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Définir le numérique : prérequis à notre recherche sur l’éthique du numérique

Milad Doueihi, historien et théologien, s’est longuement intéressé à la question du glissement sémantique entre informatique et numérique et à son implication. Il a synthétisé cette pensée dans un ouvrage « Qu’est-ce que le numérique ? »231, qui n’est pas destiné à vulgariser le

numérique ni à en donner une définition académique. Il vise plutôt à remettre dans son contexte l’emploi du terme numérique, substituant celui d’informatique, et à le penser comme étant au cœur d’une « mutation globale ». Doueihi s’attache donc moins ici à définir l’objet numérique qu’à définir un humanisme numérique, expression qui éclaire davantage les enjeux culturels portés par le numérique.

Pour comprendre ce renversement sémantique, il faut tout d’abord revenir sur l’histoire de l’informatique. Doueihi établit une classification en quatre étapes des caractéristiques historiques de l’informatique : celle-ci a fait apparition, dans un premier temps, dans le domaine des mathématiques, puis a rejoint le domaine des sciences, puis celui de l’industrie (seule la chimie a déjà connue cette mutation industrielle, et déjà commence celle de la biologie), et enfin, quatrième révolution, celle de la culture : c’est à ce moment précis que le terme d’informatique devenait légitimement « numérique ». Le fait que l’informatique se soit transformée en culture signifie qu’elle est passée dans le champ social, et qu’elle est une façon de « faire société ». Ce passage au numérique nécessite pour Doueihi d’être pensé par un « humanisme numérique » :

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« L’humanisme numérique est (..) un effort pour penser la transformation culturelle du calcul et de l’informatique en général en ce que l’on que l’on a choisi de désigner en français par le nom de « numérique ». »232

Mais cette « transformation culturelle du calcul » nécessite de renverser l’antagonisme conceptuel, bien connu de l’universalisme et du relativisme, en une dialectique. Le passage de l’informatique au numérique reproduit en effet un dualisme séculaire entre d’une part l’universalisme de la science que représente ici l’informatique, et d’autre part le relativisme des usages et des appropriations culturelles que représente le numérique. La conversion de l’informatique en numérique reproduit donc, dans un premier temps, plutôt une opposition catégorique entre « une forme de rationalité absolue, associée le plus souvent aux sciences, et un relativisme culturel qui, lui, privilégie une diversité de manières de voir et de faire. » 233

Alors que la culture numérique devrait permettre la convergence de ces catégories en faisant interagir une « lecture industrielle » ou mathématique à une « lecture sociale ». Autrement dit, la rationalité du calcul informatique est de plus en plus voilée par la « sociabilité numérique [qui est] une nouvelle façon de faire société »234, mais ces deux dimensions

coexistent.

La notion de partage est un point sensible dans la « culture numérique » car elle véhicule des tensions de toutes parts : tant pour l’économie (autour des pratiques comme « l’open innovation », ou « l’open data ») que pour la politique et la société (le numérique constitue un nouvel espace où la revendication d’un « bien commun » est omnipotente).

En fait, le numérique illustre un phénomène nouveau d’appropriation de l’outil informatique, puisque l’on oublie peu à peu la dimension complexe d’un langage spécialisé propre aux programmes informatiques par de nouvelles pratiques culturelles, qui sont des pratiques, notamment, de partage : le numérique est le lieu de convergence culturelle que chacun est amené à rencontrer car il est devenu « indissociable de presque toutes les activités

232 Doueihi Milad, Qu’est-ce que le numérique, PUF, 2013, p.7 233 Ibid, p.22

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humaines »235. Le langage spécialisé de l’informatique devient un langage commun partagé,

car accessible à tous, si tant est que tout le monde ait accès aux outils numériques.

