structures [économiques, politiques et juridiques] mêmes, et par là, tout le système de valeurs qui freinent l’autonomie des femmes et leur participation à la vie politique, économique et sociale » (28). En élargissant leurs revendications aux questions relevant du domaine privé comme la sexualité, le travail

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domestique puis, la reproduction et la violence contre les femmes, les féministes de la deuxième vague ont agrandi les concepts de justice et d’injustice qui se limitaient auparavant aux enjeux de classe sociale. Pour Fraser (2012), elles « s’accordaient à penser que pour en finir avec la subordination des femmes, il fallait radicalement transformer les structures profondes de la totalité sociale. Cet engagement commun en vue d’une transformation systémique inscrivait les origines du mouvement dans l’effervescence émancipatrice de l’époque » (290). L’État-providence qui tirait sa légitimité de ses déclarations en faveur de la solidarité et de la justice sociale était donc le principal interlocuteur de ces revendications. L’arrivée progressive du néolibéralisme marque une mutation importante dans la culture politique, notamment en regard de la notion de justice qui passe, selon Fraser (2012), d’un idéal de redistribution à une revendication identitaire : « à partir de là, en effet, les exigences de justice ont de plus en plus souvent pris la forme de revendication pour la reconnaissance de l’identité et de la différence » (296). Dans ce nouveau paradigme, les différences doivent être « valorisées » et les identités minoritaires « revalorisées » (Fraser, 2004 : 155).

Il y a donc une vision, dans les termes de Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999), de l’individu libre et sans contrainte qui se construit lui-même et où les obstacles de genre sont occultés dans les différents plans d’action gouvernementaux. C’est d’ailleurs ce qui ressort de façon particulièrement frappante dans le programme Un avenir à partager… de 1997-2000. L’État se dit maintes fois préoccupé par les écarts socio-économiques qui persistent entre les femmes et les hommes. Il importe que, « les femmes tout autant que les hommes puissent maîtriser leurs conditions de vie économique, sociale, professionnelle et personnelle » (3) et les inégalités de genre, tout comme les obstacles structurels, sont passés sous silence. Dans ce programme gouvernemental, être égaux signifie d’abord avoir les mêmes conditions socioéconomiques. Pour ce faire, les femmes doivent notamment se diriger vers des emplois prometteurs et attendre l’âge adulte pour fonder une famille (11). Ce qui est cohérent avec l’idéologie néolibérale qui pose en effet les inégalités de genre « non pas comme le produit de rapports sociaux mais comme un défaut personnel de performance » (Lamoureux 2016 : 231). D’autre part, le programme d’action suivant, celui de 2000-2003, demeure prudent face aux transformations des rapports sociaux : les « aspirations des Québécoises » ne doivent pas entraîner de « déséquilibre ou de confusion susceptibles de déstabiliser les forces en présence et de ralentir le progrès social » (3). Ce faisant, l’État suggère que l’égalité entre les sexes peut être un facteur de déséquilibre et que, bien qu’il faille tendre vers cet idéal d’égalité, son atteinte prendra du temps. Il restreint, de par ces éléments

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de discours, l’univers des possibles. En ce sens, cela justifie la lenteur de l’État à agir dans l’intérêt des femmes et par le fait même, limite les revendications possibles des groupes de femmes.

Mis à part le programme de 1978 qui est emblématique de la rationalité gouvernementale interventionniste propre à l’État-providence, un programme gouvernemental se distingue des autres puisqu’il fait plusieurs fois mention des inégalités structurelles comme des obstacles à l’égalité entre les femmes et les hommes. Il s’agit du programme Pour que l’égalité de droit devienne une égalité de

fait de 2007. À maintes reprises, les inégalités liées au sexe, la discrimination systémique et la division

sexuelle des rôles sociaux sont pointées du doigt comme étant les grands responsables de la persistance des inégalités entre les femmes et les hommes. C’est donc ce à quoi, principalement, s’attaque l’État : « La poursuite de l’égalité n’a pas pour objet de s’attaquer à tous les problèmes que peuvent connaître les femmes et les hommes; on vise plutôt à s’attaquer à ceux qui découlent d’inégalités ou de discriminations systémiques qui les désavantagent sur les plans économique, social, politique et juridique ou sur celui de la santé » (2007 : 27). Partant du postulat selon lequel le discours apparaît dans des conditions socio-historiques spécifiques qu’il contribue, en retour, à caractériser, j’avance que cette irrégularité s’explique en partie à la lumière d’un évènement qui a secoué la société québécoise en 2007, soit la crise des accommodements raisonnables8. En effet, la crise sociétale, qui

a secoué le Québec en 2007 autour de questions liées à l’immigration et à la diversité religieuse, a poussé le gouvernement libéral de l’époque à affirmer l’égalité des sexes comme étant l’une des trois valeurs fondamentales de la nation.

En 2007, la couverture médiatique intense de quelques cas d’accommodements pour motif religieux jugés déraisonnables et les débats publics qui s’en sont suivi ont provoqué un malaise identitaire au sein de la population du Québec (Rapport Bouchard-Taylor, 2007 : 19). L’analyse par Thierry Giasson, Colette Brin et Marie-Michèle Sauvageau (2010) de cette couverture médiatique, qualifiée de « tsunami médiatique » (433), démontre « que plusieurs grands médias ont abordé la question des accommodements sous l’angle d’une polarisation entre les groupes minoritaires et majoritaires (cadre conflictuel), laissant supposer que certaines minorités poseraient problème ou menaceraient le ‘Nous’

8 Brièvement, les « accommodements raisonnables » sont des mesures prises pour mettre un terme à une discrimination

fondée sur le handicap, la religion, l’âge ou tout autre discrimination qui porte atteinte aux droits inscrits dans la Charte (Source : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Repéré à http://www.cdpdj.qc.ca/fr/droits-de- la-personne/responsabilites-employeurs/Pages/accommodement.aspx).Les demandes d’accommodements raisonnables qui préoccupaient les Québécois en 2007 touchaient surtout les différences religieuses.

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québécois » (436). Pour répondre aux préoccupations grandissantes de la population, le gouvernement de Jean Charest a décidé de créer une « Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles » (Rapport Bouchard-Taylor, 2007 : 18). Le mandat de cette Commission était notamment de formuler des recommandations afin que les « pratiques d’accommodement soient conformes aux valeurs de la société québécoise en tant que société pluraliste, démocratique et égalitaire » (Rapport Bouchard-Taylor, 2007 : 18).

La Commission a établi que la laïcité, la langue française et l’égalité entre les sexes étaient des valeurs importantes et partagées par la majorité au Québec. C’est ainsi que, avant même le dépôt du rapport de la Commission Bouchard-Taylor, le premier ministre a fait inscrire en préambule de la Charte des

droits et libertés de la personne et à trois endroits, l’égalité entre les femmes et les hommes en tant

que valeur fondamentale du Québec (Assemblée nationale, Projet de loi n°63, 2008). De ce fait, lors de la crise des accommodements raisonnables envers les communautés religieuses minoritaires, l’État québécois a jugé important de rappeler et d’inscrire les valeurs auxquelles adhérait supposément la majorité de la population et, par le fait même, de calmer les inquiétudes liées à l’immigration et à la perception d’une identité nationale menacée. Dans un souci de cohérence, le programme gouvernemental d’accès à l’égalité de cette même année se devait de maintenir et de défendre cette position.

Lamoureux (2016) note elle aussi que durant l’automne 2007, l’égalité entre les femmes et les hommes a été produite comme une « valeur fondamentale de la société québécoise » (21). En effet, plusieurs personnes et groupes ont souligné, pendant la Commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d’accommodements raisonnables, à quel point l’égalité entre les femmes et les hommes était une valeur phare de la société québécoise. La même année, le Conseil du statut de la femme (2007) a déposé un avis défendant l’idée qu’en cas de « conflit entre le droit à l’égalité entre les sexes et la liberté de religion, l’égalité devait prévaloir » (17). Pour ce faire, il importait, selon le CSF, d’élever l’égalité entre les femmes et les hommes au rang de valeur prioritaire dans la Charte québécoise des

droits et libertés de la personne. Le Parti québécois, alors à l’opposition, a appuyé cette demande de

changement. Au mois de décembre, le Parti libéral a annoncé son intention de modifier la Charte pour affirmer la prévalence de l’égalité entre les femmes et les hommes, ce qu’il fit à l’été 2008 (Radio- Canada, 2008).

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Cela a participé à produire l’idée d’un « Nous » québécois unifié autour de valeurs « communes » par opposition aux autres communautés culturelles. Pour Lamoureux (2016), il ne s’agit ni plus ni moins que de « l’instrumentalisation raciste de l’égalité entre les femmes et les hommes pour stigmatiser les communautés musulmanes » (243). C’est également la conclusion que tire Sirma Bilge (2010) au terme de son étude portant sur le discours de l’égalité de genre et des libertés sexuelles dans le contexte des accommodements raisonnables au Québec. Plus précisément, elle démontre comment « les discours médiatiques québécois des accommodements raisonnables, quand ils traitent des normes de genre des minoritaires qui diffèrent de celles de la majorité, les étiquettent souvent de patriarcales, donc de répréhensibles, faisant ainsi de l’égalité de genre le principal terrain de délégitimation de ces accommodements » (211). Ainsi, les communautés issues de l’immigration et particulièrement celles musulmanes sont dépeintes comme étant oppressives pour les femmes contrairement aux rapports de genre qui sont idéalisés au sein de la société québécoise (Bilge, 2010 : 202). En affirmant la primauté de l’égalité entre les femmes et les hommes, l’État québécois produit cette valeur comme étant une frontière « constitutive » (Bilge, 2010 : 221) de la nation. L’intérêt particulier que porte le plan d’action gouvernemental de 2007 envers l’égalité des genres se comprend donc en regard de l’effort d’affirmation nationale, par le biais de ses valeurs communes, dans un contexte de crise identitaire. À ce propos, ce programme d’action mentionne que « la diversité croissante sur les plans religieux et culturel enrichit la société mais provoque un certain choc de valeurs. Les accommodements raisonnables qui peuvent être aménagés pour assurer l’exercice d’un droit individuel doivent être conformes et en cohérence avec la poursuite de l’objectif d’égalité entre les femmes et les hommes » (20).

Outre ce programme qui s’inscrit dans un contexte particulier de crise liée à la diversité culturelle et à l’identité nationale, les programmes de 1978 à 2011 font état d’un changement de discours de l’appareil gouvernemental à l’égard de l’égalité entre les sexes. L’inégalité, auparavant comprise et définie comme un système discriminant les femmes, devient peu à peu une affaire d’individus, hommes et femmes confondus. En effet, les programmes gouvernementaux qui suivent interpellent les individus et les invitent à se mobiliser puisque les actions de l’État « sont évidemment insuffisantes » et qu’il « appartient à […] chaque individu de faire en sorte que l’égalité entre les Québécoises et les Québécois » advienne (Gouvernement du Québec, 2000 : 3). L’État, lui-même producteur de cette

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vérité, peut ainsi réduire ses actions puisqu’il transfère sa responsabilité sur les individus eux-mêmes. Prônant des valeurs d’empowerment et d’autonomie, l’État néolibéral se dégage peu à peu de la tâche sociale dont se réclamait l’État-providence précédemment (Fraser, 2012 : 299).