Mais l’élaboration d’une culture doit faire face à la résistance de nos habitus : lorsque divers points de vue se rencontrent, que diverses traditions s’entrecroisent, mais aussi lorsque nos

habitus résistent à un nouveau système, il y a nécessairement des points de tensions qui

émergent. Face à cette nouvelle réalité culturelle, le politique doit faire face à l’activisme hacker, l’historien doit revoir la manière de conserver le patrimoine par la numérisation des documents, l’économiste doit repenser la notion de propriété des données, le juriste celle de propriété intellectuelle, le citoyen celle de participation etc. La culture se constitue dans une interaction constante de divers objets, lieux et temporalités. Le numérique doit être compris comme un ensemble de « rapports dynamiques entre codes, interfaces et usages. »236

Doueihi établit par ailleurs une analogie biologique et sociale du code. Car il faut comprendre que le code est aussi un « être culturel »237. Selon Doueihi, le code informatique circule, se

transforme, s’adapte, et se reproduit comme le vivant. Mais ce qu’il faut voir surtout est que le code informatique, nécessitant une maîtrise du calcul par l’« esprit de géométrie »238 (selon

Blaise Pascal), est passé dans la société à un « esprit de finesse », c’est-à-dire à une appropriation globale et culturelle du code. La technicité est désormais complètement absorbée par la réalité sociale. De même, les données informatiques ont changé de nature, elles ne sont plus de l’ordre de la rationalité algorithmique : elles sont passées de l’exploitation du calcul à l’exploitation du social. C’est ce qu’illustre ce double mouvement du moteur de recherche (puissance de calcul) et celui du moteur de recommandation (puissance d’un algorithme social). En effet, ces traces et données deviennent des parties de notre (ou de nos) identité(s) numérique(s) : l’économie s’empare de cette réalité et devient une économie

235 Ibid, p.11 236 Ibid, p.16 237 Ibid, p.13

238 Formule de Blaise Pascal, cité par Milad Doueihi lors de son intervention en tant que Grand Témoin au CIGREF

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cognitive, une économie des traces et des données personnifiées, une économie au capital immatériel.

Le numérique nous invite à repenser nos rapports entre citoyens et gouverneurs, entre employés et employeur par la confiance sociale. Doueihi reprend l’exemple du sociologue allemand Max Weber239 qui oppose la morale de l’homme politique (une morale de

conviction) et celui du savant (une morale de la responsabilité). Or, l’essence même du numérique nous oblige à inventer une troisième voie, une « éthique à inventer »240, capable

de concilier ces différentes morales : serait-ce possible à travers la confiance sociale ? Il faudrait dans ce cas une éthique qui soit délibérative. Comme le notait Hannah Arendt, toute action humaine créée de l’incertitude car nous ne maîtrisons pas toutes les conséquences de nos actions : c’est pourquoi elle caractérise la société humaine comme étant à la fois un espace de création d’incertitude, et du même coup, un espace de délibération sur les incertitudes créées.

Avec le numérique, il semble essentiel de constituer cet espace de délibération en rassemblant différentes disciplines, afin d’avoir un point de vue global sur les nouveaux enjeux éthiques qui émergent. L’éthique doit nous aider notamment à penser cette période de transition numérique où « la gestion de la mémoire, des écrits comme des identités est floue et indécise. »241 Il faut donc inventer de « nouvelles formes de gestion », une façon d’adapter

notre héritage culturel à un nouveau paradigme.

Doueihi parle enfin de la naissance d’un humanisme numérique. Cela n’a rien à voir avec la revendication d’une nouvelle humanité, comme le ferait le transhumanisme, qui lui a tendance à remettre au cœur de la révolution numérique l’hégémonie et l’universalité de la science et de la technologie, en pensant l’augmentation de l’homme au travers de nouvelles technologies (informatique et génétiques) et « non exclusivement grâce à l’éducation et au

239 Weber Max, Le savant et le politique, trad. par J. Freund, Paris, Plon, 1959 240 Doueihi Milad, Qu’est-ce que le numérique, PUF, 2013, p.54

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perfectionnement de la raison. »242 Le transhumanisme veut une révolution totale de

l’homme, poursuit un idéal et un déterminisme scientifique et technologique, alors que l’humanisme interroge les nouveaux rapports que l’homme entretient avec le monde qui l’entoure et qu’il façonne. Doueihi s’inscrit dans la continuité de Lévi-Strauss en proposant ce quatrième humanisme « numérique » (après celui de la Renaissance, de l’exotisme et de la démocratie,) qui nécessite de réconcilier les disciplines, notamment entre sciences dites « dures » et les sciences dites « molles ».

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